Théâtre Dramatique Royal (Dramaten), Stockholm, dimanche 17 septembre 2023,
Pour une artiste revendiquant une filiation et une influence Bergmanienne, on imagine qu’Angelica Liddell dut être honorée sinon ravie de participer au Festival Bergman au Théâtre Dramatique Royal (Dramaten) qui fut pendant de nombreuses années LA Maison d’Ingmar((rappelons que le cinéma n’était pour Bergman qu’une récréation estivale)).
Si on arrive au théâtre avec des images d’arène, de Juan Belmonte((1892–1962, considéré comme le créateur d’une corrida « spirituelle » et le premier à attendre immobile la charge du taureau avant d’enchaîner des passes)), de viande pendue, de taureau empaillé et des attentes Wagnériennes, on comprend vite qu’on sera (en partie) déçus mais plutôt secoués (dans le bon sens du terme) dans notre confort de spectateurs car Angelica Liddell recherche la confrontation, l’éveil, réfléchit à ses thèmes et nous pousse, violemment, sur sa voie.
Bande annonce du spectacle (Odéon)
Dès les premiers instants, on est plongés dans un univers visuel et sonore, très plastique même, qui rappelle les installations ou les performances. Alors que retentit un hallali au cor, nous découvrons le décor parodiant les protections en bois des arènes et assistons à une succession de baissers et de levers de rideau sur des scènes qui sont autant de Mystères, d’Eleusis ou chrétiens, cinématographiques et théâtraux. Le tout dans un brouillard sonore qui sculpte l’espace : un son pseudo-continu, très aigu, composé de superpositions d’ondes sonores qu’on perçoit de plus en plus et rappelle lointainement les vagues de la musique d’Eliane Radigue. On est clairement dans une agression sonore mais qui, comme les images montrées, suscite l’étonnement et le questionnement.
Des spots jaunes et bleus éclairent les rideaux et la scène, puis bleus et rouges, rappelant dans leur succession et/ou confrontation les couleurs sacrées de l’arène (le jaune, le bleu et le rouge représentant le sable/la terre, le ciel et enfin le sang) et évoquant le sacré, représenté par le violet, couleur des évêques, mais aussi des cérémonies religieuses et des actes solennels de la vie civile, composé de l’alliance du rouge et du bleu. On retrouve aussi par-là les couleurs qu’on distingue sur les deux leurres qu’utilise le torero (le premier, la muleta, utilisée au moment des banderilles, jaune et rouge, et le second, la capote de brega, celle des passes et de l’épée, jaune et rose).
Au passage, on voit apparaître le monolithe de 2001 : A Space Odyssee de Kubrick, mystère parmi les mystères, présent dans le film aux étapes majeures de l’humanité, à vrai dire peu attendu ici mais première occurrence d’un fil qui sera tiré peu à peu (on réentendra d’autres musiques dorénavant intrinsèquement liées à Kubrick comme Music for the funeral of queen Mary de Purcell dans A Clockwork Orange).
Ceci pourrait être envisagé comme un long prélude à un premier acte considéré comme l’acte des mystères, de la magie mais aussi de la souffrance, de l’appel à la mort, si on suit le livret Wagnérien, non explicite ici mais qui fonctionne assez bien avec le spectacle.
On comprend a posteriori que les (deux ?) sons continus très proches qui se changent en ondulations sont sans doute une métaphore sonore des deux amoureux mais aussi de l’élément aqueux qui fait partie du mythe de Tristan et notamment du premier acte maritime, et houleux, de l’opéra wagnérien.
Souffrance et appel à la mort donc avec un premier acte qui nous évoque Marina Abramović, dont Liddell ne se réclame pas du tout, mais surtout davantage les Actionnistes Viennois. Liddell, toute de souffrance amoureuse, de délaissement (dont la source, son Tristan, serait un certain Heysel, prénom qui reviendra périodiquement pendant le spectacle s’inscrire en projection sur les parois, quelquefois uniquement sous la forme amputée d’un H ), vient marquer sa chair d’artiste offerte, sacrifiée pour le public. Assise devant une table sur laquelle vin et pain sont disposés, elle se scarifie les genoux et les mains à l’aide de lames de rasoir, offrant son sang en spectacle à l’aide de mouchoirs en tissus qu’elle imbibe sur ses plaies et expose à la vue du public comme une Véronique (Vera Iconica) ou autant de mini Saints Suaires de Turin personnels, image d’une véritable passion. La Véronique est d’ailleurs aussi une passe de torero : les signes sont multiples…
Expérience cathartique éprouvante surtout pour un public suédois peu habitué à être bousculé dans un théâtre de la Cruauté qui n’a ici rien d’abstrait. Comme bande son, Asingara, du groupe gypsy rock Las Grecas.
No no puedo vivir
Yo
sin su amor no viviré
no viviré
no viviré
no viviré((Non, non je ne peux vivre. Moi, sans son amour je ne vivrai,je ne vivrai,je ne vivrai))
Le chant de Plainte bohémien remplace les chants des marins et surtout celui de la Fille d’Irlande, la magicienne Isolde, accueillant sans doute les souvenirs d’enfance de Liddell, née en 1966 (Las Grecas interprétaient leur chanson en 1974).
La séquence s’installe dans le temps pour provoquer le malaise mais joue intelligemment sur les ruptures, la musique s’arrêtant et reprenant tout à coup sur les gestes de Liddell, qui s’agite, chante, crie, hurle sa plainte. Toute une gamme… On s’enfonce dans l’horreur lorsqu’elle s’essuie avec le pain qu’elle mange ensuite et on retrouve outre l’allusion au rituel chrétien, des images du rite sacré performé par Médée dans le film de Pasolini : sacrifice sanglant dans le champ pour la renaissance de la terre.
Après des orgues de Bach, des chants gypsy (Enamorado de Tí… Rocío de Los Marimeños, chant d’amour… à la Vierge de El Rocìo, lieu sévillan du plus grand pèlerinage espagnol à la Pentecôte) et basques (?), le rite prend encore une autre dimension avec la lecture d’un livre de Cioran (dont on voit le haut du visage sur une photo rideau qui s’abaisse entre deux « scènes », avec un « H » qui s’évanouit sur le front), enveloppé comme un livre sacré, devant un taureau empaillé, puis une procession de pères portant de vrais bébés (enfants théoriques d’un amour perdu et qui ne naîtront pas ?), bénis par Liddell à l’aide d’un mélange de vin et de sang. Hurlements et danses comme des passes de torero ponctuent le sabbat qui vire par moment à la magie noire et à son décorum, notamment par inversion du rite catholique puisque Liddell agite aussi un encensoir devant cette parodie de rituel chrétien. On est dans une zone d’entre deux mondes.
Douleur et magie, philtre de vie et de mort. Fin de l’acte 1.
Débute ce qu’on pourrait appeler l’acte II de l’Isolde castillane (même si tout arrive de manière enchaînée et flotte dans un trop-plein provoquant la nausée, augmentée par les odeurs d’encens), qui est un long monologue performatif de logorrhée, parlé, hurlé, scandé, un grand moment de diction et d’essoufflement de la douleur, de la colère. Nous sommes sous les auspices de Baudelaire, de Rimbaud et d’Artaud, noms qui s’affichent sur le mur du fond.
C’est ici la Lettre dite du Voyant de Rimbaud qui est la carte maîtresse de ce second acte. Je est un autre donc. Et si le IIe acte de Tristan est un long dialogue (monologue ?) amoureux, Liddell en fait un dialogue hargneux jusqu’au-boutiste entre elle et son moi, entre elle et nous. Crachant sur son théâtre, « fait pour les femmes et les pédés », son travail épuisant qui la laisse incapable de vivre et d’aimer, sa vie vide hormis le labeur artistique, ses doutes, son orgueil, sa détestation de son public etc. Éructation jouant aussi avec le traitement sonore, certains mots restants suspendus, d’autres perdurant dans un écho étrange et déstabilisant (l’instant et l’éternité déjà).
Comme Tristan et Isolde devant le roi Marke et sa cour, elle brûle ses vaisseaux et apostrophe violement son public. Rappelons que le spectacle fut créé en France, en 2021, au Festival d’Avignon) et elle conspue un public parisien qui refuse la transcendance religieuse pour préférer ses théâtres. Elle attaque aussi une nouvelle génération qui se préoccupe de retraite lorsqu’elle devrait être bourgeonnante de vie, décrit la solitude et la violence de l’artiste qui ne peut penser et créer dans le cadre des organisations syndicales dont chaque théâtre en France est pourvu etc. Pour finir, elle fait des doigts d’honneur en déclarant qu’elle emmerde « la diarrhée durable ». Délit d’opinion au pays de Greta Thunberg.
Angelica Liddell donne à voir en acte la dépense propre à l’artiste se mettant en danger, son caractère sacré au-delà du bien et du mal Nietzschéen (rejoignant ainsi son thème du torero « affrontant la mort non pour des rois mais pour une mission plus haute ») et c’est, ici, au pays de la bien-pensance, encore plus détonnant. Liddell enfonce parfois quelques portes ouvertes mais qui sont ici, sans doute plus qu’en France (tellement prise à partie ici), fermées à double tour. Liddell croit à la mort d’une certaine idée de l’art et pense que Bergman, Pasolini, Godard((Histoire(s) du Théâtre III, sous-titre du spectacle, fait aussi référence aux Histoire(s) du Cinéma de Godard réalisées entre 1988 et 1998, radiographie d’une forme d’art et œuvre elle-même)), Fassbinder ne sont plus possibles aujourd’hui. Évidemment… mais ici, on ne le dit pas… voire on s’en réjouit.
Suit un épisode de poésie sonore, borborygmes pendant les cordes de la Sarabande de la suite pour clavecin n°4 de Haendel, leitmotiv du Barry Lyndon de Kubrick (film d’ascension sociale et de déchéance d’un… Irlandais sur fond d’intrigues et de perversité), art du cri, de la performance du récitatif. Le bruit mais aussi l’odeur, comme le disait Jacques Chirac, avec deux quartiers d’un bœuf tranché en deux qui descend des cintres : la séparation de Tristan et Isolde dans la chair. La mort des amants. Après l’encens, le sang. Écho d’un écho, d’un écho…
On arrive dans ce qui pourrait être le 3e acte, celui de la douleur, préparé par la venue dans un fauteuil roulant d’un nouveau protagoniste : un homme amputé d’un bras et d’une jambe. Comme on ne sait si le taureau est l’amoureux de Liddell, ou sa douleur, ou si elle est elle-même le taureau, on ne sait ce que représente (et, de fait, est) l’homme, si ce n’est un corps et une âme estropiés.
Sur la musique du prélude du 3e acte du Tristan Wagnérien, Liddell s’habille en torero et accueille l’homme en pagne comme un Christ, telle la Pietà de Michel Ange dans Saint Pierre. Image bouleversante, d’une humanité sacrifiée, d’un amour en pièce, d’un corps meurtri véritablement dans sa chair (on pense à l’émouvante mise en scène de la Flûte Enchantée de Castellucci, à ces corps brûlés, à ces aveugles, à ce trop-plein de Lumières Fraternelles incarnées). Tout est dit en somme et on sait qu’il n’y aura aucune libération finale dans ce monde post-moderne, post-tout mais surtout post-humain.
Un cadavre dans un cercueil vitré passe : comme un Roi Pêcheur ou un Graal, comme un saint exposé dans son cercueil de verre, comme la princesse pétrifiée dans sa cage de verre (dernière image sans doute de la cristallisation stendhalienne) dans Blanche Neige. Un chat se balade dans le cercueil, comme ceux dont s’entourait Belmonte parait-il, pour se protéger de la mort.
Un dernier tour de passe-passe, une dernière pirouette de l’artiste dans l’arène. « J’irai bien chasser des lions en Afrique », dit-elle, sur fond de bandera… Puis un homme en boubou arrive pour l’emmener danser sur la scène. Dernière valse, espoir d’un futur, humour ( ?) pendant que s’inscrit sur le fond I love you Heysel. Image kitsch à la Pina Bausch, à la Fassbinder, qui clôt ce spectacle éprouvant et remuant, riche en symboles, mots, pensées, images et sons qui habitent longtemps et dont il faut sans cesse tenter de démêler des fils ténus, pas très clairs, voire ambigus. Ainsi le final, qui outre la possibilité d’un espoir de renouveau amoureux et fait écho à Belmonte qui aurait, parait-il, alors qu’il était jeune, fugué le long d’une voie ferrée pour « aller chasser des lions en Afrique », prend de surcroît une teinte paternalo-colonialiste, certes noyée dans l’humour et le soulagement mais néanmoins présente. Toujours dans le registre ambigu, le prénom de Heysel, l’amoureux, pourrait faire référence, même si Liddell s’en défend, à la catastrophe de 1985 au stade de Heysel dans lequel une foule de supporters s’était fait piétiner. Stade contre arène, rassemblement populaire au fanatisme quasi religieux (Coupe d’Europe), piétinement mortel comme le torero peut en subir : les signes sont multiples et en miroir… L’apparition du H évanescent sur le front du misanthrope Cioran ferait aussi sens, éclairé de cette façon. La magie noire, très noire, y compris dans ses fantasmes, n’est jamais loin…
Un vrai festival sacré scénique. À posologie modérée mais recommandée.