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L'une des dernières scènes du Götterdämmerung montre l'affrontement de la Mercedes des filles du Rhin avec la caravane de Brünnhilde – caravane étrangement surmontée d'un assemblage métallique évoquant une tête de taureau. Stupeur, interrogations… quel est ce nouveau mystère ? Une première piste nous mène vers le taureau d'airain ou taureau de Phalaris, instrument de torture dans lequel on enfermait les suppliciés pour les faire rôtir à feu vif. Hypothèse vite abandonnée, sauf à imaginer sadiquement Brünnhilde dorée à point sur son bûcher terminal…

La seconde piste consiste à suivre la métaphore animalière : Ce drapeau rouge agité par une Walkyrie et par Patric Seibert dans Götterdämmerung , excite les foules comme la cape écarlate du toréador excite le taureau dans l'arène (Cf. article Anarchisme). Difficile dès lors de ne pas apercevoir dans ce tête-à-tête apparemment incongru une allusion à ce détail de Guernica de Pablo Picasso :
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Un article de l'excellent "Voyage au cœur du Ring – Encyclopédie" de Bruno Lussato (Fayard 2005, p.747–754) confirme cette intuition visuelle et fournit plusieurs arguments que nous rassemblons ici.

Le rapprochement entre Wagner et Picasso n'a rien d'une évidence. Tout semble opposer ces deux artistes, surtout les perspectives idéologiques dans lesquelles ils ont été enfermés par des générations de commentateurs. Comme point de départ, il y a chez eux un engagement politique fortuit, résultat d'une situation politique qui a opéré en eux une sorte de déclenchement. Pour Picasso, ce sera le bombardement de la ville de Guernica en soutien aux troupes du général Franco par les bombardiers allemands en 1937 ; pour Wagner, la révolution de mars 1848 à Dresde. Alors directeur musical à la cour royale de Saxe, il se lie d'amitié avec l'anarchiste Bakounine et prend une part très active dans le soulèvement de la ville. Dans les deux cas, les forces républicaines furent réprimées, les désignant comme ennemis du régime en place dans leur pays natal. D'une certaine manière, le Ring se veut la protestation contre un pouvoir dictatorial, la tyrannie de l'argent et l'usage de la force brute.

La genèse tourmentée des deux œuvres fait apparaître des similitudes dans l'importance des thèmes et leitmotives ainsi que l'évolution des intentions de départ. Par ailleurs, le Ring et Guernica sont deux œuvres qui correspondent à un passage de forme traditionnelle à la grande (voire très grande) forme. Picasso transcende les acquis du cubisme et l'apport de l'art mozarabe et expressionniste tandis que Wagner développe le chromatisme de Tristan en faisant imploser le cadre étroit et symétrique du grand opéra romantique. Devenues la cible de malentendus et de tentatives de récupération, la peinture et la partition seront revendiquées respectivement par les idéologues communistes et les milieux antisémites et nationalistes ; si bien que Picasso d'un côté et Wagner de l'autre, servirent paradoxalement la propagande stalinienne et hitlérienne.

Victimes du fanatisme et l'idolâtrie, les deux œuvres sont réunies dans cette mise en abyme castorfienne. Affrontés dans ce duel symbolique, le cheval (vapeur) et le taureau renvoient aux conclusions de certains commentateurs cherchant à associer le premier à l'Allemagne nazie et le second aux républicains espagnols. En filant la métaphore des deux animaux de métal, on aurait d'un côté la Mercedes comme cheval allemand et le taureau espagnol… avec l'allusion sous-jacente à l'influence américaine (Cf. articles Caravane et Mercedes).

En faisant de Götterdämmerung une sorte de toile de fond politique aux résonances dramatiques et sanglantes, on peut admettre que Castorf mette en lumière ce rapprochement Wagner-Picasso comme pour mieux illustrer le fait qu'il renvoie les idéologies dos à dos (ou mufle à naseau si l'on préfère…).

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