Mary Said What She Said
(Mary a dit ce qu'elle a dit)
Texte de Darryl Pinckney

Mise en scène, scénographie, design lumières, Robert Wilson
Musique de Ludovico Einaudi
Costumes, Jacques Reynaud
assistant mise en scène, Charles Chemin
Assistant  scénographie, Annick Lavallée-Benny
Assistant design Lumières, Xavier Baron,
Assistant costumes, Pascale Paume
Assistant mouvements, Fani Sarantari
Design sonore, Nick Sagar
Maquillages, Sylvie Cailler
Coiffure, Jocelyne Milazzo

Isabelle Huppert : Mary

Scénographie et décors conçus par Atelier Espace et Compagnie
Costumes par l'Atelier Caraco
Chaussures par Repetto

Production Théâtre de la Ville de Paris

Co produit par Wiener Festwochen, Teatro della Pergola- Florence, International Theater Amsterdam, Thalia Theater Hamburg

Première le 22 mai 2019 au Théâtre de la Ville, Espace Cardin

Stockholm, Dramaten,10 décembre 2023, 16h

Dramaten sort de sa relative hibernation et fait rentrer un peu d’air frais avec le retour sur sa scène de Robert Wilson et de son binôme gagnant, Isabelle Huppert, pour un monologue-ressassement, Mary Said What She Said, autour de la figure de Mary Stuart, femme-martyre écartelée entre trois royaumes et deux religions, entre désirs et devoirs, réminiscence d’un passé fastueux et présent immobile. Au programme, comme toujours ou presque : paysages mentaux de lumières abstraites, dédoublement des figures mécaniques et stylisées, perte de repères dans l’espace et le temps et diction distanciée d’une femme non plus au bord de la crise de nerfs mais dans tous ses états.

Staring at my picture book
She looks like Mary, Queen of Scots
She seemed very regal to me
Just goes to show how wrong you can be
I'm gonna stop wastin' my time
Somebody else would have broken both of her arms
Sad song, Sad song, Sad song, Sad song
My castle, kids and home
I thought she was Mary, Queen of Scots
I tried so very hard
Shows just how wrong you can be
I'm gonna stop wasting time
Somebody else would have broken both of her arms
Sad song, Sad song, Sad song, Sad song

Lou Reed, “Sad Song”, Berlin (1973)

Certains journaux locaux se sont émus de voir la scène de Dramaten à nouveau foulée par les grands noms de la mise en scène, absents (comme Robert Wilson depuis plus de 20 ans) et proposer des spectacles phares vus sur d’autres scènes européennes. Ainsi le Bergman festival, désormais étalé sur l’année et non plus cantonné à une semaine de fin d’été, nous a déjà permis de voir Angelica Lidell cette saison. Outre ce Mary Said What She Said, programmé au Théâtre de la Ville de Paris en 2019 et repris en avril 2023, on trouve également dans la programmation propre de Dramaten le très bon Vox Humana de Cocteau mis en scène par Ostermeier et dont nous avons aussi pu rendre compte dans ces colonnes. Après des années de disette, les affaires reprennent et, d’ailleurs, les places pour les trois soirées Wilson/Huppert se seraient revendues sur le marché de l’occasion au prix de celles de…. Madonna. Il y a donc de l’espoir…

De la collaboration Robert Wilson/Huppert (débutée par un Orlando de Woolf en 1993–1994), on se souvient personnellement de Quartet de Heiner Müller pendant la saison 2006–2007, notamment au Théâtre de l’Odéon, relecture des Liaisons Dangereuses de Laclos, de ses tableaux de lumières franches blanches-bleues qui déchiraient l’espace scénique, d’un texte déclamé de manière violente et de personnages quasi clownesques mais terrifiants, comme celui du clown Rigmar d’En présence d’un clown de Bergman. Le temps et l’espace étaient perturbés : les acteurs Huppert et Ariel Garcia-Valdès échangeaient leurs rôles, les personnages de Valmont et de Merteuil, leurs genres dans des reconfigurations perpétuelles, comme autant de pages du roman déchirées (les lumières-rasoirs) et reprises, forçant l’attention du spectateur. Un hors temps se mettait en place comme dans une pièce de Beckett. Deux temps étaient « vécus » : un salon du XVIIIe et un bunker post 3e guerre mondiale.

Il y avait aussi un vieillard en roue libre… Valmont-futur ? Intrusion d’un personnage hors pièce ? Un ami m’avait glissé que cette personne avait été repérée par Wilson dans la rue et que Bob lui avait demandé d’agir sur scène comme bon lui semblait… Dans ces tableaux violents, on voyait la sempiternelle guerre de l’humanité, guerre des sexes, guerre du sexe avec ces éternelles reconfigurations, ses possibilités multiples et infinies (d’où… la troisième guerre mondiale et le bunker abritant un reste d’humanité… encore et toujours en lutte).

C’est donc peut-être avec ce précédent qu’on peut le mieux appréhender cette nouvelle collaboration Wilson/Huppert, sans parler, pour notre part, du Pelleas et Mélisande mis en scène par Wilson pour l’Opéra Bastille, dont on conserve encore le livre d’images en tête tout comme une exposition de ses tableaux et croquis vue à la Cité de la Musique de Paris. Tout un ensemble plastique qui fait le fond de la mise en scène de Bob Wilson. Sans oublier le légendaire Einstein on the beach de 1976 dont on réentend comme un écho dans Mary… nous y reviendrons.

Sans avoir vu beaucoup de mise en scènes de Wilson, nous avons tous, d’une certaine manière, baigné dans son bain minimal et bleuté. On cliquera sur les onglets de bas de page, ainsi que sur le blog du Wanderer, pour retrouver une bonne poignée de comptes-rendus de spectacles Wilsoniens même si Wanderer ne fait pas partie des apôtres inconditionnels de l’Américain (à Paris).

En revanche Mary Stuart, oui. Ou plutôt son avatar opératique Maria Stuarda par Donizetti, là encore bien référencée sur le site, auquel on vous renvoie pour le prérequis historique (ici par exemple) ou aux Perles de La Couronne (1937) de Sacha Guitry et Christian Jacque, pour une version disons plus… légère.

Mary primesautière

Mary Stuart, reine d’Écosse, reine de France un temps très court (son royal époux décédant deux ans après leur mariage) pouvant prétendre à la couronne d’Angleterre et donc présentant un danger pour sa cousine, la fameuse Elisabeth I, mécène de Shakespeare, Dowland et consorts et emprisonnant pendant une vingtaine d’années, cruellement, sa pseudo rivale, finalement condamnée pour conspiration à avoir la tête coupée.

Mary Stuart, catholique, prisonnière dans un pays protestant.

Mary Stuart, prise dans l’étau de deux reines hautement politiques, Catherine de Médicis et Élisabeth I.

Mary Stuart mariée politiquement puis amoureuse librement. Reine chaste, amoureuse langoureuse, mère privée de son fils…

Enfin femme dans un monde d’hommes, où les femmes peuvent, parfois, régner si elles se dénaturent profondément.

On imagine tout ce que Huppert et Wilson et leur auteur Darryl Pinckney peuvent tirer de ces situations pièges (le trio était déjà à l’œuvre pour leur adaptation d’Orlando). C’est donc une œuvre de fragmentation, d’émiettement et de ressassement. Écartèlement d’un moi dissocié, accentué par la présence autour de Mary Stuart de trois dames de compagnie, toutes prénommées Mary. La folie guette et tout l’art de Wilson et Huppert est de nous jeter dans une conjonction des temps, présent, passé et futur de Mary Stuart dans une fresque a‑chronologique anhistorique mais totalement intime.

Au texte ressassé, dont de nombreux passages reviennent (notamment l’entourage des dames de compagnie) dont on ne saura pas s’il s’agit du texte repris mot à mot ou d’un réarrangement mis au point par Wilson et/ou Huppert. Mélange accentué par la récurrence de parties du texte enregistrés et diffusés, audibles ou non, congruence du « présent » de la scène et de l’enregistrement du passé, comme un film qu’on se repasse, une pensée que l’on ressasse à haute voix.

Aux paysages intimes, glorieux, fastueux ou terribles d’une magnificence vécue, gagnée puis perdue, de l’expérience de la contrainte de la naissance à la mort, d’une vie de cour, toujours publique jusqu’à l’abandon dans un cachot, à tout cela répond le cadre visuel typiquement Wilsonnien de la cage de lumière, de ce faux 2D/3D qui est davantage tableau : deux bandes de néons sur le sol qui délimitent le devant et le fond de scène du théâtre de la marionnette Stuart, sur le tableau du fond, théâtre non pas d’ombre mais de lumières, dont Rothko, éternel présent de cette saison 2023–2024, semble être le père fondateur.

Rothko scénique

Paysage bleuté avec brouillard blanc qui s’élève lentement du sol, tel est le tableau (de lumière) initial qui semble mimer la trajectoire de Stuart dans une abstraction assez littérale. Tout comme les points ocres qui apparaitront/disparaîtront à droite et à gauche et qui insiste sur le côté écartelé des points d’accroches de Mary.

Une Mary déshumanisée, condamnée à obéir à une mécanique qui la dépasse, d’où les gestes saccadés typiques de Wilson et… d’une névrosée type.

On sent qu’Huppert s’en donne à cœur joie dans l’évocation de la femme aux désirs brisés, cette femme d’un autre temps et dont elle aura incarné toutes les facettes dans sa carrière (de Mme Bovary chez Chabrol à Elle de Cronenberg, d’amoureuse de Loulou chez Pialat, insaisissable dans La Truite de Losey ou encore La Pianiste chez Haneke).

On sent aussi toute la distance qu’elle met, y compris dans son jeu, se distanciant aussi de son personnage, notamment lorsqu’elle déclame le nom et les situations de ses femmes de chambre, les Mary, comme les trois Marie de la tradition chrétienne soit dit en passant : Mary Beaaaaaaton, étirant le son i et nous projetant, nous spectateurs, hors de toute identification Huppert/Mary, comme un rappel (cette Mary n’est pas moi) comme une mise en garde, (attention c’est un spectacle). C’est aussi un refrain, comique, qui permet de sortir la tête de l’eau du drame.

Ne touchez pas à la hache

Car enfin, tout y concourt, y compris et surtout la musique de Ludovico Einaudi, le minimaliste pop bien connu, entre Phil Glass et Arvo Pärt, qui déchaine des tourbillons de vignettes lyriques aussi empesées et corsetées que la situation. On n’est pas loin de la caricature. On pense d’ailleurs beaucoup à Einstein On The Beach, notamment pendant un décompte qu’on croit ressurgir de l’œuvre de Glass et Wilson, dans un tableau surgissant après les bruits assourdissants de la hache du bourreau((Mary condamnée pour trahison ne pouvait avoir le droit à l’épée mais à la hache du bourreau qui, selon la légende, dut s’y reprendre à plusieurs fois)). C’est le tableau vivant le plus beau du spectacle. Tableau dans le tableau : un cadre en fond de scène, Mary dans un nuage de fumée blanche, une chaise stylisée. Une voix d’homme et celle d’un enfant. Moments heureux d’un lointain passé (voix enregistrées)… Hors temps, hors espace. Et bien cadré comme une photo de famille.

Tableau dans les tableaux

Si le passé heureux est hors champ, ne reste sur la scène que les ombres. Une Mary (?) passe, fantôme non identifiable (Mary Stuart ? Une des Mary ?), peu importe puisque futur, présent et passé se confondent dans ce cachot du texte constamment repris.

Mary est un personnage mixte : femme, reine, mère, épouse, amante, sorcière, martyre. Tout n’est qu’ombres autour d’elle et suite d’éclairages distincts qui permettent de saisir des instantanés de Mary (There’s Something about Mary titrait les Farelly). Wilson sculpte la lumière, joue avec les ombres pour éclairer un soulier (d’un conte amoureux qui finit mal : à la trappe !) ou une main (géométrie plane d’un espace tridimensionnel : des situations réduites à l’essentiel) ou un visage, blanc poudré qui devient écran et montre alors différents scénarios imposés sur cette Mary impossible (irréductible ?) à cerner. De la femme contrainte-masque qui hurle, à la sorcière catholique-visage vert, tant de masques jusqu’au dernier, blanc et double jusqu’au bout (la pureté/ la pâleur morbide) de la martyre.

Mary, la sorcière 

Et Isabelle dans tout ça ? Comme on a pu le voir, elle s’amuse visiblement à incarner et à se distancier de ce duo de corps et d’âme empêchés. Elle en fait un statement politique sans refuser les contradictions du personnage et de son incarnation. On admire sa fragilité et sa résistance, là où elle était surtout un bloc d’amour et de haine dans Quartet, son endurance à dire le texte aussi, compliqué dans ses réitérations et sa longueur. Entre Le Lidell et le Wilson, on courre deux marathons féminins cette année à Dramaten. Alors évidemment, c’est l´âge…, la diction souffre un peu et on palie avec un dispositif de micros, pas très bien géré visiblement, au dire des spectateurs des trois soirs (mais cela a aussi un sens de n’être pas tout le temps compréhensible lorsque l’on ressasse et remâche pour soi des pensées et des images). Néanmoins, quelle présence scénique toute en dureté et endurance, en échappées-belles derrière le masque froid de la reine poudrée et corsetée. De Regy à Wilson, de Bondy à Warlikovski, sans parler des réalisateurs, elle est d’ores et déjà légendaire, notre Sarah Bernardt, notre Berma dont on traque, et apprécie, les gestes comme les regards de fer.

Le public ne s’y trompe pas et se lève comme un seul homme, y compris les réfractaires. Grande dame.

 

 

 

 

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.

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