Vaudou
On touche ici à l'un des aspects les plus complexes de cette Tétralogie. La thématique du vaudou apparaît explicitement dans la scène des Nornes dans Götterdämmerung : Dans un espace réduit et insalubre au pied d'un immeuble trône un écran vidéo au sommet d'un amoncellement mystérieux de ce qui pourrait s'apparenter à un autel ou un lieu de dévotion. Il se déroule là un rituel de purification consistant à ingurgiter et cracher sur un crâne et autres objets fétiches tandis que la vidéo montre le sacrifice sanglant d'un poulet[1]… Plus loin, au moment où l'incendie menace la demeure des dieux, c'est Hagen qui apparaît dans une longue séquence filmée ; marchant à travers bois et s'allongeant dans une barque qui s'éloigne lentement à la surface d'un lac. On pense vaguement à une cérémonie funéraire et poétique, mâtinée de chamanisme et illustrant un rite de passage : Le voyage du mort dans l'au-delà. Il serait tentant de trouver du sens dans le fait de mettre en regard ces scènes avec la dénonciation, quasi permanente chez Castorf, des sociétés dégradées par la veulerie de la spéculation et la loi du marché. Alors que s'annonce le Crépuscule des idéologies et des fausses valeurs, il ne reste en définitive qu'une forme de spiritualité ancestrale, une sédimentation de rites immuables et préservés qui relient l'homme à lui-même et au monde ou bien, dans ce monde de consommation sans Dieu ni Maître sinon l’Or-Pétrole, un reste de superstition construit sur les bas-fonds du monde.
La mention du vaudou dans le théâtre de Castorf peut également renvoyer à la résistance des esclaves noirs africains à qui les colons interdisaient de pratiquer leurs langues et leurs cultes. La religion vaudou a survécu en réponse aux actes de cruauté dont les Noirs étaient victimes. Cette explication "sociale" se poursuit sur les murs du local vaudou, avec cette série d'affiches néo-nazies aussitôt placardées et aussitôt recouvertes de slogans anti-fascistes… La dernière allusion aux rites vaudous pourrait fort bien se trouver dans la dernière scène de Rheingold, à l'occasion d'une séquence très spectaculaire où les figurants aux allures de chippendale-zombies se mettent à danser au ralenti sur le grandiloquent leitmotiv asséné du Walhalla, la demeure de Wotan[2]. Tous portent des lentilles de contact très claires qui créent l'illusion d'une horde de zombies en mouvement. Dans la culture vaudou, ces créatures sont des morts réanimés qui agissent sous le contrôle total d'un maître de cérémonie. On rejoint ici le climat des films d'horreur de série Z, avec poupée vaudou et maléfice. Castorf ne résiste pas – non sans humour – à l'envie de montrer des personnages envoûtés par la musique du sorcier de Bayreuth. Ces chippendales sous ecstasy ramassent l’or et s’amusent dans la piscine avec les lingots et les paillettes comme sont censées le faire les filles du Rhin.
Il est clair que le culte vaudou parle au monde de Castorf, peut-être pour souligner traces et imprégnations culturelles du monde occidental, voire de la culture la plus haute du monde occidental. On se souvient que Christoph Schlingensief, dans son Parsifal à Bayreuth, avait aussi utilisé le Vaudou comme illustration de cérémonie du Graal et le sang comme symbole de régénérescence : ce n’est donc pas nouveau sur la scène de Bayreuth, et rappelle que Christoph Schlingensief a travaillé à la Volksbühne de Frank Castorf : la réflexion sur un Urwelt, primitif, dont les traces restent dans notre monde au bord du gouffre, n’est ni nouvelle, ni incongrue.
[1] D'autres volailles, bien vivantes celles-ci, sont présentes sur scène dans l'acte I de Die Walküre. C'est un motif récurrent chez Castorf (Cf. La Dame aux Camélias).
[2] Le Wotan vaudou s'appelle Mawu (prononcer "man-whou") : Dieu suprême qui règne sur les autres dieux…