Finlande ou Italie ?
Un exercice fréquent chez les mélomanes est de faire le point sur les chefs d’aujourd’hui, les chefs (et cheffes) de légende, les très grand(e)s, les bon(ne)s, les moins bon(ne)s et les fausses gloires. Il y a quelques années ces listes étaient exclusivement masculines, la très relative arrivée des femmes dans le métier change désormais la donne et la couleur des listes, même si elle est trop récente pour déjà consacrer des légendes, même s’il existe aussi des cheffes dont la compétence a précédé quelquefois largement la vague récente, je pense à Susanna Mälkki ou Simone Young. Il faudra quand même attendre quelque peu pour faire la part des décantations nécessaires en ce domaine, même s’il y a de très grandes cheffes aujourd’hui et d’autres plus médiocres comme dans tout paysage professionnel.
La deuxième mode qui prévaut et de dire qu’en matière de direction musicale, l’école de référence est l’école finlandaise marquée par la présence au sommet d’Esa-Pekka Salonen du côté des chefs à la longue carrière et de l’autre côté celle multipolaire du chef Shiva de notre temps, le jeune encore Klaus Mäkelä, qui collectionne les orchestres comme d’autres les perles (mais pas les fosses d’opéra où il est singulièrement absent) et dont la démultiplication est le signe d’un excellent agent, un peu gourmand, mais aussi et plus singulièrement du désir des orchestres de faire appel à des directeurs/trices musicaux (musicales) jeunes, le jeunisme ayant fait son apparition dans une profession où singulièrement, même après une bonne carrière, mais pas forcément exceptionnelle, l’outrage des ans vous fait acquérir le statut de légende (je pense à l’explosion justifiée d’Herbert Blomstedt qui il y a vingt ou trente ans ne faisait pas partie des références immenses de la profession).
Il reste tout de même que si on a de plus en plus de jeunes sur les podiums, et c’est heureux, la pyramide des âges se réduit singulièrement au seuil des sexagénaires. Il y a comme un creux.
Si l’on parle donc d’école finlandaise d’où viendraient en courant continu les révélations des légendes de la baguette, je suis assez stupéfait qu’on passe sous silence, toujours et partout, la qualité de l’école italienne de direction musicale et sa vraie suprématie dans le monde. Jamais, et dans tous les domaines de la musique dite classique (et pas « sérieuse » comme le disent quelques journalistes imbéciles), on n’a eu autant de chefs italiens de grande qualité, qui essaiment les salles d’opéra ou de concerts.
La contribution actuelle de l’école italienne à la direction musicale dépasse celle de l’école finlandaise et c’est une école de direction d’orchestre enracinée depuis longtemps dans la péninsule (je pense par exemple à Franco Ferrara, ou Antonino Votto, maître de Riccardo Muti), il n'est que de voir la formation dispensée au conservatoire Giuseppe Verdi de Milan et le nombre de chefs importants qui en sont sortis.
En écoutant récemment une fameuse émission de critiques de disques sur Andrea Chénier de Giordano, j’ai été stupéfait d’entendre le dédain dans lequel un chef comme Gianandrea Gavazzeni était tenu, comme un routinier de la dernière espèce. Pour qui a entendu en salle Gavazzeni, et je suis de ceux-là, on restait stupéfait de la manière dont il savait rendre à ce répertoire du relief et de la grandeur (je pense notamment à Fedora, du même Giordano), mais notamment en France, on a longtemps confiné les chefs italiens de ce profil à des routiniers, par ignorance et outrecuidance. D’ailleurs si on accordait jadis du crédit aux italiens à l’opéra, c’était moins le cas au niveau symphonique où même un Abbado dans mes années de jeunesse était considéré comme indiscutable à l’opéra et combien discuté au symphonique.
La vitalité de l’école italienne de direction d’orchestre
Alors je voudrais dédier cet édito à l’extraordinaire vitalité de la direction musicale italienne, qui couvre tous les âges, avec sa légende, Riccardo Muti, puis immédiatement après Riccardo Chailly à la carrière symphonique (Concertgebouw, Gewandhaus) et lyrique (Scala) glorieuse, ou Daniele Gatti qui va arriver à la Staatskapelle Dresden, excusez du peu, et dont on parle pour la Scala. Ce sont les trois au sommet de la pyramide dont l’aura internationale est incontestable.
Gianandrea Noseda a lui aussi acquis une solide réputation au concert et à l’opéra, notamment à Turin puis à Zurich, mais pas seulement et dans des répertoires variés (notamment russe) son Ring zurichois actuel a beaucoup intéressé et il est sans doute le quatrième larron des trois précédents.
On en parle moins, mais il dirige un peu partout dans le monde et beaucoup en Italie, et porte un nom glorieux qui peut-être lui a nui, Roberto Abbado est un chef élégant, et souvent considéré à tort en France comme un chef de routine ou de répertoire, ce qu’il n’est pas. On peut discuter ses approches, mais c’est un musicien réfléchi au raffinement incontestable et très soucieux des chanteurs mais qui dirige aussi beaucoup de symphonique.
Fabio Luisi est une référence appréciée surtout à l’opéra où c’est un des chefs au répertoire le plus étendu, aimé des orchestres, capable de très grandes soirées (Forza del destino à Zurich) et très versatile (il remplaça Levine dans le Ring au MET et c'était un très beau Ring) plus pâle à d'autres moments, mais il reste l'une des grandes références de la direction en Italie.
Carlo Rizzi, solide référence internationale, et aussi Maurizio Benini ou Marco Armiliato, ce sont des chefs d’opéras réclamés et sûrs qui donnent aux musiciens et aux chanteurs une incontestable sécurité. Même s’ils ne sont pas forcément des inventeurs, ils garantissent la réussite globale des représentations.
Enfin, toute jeune quinquagénaire Speranza Scappucci, la seule femme qui ait réussi à s’imposer à l’international dans un monde encore très masculin en Italie, directrice musicale à Liège, mais à la carrière internationale riche et pleine de succès, vive, énergique, dynamique, dont il faut espérer que d’autres cheffes italiennes suivront la trace.
Parmi les chefs régulièrement affichés et à la carrière déjà avancée, citons aussi Marco Guidarini, élève de Franco Ferrara, qui fut directeur musical à Nice tout comme l'excellent Daniele Callegari, authentique musicien, chef jamais décevant et Enrique Mazzola, spécialiste reconnu de bel canto et du Grand Opéra.
Et puis il y a la génération des quadragénaires, dont le chef de file est Michele Mariotti, directeur musical à Rome, longtemps considéré comme rossinien et belcantiste, qui élargit aujourd’hui singulièrement son répertoire, y compris symphonique. Dans cette génération, il faut compter évidemment Daniele Rustioni, qui à l’opéra possède un répertoire large qu’il essaie d’étoffer (notamment russe et maintenant allemand qu’il aborde non sans succès) il est l’un des chefs chéris du public munichois et a insufflé aux forces lyonnaises un très grand dynamisme. Il vient de diriger coup sur coup à Lyon La Fanciulla del West et surtout une Dame de Pique totalement référentielle.
Parmi les quadragénaires, je compte aussi Jader Bignamini, un des excellents chefs de la péninsule récemment entendu et apprécié dans Adriana Lecouvreur à Paris et considéré de tous comme l’un des chefs les plus compétents à l’opéra, mais pas seulement (il dirige beaucoup de symphonique aux USA) et Antonino Fogliani, régulièrement invité à Munich, à Vienne, à Genève qui est l’un des chefs les plus appréciés des orchestres de fosse des opéras internationaux.
Cette forte présence italienne actuellement on la constate dans les opéras internationaux avec Francesco Ivan Ciampa, Giampaolo Bisanti, Antonello Manacorda, Nicola Luisotti, Sesto Quatrini, Giacomo Sagripanti, Michele Gamba, qui dirige beaucoup et avec succès à la Scala, Vincenzo Milletari, qui remporte de plus en plus de succès (Bergamo, Stockholm…), Andrea Battistoni qui va bientôt diriger la nouvelle production de Tosca à Munich, Francesco Angelico, actuel directeur musical au Hessisches Staatstheater de Kassel et qui dirigera la saison prochaine Das Jagdgewehr de Thomas Larcher (2018) à la Bayerische Staatsoper dans le cadre du Festival Ja,Mai !, Umberto Clerici, chef de la Queensland Symphony en Australie, ou Jonathan Brandani, excellent chef véritable analyste des partitions qui fait sa carrière outre Atlantique, au Canada et aux USA. Mais il y a aussi dans les plus jeunes, qui n'ont pas atteint trente ans des noms à suivre comme Alessandro Bonato qui a été pendant deux ans chef principal de la Filarmonica Marchigiana et surtout Diego Ceretta, chef principal de l'Orchestra della Toscana, qui compte parmi les plus sérieux espoirs de la direction d'orchestre. Il faut absolument les faire connaître et les entendre. De mon expérience personnelle je tirerai enfin deux noms à mon avis importants qu'on commence à voir un peu partout :
- Francesco Lanzillotta, l’un des chefs les plus compétents de la péninsule, précis, net, dramatique, excellent dans Verdi et Rossini, mais aussi dans Mozart
- Michele Spotti, encore jeune (il n’a pas trente ans), qu’on voit souvent en France (Lyon, Toulouse, et désormais directeur musical à Marseille) et qui mène un début de carrière intelligent, variant les répertoires et surtout se confrontant au répertoire symphonique pour ne pas se laisser enfermer dans l’opéra, un des dangers pour toutes les baguettes italiennes. C’est pour moi un artiste d’avenir.
Enfin, ils sont arrivés assez tard dans la compétition internationale, les baroqueux italiens, longtemps cachés par la génération française ou anglo-saxonne, explosent un peu partout, souvent avec leurs orchestres mais pas que, comme Rinaldo Alessandrini (Concerto italiano), Ottavio Dantone (Cappella Bizantina), Fabio Biondi (Europa Galante), Giovanni Antonini (Giardino Armonico), Andrea Marcon (fondateur des Sonatori della Gioiosa Marca et aujourd’hui directeur musical de La Cetra Barockorchester de Bâle) mais aussi Federico Maria Sardelli (Modo Antiquo) moins connu hors des frontières de la péninsule, Francesco Corti, premier chef invité de l’orchestre il Pomo d’Oro et Enrico Onofri, fondateur de l’Imaginarium Ensemble et actuel directeur musical de la Filarmonica Arturo Toscanini . Tous comptent aujourd’hui parmi les grandes références très réclamées partout dans ce répertoire.
Signalons enfin tout particulièrement trois personnalités, toutes les trois venues du baroque :
- Ricardo Minasi, violoniste qui a travaillé avec nombre de formations baroques, et naguère associé lui aussi à l’Ensemble Il Pomo d’Oro, actuel directeur musical du Carlo Felice de Gênes où il dirige actuellement Beatrice di Tenda (mars 2024) et directeur musical de l’Orchestre La Scintilla, la formation baroque de l’Opéra de Zurich.
- Gianluca Capuano, organiste, chef de chœur et directeur musical des Musiciens du Prince Monaco, une figure singulière dans le paysage, à la fois musicien et philosophe, arrivé sur le tard à la direction musicale et devenu le chef favori de Cecilia Bartoli à Salzbourg et désormais Monte Carlo. Il mène aussi une carrière de plus en plus large : il a remporté le Premio Abbiati le prix très prestigieux de la critique musicale italienne en Italie comme chef d’orchestre de l’année 2022 pour son Alcina au Teatro del Maggio Musicale à Florence. On le voit fréquemment à Vienne (il y dirige Cenerentola actuellement – Mars 2024) et Munich, où il a emporté un triomphe personnel dans Semele de Haendel au Festival 2023, et au Bolchoï il avait triomphé dans Ariodante (2021).
- Stefano Montanari violoniste qui a commencé sa carrière avec Dantone à la Cappella Bizantina est devenu un chef d’orchestre très acclamé dans Rossini, le belcanto, et évidemment le baroque, mais aussi Mozart où il a récemment triomphé à Munich dans Le Nozze di Figaro, mais aussi dans une reprise de Cosi fan tutte. Il a été lancé comme chef par Dorny à Lyon, et désormais dirige souvent aussi en Italie, ce qui n’était pas le cas il y a seulement quelques années. Il dirigera en juin prochain la trilogie des reines de Donizetti à Genève.
La liste n’est pas exhaustive, mais quelle école de direction musicale peut aligner tant de chefs de qualité, présents partout dans le monde ?
Néanmoins il faut noter deux faiblesses majeures actuellement,
- L’absence de cheffes reconnues, un domaine où l’école scandinave et les états baltes produisent aujourd’hui de nombreuses cheffes d’orchestre qu’on voit beaucoup dans les fosses du nord et germaniques. Pourtant, il y en a de plus en plus, en témoigne la page Facebook direttrici d’orchestra italiane. Signalons parmi elles Valentina Peleggi, qui fait carrière aux USA.
- La familiarité avec le répertoire symphonique. Si les baroqueux se confrontent tout à la fois à l’opéra, à la musique instrumentale ou à l’oratorio, et ont donc dans le pratique au quotidien une vraie versatilité, les autres sont plutôt reconnus à l’opéra où on les appelle partout pour diriger le répertoire italien. C’est la faiblesse du système alors que la reconnaissance notamment internationale vient du symphonique plus que de l’opéra. Les grandes références de la direction d’orchestre (Muti, Gatti, Chailly, Noseda) le savent, mais les générations d’après s’y mettent peu à peu, pas encore suffisamment pour prétendre à une reconnaissance internationale dans ce domaine, c’est le cas d’un Mariotti ou d’un Rustioni, voire d’un Spotti très conscients de l’importance du symphonique pour l’évolution de la carrière.
N’importe, il serait juste qu’au niveau médiatique, au lieu d’invoquer seulement l’école finlandaise et l’enseignement de Jorma Panula, qui devient un cliché, – sans parler aussi de l’incroyable vivier russe que la situation géopolitique empêche de justement valoriser- on souligne plus souvent la présence permanente et historique d'une école plus ancienne et plus enracinée encore, l’école italienne de direction d’orchestre, capable d’offrir au monde musical aujourd’hui le plus grand nombre de chefs de fosse, de chefs baroques et quelques-uns des plus grands chefs d’aujourd’hui, sans parler les immenses disparus (Claudio Abbado, Carlo Maria Giulini, Giuseppe Sinopoli, Victor De Sabata, Tullio Serafin, Arturo Toscanini etc…).