Pétrole
Donc, le pétrole… [1]
Là où Chéreau-Peduzzi initiaient en 1976 une vision politique du Ring en tissant des liens avec la révolution industrielle, Castorf-Denić reprennent le flambeau en élargissant ce prisme au vecteur politico-économique que constitue l'extraction du pétrole au XXe Siècle jusqu'à nos jours. Carburant politique autant qu'idéologique, l'or (noir) sert de figure centrale à cette tétralogie. La lexicologie castorfienne nous invitant à ne pas distinguer entre psychologie et chimie, on notera que le pétrole est présent tout au long du prologue et des trois journées – que ce soit sous sa forme "brute" ou "raffinée". S'il s'agit d'attirer notre attention sur l'omniprésence du pétrole et l'addiction maladive des dirigeants politiques. Ce Ring met également l'accent sur les conséquences indirectes et dramatiques de l'exploitation à long terme de cette énergie fossile et sur la "décomposition" du monde et de l'humanité. D'une viscosité contagieuse et moralement dégradante, il souille celui qui cherche à s'en emparer. Mime en fait les frais dans Rheingold, le visage maculé d'huile à moteur en guise d'humiliation.
Cet excrément du diable[2] se dissimule également dans le plastique et ses dérivés ; c'est le cas dans l'univers de celluloïd multicolore du Golden Motel qui sert de décor à Rheingold. Côté face, la station-service, côté pile, les chambres miteuses avec prostituées et petits trafics. Tantôt lubrique lubrifiant ou agent facilitateur des relations socio-économiques, le pétrole sert de lien (et de liant) à l'enchaînement des péripéties qui animent ce prologue. Après l'apologie du toc et du fric, il s'agira pour Castorf de raconter le Ring en braquant les projecteurs sur l'origine de la malédiction de l'or noir et ses conséquences sur la géopolitique moderne : les premiers puits en Azerbaïdjan et l'épisode des champs pétrolifères de Bakou durant l'opération Edelweiss de la guerre du Caucase en 1942. En montrant Wotan en propriétaire de puits entouré par une nuée de Walkyries faisant régner l'ordre et les privilèges, il surligne le rôle du pétrole dans la dégradation sociale et l'émergence d'un establishment local constitué de nouveaux riches.
Die Walküre agrège à cette dégradation une multitude d'allusions aussi violentes que directes à la pénétration sexuelle : la lance de Wotan ou l'épée Notung plantée dans un baril de pétrole, les images filmées de forages avec éjaculation-jaillissement du pétrole. Castorf oppose clairement le souvenir de l'épée plantée par le père dans le tronc (forage comme viol de la nature) au geste du fils qui, en l'extirpant fait jaillir le pétrole en même temps que le cri de joie et jouissance de la sœur (Anja Kampe appartient à la catégorie des Sieglinde furioso, catégorie initiée par Léonie Rysanek dans la production Wieland Wagner – Karl Böhm en 1966).
Autre élément allusif : la présence de rails de travelling de caméra dans Rheingold et de rails sur lesquels coulisse le puits "tête de cheval" dans Die Walküre (Cf. Article Grane), fait référence à la guerre économique qui opposa pétrole et charbon, qui ne tournera finalement à l'avantage du premier qu'à l'issue de la guerre. On voit d'ailleurs sur un film comment le pétrole azéri était tributaire du transport ferroviaire… Dans Siegfried, on remarquera une imposante publicité-néon rouge et jaune MINOL se lit verticalement au moment où le décor bascule de la falaise du Mount Rushmore à l'Alexanderplatz. La VEB-MINOL, littéralement "Volkseigener Betrieb" ("entreprise possédée par le peuple") est une des grandes entreprises étatiques dans l'ex-République démocratique allemande (RDA). Fondée en 1956, elle résulte d'une fusion entre Die Deutsche Kraftstoff- und Mineralölzentrale (DKMZ) et la germano-russe Naphta-AG / VEB Kraftstoff-Vertrieb.
Götterdämmerung regorge de référence, à commencer par le gigantesque néon "Buna PLASTE und ELASTE aus Schkopau" (Cf. Article détaillé). L'allusion au complexe pétrochimique de Schkopau en Saxe-Anhalt est une énième déclinaison d'une malédiction pétrolière mondialisée. Cette ultime étape prolonge et conclut une suite de lieux protéiformes, depuis la station-service américaine en passant par le puits de pétrole azéri. Des deux côtés du Mur, New-York Stock Exchange et "Plaste und Elaste" renvoient à une même réalité ; le vrai pouvoir consiste à contrôler l'approvisionnement en pétrole pour garantir la production puis la consommation du carburant et des produits dérivés : plastique, caoutchouc de synthèse etc. Pour Castorf, c'est l'économie du pétrole qui tire les ficelles idéologiques et politiques de la Guerre froide. On ne manquera pas de s'attarder sur cette bâche plastique qui sert d'emballage métaphorique et de paquet cadeau. C'est dans le troisième acte de Siegfried, le corps de Brünnhilde, enveloppé et "prête à consommer" ; puis ces meubles et cette Isetta dernier cri offerte par Hagen à Gutrune et pour finir le cadavre de Siegfried, bientôt recouvert de pétrole et "prêt à consumer". Cet accessoire n'est en définitive qu'un trompe l'œil supplémentaire qui montre de façon détournée que le pétrole dicte aux peuples leurs symboles de réussite, équivalent moderne de l’Or wagnérien.
La démonstration éclate dans Götterdämmerung : Castorf substitue au spectaculaire (et attendu) embrasement final, la flambée des cours et des valeurs boursières…
[1] "Huile minérale naturelle combustible, d'une odeur caractéristique (…), formée d'hydrocarbures et utilisée surtout comme source d'énergie. Le pétrole proviendrait de la décomposition, à l'abri de l'air, et en présence d'eau, d'organismes animaux" http://www.cnrtl.fr/definition/petrolatum
[2] Célèbre expression du Vénézuélien Juan Pablo Pérez Alfonzo (1903–1979), l'un des fondateurs de l'Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP).