La présence récurrente du cinéma dans le travail de Frank Castorf tient à la fois à une question technique et à un aspect référentiel. Question technique pour commencer, avec l'introduction d'images filmées en direct par des équipes mobiles tournant caméra à l'épaule pendant la représentation. Ce double/triple regard saisit des scènes sur le vif, dans des angles inaccessibles pour le spectateur. En utilisant sur une scène lyrique un procédé depuis longtemps utilisé dans son théâtre, Castorf fait exploser le point de vue frontal qui a souvent valeur de loi à l'opéra. La caméra exp(l)ose le temps, s'arrêtant parfois sur des images fixes en trois dimensions que l'œil du spectateur explore comme dans un rêve. Mais il s'agit de vidéo, en direct, et non de cinéma.

Les références cinématographiques sont parfois explicites et surlignées exagérément, comme ces affiches qui renvoient à des navets vaguement heroic fantasy et mythologiques (Cf. Série Z). Transportée avec le plan Marshall, cette culture populaire américaine inonda l'Europe avec des bas nylon et les chewing-gums. Les adolescents allemands découvrirent à cette époque les revues de bandes dessinées (Cf Sigurd) et tout ce que les studios d'Hollywood avait en réserve pour fasciner plusieurs générations. L'humiliation d'Alberich et Mime avec des sacs en papier sur la tête renvoie à une tradition en vigueur dans les bandes dessinées ou les films à faible budget.

Etroitement liés à la thématique de l'or noir, plusieurs films servent d'arrière-fond à ce Ring de Frank Castorf, à commencer par Giant (1956) de George Stevens et dans une moindre mesure la série télé Dallas (1978–1991). Ces films mettent en scène la façon dont certains propriétaires fermiers du sud des Etats-Unis ont bâti des empires en s'intéressant aux gisements de pétrole présents sur leurs terrains. L'Anneau du Nibelung renvoie à la destinée de Jett Rink (James Dean) et celle de J.R.Ewing (Larry Hagman), personnages emblématiques d'une époque et victimes de la dégradation morale opérée par le pétrole. Plus près de nous se trouve le film There will be blood (2007), épopée cinématographique de Paul Thomas Anderson qui décrit comment l'avidité pour le pétrole peut engendrer la folie et le meurtre fratricide.

En marge de la thématique du pétrole, le cinéma fournit à Castorf une couleur générale qui signe un style identifiable dès le lever du rideau. Partant du principe que le Ring met souvent en scène des héros, seuls ou en couple, aux prises avec des adversaires animés de mauvaises intentions, on retrouve ce thème roadmovie ou du couple en fuite poursuivi par les méchants. C'est évidemment le cas dans Siegfried avec le Mount Rushmore qui, bien que retouché par le talent d'Alexandr Denić, fait immédiatement penser à North by Northwest (en français "La Mort aux trousses") d'Alfred Hitchcock. Siegmund – alias Roger Thornhill (Cary Grant) arrive par méprise chez Hagen – Philip Vandamm (James Mason) et fuit avec Sieglinde – Eve Kandall (Eve Marie Saint) avec une troupe de sbires lancés à sa poursuite. On renverra également au film "Les yeux sans visage" de Georges Franju, variante du film à sensation auquel la scène du Siegfried faux Gunther fait allusion (Cf. article Oeil).

L'autre partie du décor de Siegfried fait référence à l'univers berlinois de Rainer Werner Fassbinder (auteur de Berlin – Alexanderplatz, feuilleton en 14 épisodes réalisé d'après le roman d'Alfred Döblin). Enfant terrible du cinéma allemand d'après-guerre, Fassbinder n'aura de cesse de dénoncer l'hypocrisie d'un pays pressé d'enterrer son passé pour se tourner vers le miracle économique (le fameux "Wirtschaftswunder"). Montrés sous un jour peu flatteur, Erda et Wotan ressemblent aux personnages du mariage de Maria Braun, privés de leur essence divine et ramenés sur terre à une réalité rugueuse et sordide.

Un autre pan référentiel cousin des films noirs et des films d'espionnage renvoie à une catégorie dite des "buddy movies" ou "buddy films" très présent dans Rheingold avec le duo de choc Donner et Froh, allusions à Mel Gibson et Danny Glover dans Lethal Weapon (1987), ou David Soul et Paul Michael Glaser dans Starsky et Hutch (1975–1979) (Cf. Donner et Froh). C'est dans cette veine exubérante que se glisse également l'influence de Quentin Tarentino, à commencer par la série Kill Bill (2003) et Django Unchained (2012). Castorf aime au sens propre (et figuré) les western spaghetti ; rien d'étonnant à retrouver dans le personnage de Brünnhilde des éléments du personnage anonyme simplement dénommé "la Mariée". La vengeance de l'épouse humiliée est présente chez Wagner comme chez Tarentino (librement inspiré de la mariée était en noir de François Truffaut). Au dernier acte de Siegfried, Brünnhilde apparaît dans une robe de mariée à laquelle la présence des crocodiles et de l'oiseau donnent une tournure assez incongrue. Dans Django unchained, la fiancée du héros se prénomme Broomhilda von Shaft. Esclave dans une colonie du sud des Etats-Unis, elle doit son patronyme à des maîtres allemands qui lui ont appris des rudiments de leur langue maternelle (Cf lien vidéo)  Cette histoire de vengeance à retardement se conclut par l'embrasement et la destruction de la maison des anciens maîtres…

Dernière allusion au cinéma américain, quand intervient le meurtre de Siegmund, Brünnhilde dépose une dame de pique sur son cadavre – référence à "Apocalypse now" de Francis Ford Coppola (Les détails sont dans l'article Jeu de cartes). Impossible enfin de ne pas mentionner les nombreux extraits de films de propagande dans Die Walküre. Ces images grandiloquentes exaltent la noble tâche de l'ouvrier et appellent à tripler l'extraction de pétrole. Die Walküre fait également allusion au personnage du combattant bolchevik Tchapaïev inspira en 1934 le film éponyme de Sergueï et Georgyi Vassiliev, utilisé en DDR comme les films américains à l'Ouest. La scène où l'art militaire est enseigné avec des pommes de terre vient compléter la citation de l'escalier d'Odessa du Cuirassier Potemkine d'Eisentein dans Siegfried

 

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