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On peut facilement considérer la présence des trois Nornes dans le prélude de Götterdämmerung comme l'image à la fois symétrique et inversée des trois filles du Rhin au début de Das Rheingold : Trois filles de la terre (Erda), en opposition aux trois naïades filles du fleuve. Wagner ne s'embarrasse pas de détails et leur bricole une vague ressemblance avec les Parques qui tissent, déroulent et coupent le fil de la destinée. Contrairement à la tradition mythologique et à leurs consœurs naïades, les Nornes wagnériennes sont anonymes. Leur ordre d'apparition distingue les trois catégories du récit qu'elles déroulent : Passé, Présent, Futur. Comme les fileuses du Fliegende Holländer qui trompent l'ennui en chantant, les Nornes du Götterdämmerung tissent en racontant. Il s'agit dans un cas comme dans l'autre de raconter la scène des origines du drame – scène "hors champ", verbalisée et non représentée. Ce "fil narratif" que les Nornes se passent comme un micro lors d'un tour de chant, est une émanation de la pensée de Erda. De ce point de vue, les trois Nornes sont pour elle comme les Walkyries pour Wotan : le prolongement et la mise en actes d'une pensée divine.

Castorf les imagine d’abord arrivant couvertes de bâches en plastique dont elles se débarrassent, puis logiquement en prêtresses au service de la religion de l'occulte et des origines : le vaudou. Entourant un mystérieux autel fait d'un enchevêtrement d'offrandes diverses que surmontent un crâne et un écran vidéo, les Nornes procèdent à d'obscurs et sanglants sacrifices et offrandes[1]. Difficile de dire s'il s'agit de jeter un sort ou au contraire, de chercher à éloigner le mauvais œil. Dans le réduit où se trouve l’autel et son bric-à-brac (il y a même une Vierge), traînent aussi Hagen et Alberich à l’acte II, qui reviennent régulièrement pour boire un liquide qu’ils recrachent au-dessus des offrandes. Ce rite vaudou fait office de trait d'union entre les Nornes et Hagen-Alberich. Les filles de Erda et le couple père-fils ont en commun de venir des entrailles de la terre, et donc de partager les mêmes rites secrets. Ces mots résonnent comme une étrange incantation qu'elles répètent en se passant le fil : "Weisst du, wie das wird ? Sais-tu ce qu'il adviendra ?". Formule magique qui, à l'instar des écritures runiques, révèle le passé, raconte le présent et préfigure l'avenir.

Un détail important apparaît dès la deuxième année de ce Ring de Castorf. Les trois Nornes arborent chacune une robe d'une couleur différente : Noir, rouge et… or. Manipulant et portant à leur bouche ensanglantée des ossements humains, les trois femmes forment un étrange drapeau allemand dont la présence emblématique renvoie par jeu de miroir aux références tricolores au milieu desquelles évoluent les filles du Rhin (parasol, chaises longues etc.). Au rite vaudou est associé l'allusion aux personnages de la secte maléfique de Die drei goldene Schlangen, navet cinématographique de Roberto Mauri[2], dont l'affiche trône sur le mur de fond. Le fil qui se rompt renvoie à la lance des traités brisée par Siegfried… autant de signes d'un échec ici énoncé et annoncé : une Ἀνάγκη (Ananké) funeste qui n'a d'autre issue que la fin du monde, le Ragnarök des mythes nordiques. Privées de pouvoir, les Nornes s'enfouissent dans le sein de la terre pour y retrouver Erda. Le temps s'arrête, il n'y a plus ni passé, présent, futur.

 

[1] Ce détail castorfien rappelle étrangement la description des nornes dans la lointaine et célèbre Saga islandaise dite de Saga de Njáll le Brûlé : "(…) Notre trame est faite de boyaux humains, et nos poids sont des têtes d'hommes. Des lances arrosées de sang forment notre métier, nos navettes sont des flèches, et nous tissons avec des épées la toile des combats."

 

[2] Cf. Article "Série Z"

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