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Stephan Vinke (Siegfried) (2016)

Il est singulier de constater à quel point Castorf fait peu de cas de cet accessoire guerrier, symbole érectile et turgescent de la puissance virile des héros des légendes nordiques. L'histoire débute au premier acte de la Walkyrie lorsque le dépressif Wehwalt-Siegmund commet la bévue de se réfugier chez son pire ennemi. Contraint de se battre en duel, il cherche le moyen de se tirer d'affaire et se rappelle les paroles de son père :

Ein Schwert verhiess mir der Vater
Ich fänd'es in höschster Not…
Mon père me promit une épée,
Trouvée dans la pire détresse…

Wagner imagine alors une formule magique très simple : Crier à deux reprises le nom du père de toutes ses forces
Wälse ! Wälse !
Wo ist dein Schwert ?
Wälse ! Wälse !
Où est ton épée ?

Hantise de tout Heldentenor digne de ce nom, cet interminable point d'orgue[1] sur de vertigineux octaves descendantes fait apparaître Notung. Le récit de Sieglinde lui révèlera que c'est Wotan en personne qui a planté cette épée dans le frêne qui trône au milieu de la pièce. La sœur lui donne également le mode d'emploi qui complète les instructions du père : "En cas de danger etc." Siegmund la retire de l'arbre et la baptise "Détresse" (Notung ou Nothung).

Cet enchaînement simplicissime est un topos littéraire bien connu (Merlin plantant Excalibur à l'intention d'Arthur etc.). Comme Chéreau en son temps, Castorf contourne les attentes et joue avec les frustrations d'une frange du public venue chercher de l'heroic fantasy. L'épée est ici de facture très classique, presque banale tant elle est conforme à l'imaginaire que l'on peut tirer de ces histoires de chevaliers. Comme dans un jeu de bonneteau, le regard du spectateur est attiré à divers endroits du décor ; l'épée apparaît en projection, puis dans la grange et enfin au-dessus, dans le Biergarten.

On joue également à cache-cache dans Siegfried mais, cette fois-ci, le jouet est brisé et donc inutilisable. Il faudra à nouveau évoquer et invoquer pour littéralement pouvoir remettre la main sur Notung. Cette scène de la forge n'a que peu à voir avec le monologue de Siegmund,  avec ses peurs et ses hésitations. Ces très prosaïques Hoho ! Hoho ! Hohei ! Hahei ! sont à l'image du profil psychologique de Siegfried, et Wagner donne à voir une transmutation aussi spectaculaire que les métamorphoses d'Alberich dans Rheingold. À la soudure, le héros préfèrera la solution radicale de réduire les débris en limaille d'acier et fondre intégralement l'épée une deuxième fois.

Là où Chéreau dessinait en filigrane une allusion à la révolution industrielle avec sa forge-aciérie, Castorf choisit une autre métaphore historique avec le parallèle arme blanche – arme à feu. Siegfried abandonne un moment le marteau et l'enclume, rentre dans la caravane de Mime et en ressort avec des caisses de munitions.

Des Vaters Stahl
Fügt sich wohl mir :
Ich selbst schweisse das Schwert…

L’acier du père
Doit m’obéir :
Je vais faire l’épée…
(Siegfried I,3)

Troquant l'épée de papa (et grand-papa) contre une Kalachnikov (dans une caisse qui porte le nom НOTУНГ) qu'il monte comme un enfant son mécano, il est l'illustration vivante d'une conscience armée et téléguidée par des intérêts politiques qui le dépassent. On observera au passage que si Siegmund a baptisé l'épée, son fils Siegfried qui l'ignore, se contente de répéter ce nom que Mime a recueilli de la bouche de Sieglinde . Passant de l'idée à la pratique, Siegfried préfèrera tuer Fafner d'une rafale de Kalachnikov, plus moderne et radicale que le fil de l'épée.
Castorf met en scène avec cette Notung-Kalachnikov le passage d'une époque à une autre, le lien générationnel qui fait évoluer le héros en terroriste et l'action en catastrophe finale. On peut facilement imaginer que Wotan essaie de tirer les ficelles en plaçant sur la route de ses héros, une arme qui ne produira en définitive que leur malheur. La lance qui a brisé Notung sera elle-même brisée en retour par l'épée. Ce retournement de situation traduit l'inversion des caractères et l'inflexion d'une volonté de puissance devenue suicidaire.

 

 

[1] https://www.youtube.com/watch?v=OfNm_KPs5Ak

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