Première question étonnante. Qu’est-ce qui, en 2023, peut pousser Thomas Ostermeier à se pencher sur La Voix humaine de Cocteau datée de 1930 (et dont Poulenc tirera un opéra en 1959) ? Dialogue téléphonique d’une femme avec son amant (qu’on n’entendra jamais), après une rupture consentie (mais clairement prononcée par l’amant) qui laisse la protagoniste dans un état de détresse, proche du suicide mais elle fait la bravache, « assume » comme on dit, et fait de cet ultime coup de téléphone un ultime lien avant la coupure définitive.
Cocteau, en homme de son temps, radiographiait l’amour libre, la rupture moderne à l’amiable et… téléphonée, rendait la présence-absence de l’amant fantôme bientôt disparu dans cet univers de voix parasites qui squattaient la conversation, la suspendaient, la mélangeaient avec d’autres (l’opératrice, les autres abonnés etc…) comme un monde mis à distance par un amour qui prend toute la place.
La femme attachée à sa relation était métaphorisée par cette femme attendant dans un hôtel (donc doté d’un téléphone, rare à l’époque) la voix de son amant pour une éventuelle reprise amoureuse. Attachée à un fil donc et peu stable, comme les conversations téléphoniques de l’époque l’étaient.
Plus du tout la même configuration technique aujourd’hui donc mais, si la La Voix humaine était presque impossible à accepter dans les années 80–90 en Occident, époque de câblage téléphonique massif et quasi-total, l’avènement des téléphones portatifs et la disparition des « filaires » permet, curieusement, la réactualisation de la pièce. Gageons même que nous sommes dans les derniers moments (avant une couverture mondiale probable sous peu) où la pièce peut encore nous parler. Coupure de réseau, jeux sur la possibilité de capter et/ou de ne pas répondre à son interlocuteur en accusant les aléas de la technique, attente fébrile de la communication et/ou du message etc.. L’opératrice n’est plus là mais l’interruption technique, la suspension à un fil reste toujours possible. « Tant qu’ya du réseau ya d’l’espoir », chantait Thousand sur Au Paradis en 2020.
La Voix humaine finalement se réactualise d’elle-même (avec l’aide de menues coupes et ré-ajustage du texte).
Reste une question. Pourquoi la femme serait-elle obligée de rester dans une chambre d’hôtel (dépendante d’une connexion téléphonique dans les années 30, inopérante ici) ? La question ne sera pas totalement tranchée. On imagine la commodité d’une relocalisation pour voir son amant, s’extraire, encore plus, de son quotidien. Peut-être que l’hôtel est aussi le lieu de leurs anciens ébats (relation adultère ?). Toutes ses explications plausibles ne seront pas annulées mais Ostermeier laisse volontairement planer le doute (comme un lien plus ou moins lâche avec la temporalité de la pièce de Cocteau ?) comme une absurdité possible, ou au moins une mise à distance qui nous permet de ne pas nous laisser berner par l’illusion théâtrale. Le point est important, nous y reviendrons.
Toujours dans cette optique, le décor. Extrêmement réaliste (scénographie et costumes de Nina Wetzel, lumières magnifiques de Carsten Sander), il nous plonge dans une chambre d’hôtel quasi appartement (la frontière est savamment entretenue), avec vue en arrière-scène sur l’hôtel de ville de Stockholm et le lac Mälar. On peut supposer être sur l’île (métaphore de la solitude…) de Södermalm dans l’hôtel Hilton, proche de la vieille ville, Gamla Stan, à deux pas des écluses et donc de la mer. Retenue d’eau, plongée dans l’immensité. Encore d’autres indices sur la situation.
Rien ne va dans cette chambre, métaphore de l’état déséquilibré de la femme : cartons de pizza qui traînent, bonbons aux chocolat qui s’entassent sur la table avec des comprimés, bouteilles d’eau et de champagne. Un vrai capharnaüm pour un cafard réel.
Rien ne va non plus dans le décor proprement dit. La vidéo de Stockholm la nuit est très légèrement (et sans doute volontairement) pixélisée. La chambre voit ses murs s’envoler vers le haut, soulignant quelque chose de vertigineux (Ex : les parois vitrées de la salle de bain, anormalement hautes). D’autre part, le proscenium, jamais utilisé par l’actrice, moquetté comme la chambre, s’avance dangereusement vers le public, comme s’il se répandait (on pense à l’escalier de la Bibliothèque Laurentienne de Michel-Ange). Tout pour nous signifier : attention, nous sommes au théâtre ! Avec deux axes, la montée, l’écrasement et la profondeur, pour nous attirer vers le balcon…
Théâtre oui mais daté ! D’où la modernisation avec un écran vidéo, genre format 16 :9, flottant au-dessus de la scène, à jardin, entre scène et proscenium. Comme un espace autre.
Là apparaîtra l’inévitable image en format rectangulaire sur la hauteur, format instagram, si anormal (l’anti peinture, l’anti cinéma) et pourtant tellement contemporain. S’opposent deux champs, et deux types de regard, deux façons de voir à l’image du texte. La femme, l’homme, le discours (tout va bien), la réalité (je souffre et t’aime encore), la présence, l’absence etc… Le regard du spectateur oscille entre la réalité du théâtre et la médiatisation du réel, thématique on ne peut plus actuelle.
Détails mis en scène par la protagoniste, elle-même, utilisant son smartphone et notre vision de spectateur qui a une vue globale de la « scène ».
Puis, on bascule encore. Dans le texte de Cocteau, lorsque la femme dit « tror du att jag spelar teater för dig ? »- « tu crois que je joue la comédie ? » mais aussi dans la mise en scène d’Ostermeier, lorsque l’écran donne à voir une autre perspective sur la réalité, bousculant le dispositif : l’écran diffuse alors d’autres images de la scène dont on repère, après le moment d’étonnement, le truc : des miroirs sans teint cachent des caméras invisibles. On passe alors dans le cinéma. Théâtre, média, cinéma((notons que La Voix Humaine a été l'objet d'une adaptation au cinéma par Rossellini, L'Amore, 1948, et que Femmes au bord de la crise de nerf de Almodovàr, 1988, lui doit beaucoup)) puis série télé avec l’irruption de musiques qui viennent plonger les écrans dans une autre réalité, celle du soap ouaté avec ses images lissées, ces plans glissant les uns dans les autres. Continuité vs ruptures de réseaux.
On oscillera dans ces différents champs. Le théâtre (le réel, à savoir la souffrance et la solitude de cette femme abandonnée) refaisant parfois brusquement irruption dans les coupures de communication. Cocteau, dans le texte, évoque le chien commun que la femme conserve et dont elle veut se débarrasser. Image miroir de la fidélité, dont elle ne veut pas, lui non plus d’ailleurs… Si le chien est un sujet-métaphore chez Cocteau, Ostermeier lui donne une « réalité » plus prégnante.
Le chien est entendu (par les enceintes ?) au début de la pièce. La femme l’a enfermé visiblement dans un placard de la salle de bain et le nourrit en lui jetant des morceaux de pizza, évacue ses déjections avec des serviettes de toilettes. Un réel, animal, très physique, dont elle ne veut absolument pas, totalement hors champ (comme l’homme), totalement théâtralisé dans un premier temps, mis en scène par des trucs et qui, finalement, de manière surprenante entrera sur scène. Un dalmatien énorme, doté d’un collier luxueux.
Il rentrera le temps qu’elle lui donne à boire, moment un peu irréel d’un réel qu’on avait fini par nier par tant de mise en scène.
Là encore d’autres images cinématographiques sont conviées. Celle des 101 Dalmatiens de Walt Disney, image d’une famille idéale au couple uni versus Cruella, une femme étrange (à la libido monstrueuse ?) qui veut la peau de la progéniture canine. La femme ne veut pas de son image miroir, la fidélité est une animalité, qu’elle incarne malgré elle, à l’image des gants (ici en peau) que son amant lui réclame, qu’elle affirme avoir perdus, tandis qu’on l’a voit plus tard, à la faveur d’une rupture de communication, les prendre sur sa table de chevet pour s’enivrer de l’odeur de l’amant…
Ostermeier joue longuement avec les possibilités des options vidéos de sa mise en scène : réalisme, ajout d’un autre angle, ambiance cinéma pour la grande histoire d’amour, série-soap pour le délayage d’une histoire qui n’en est plus une, option Les Feux de l’Amour, The Young & The Restless donc, interminable série prolongée au-delà du raisonnable (avec une musique clavier typique) mais aussi diffraction d’un œil metteur en scène voyeuriste (on pense à La Prisonnière de Clouzot qui lorgne vers l’art contemporain). Ainsi les musiques comme les images glissent d’une ambiance très cheap à la musique contemporaine (cordes aux motifs répétitifs) nous invitant à changer notre regard sur le drame intime doublement représenté. Lorsque toute la gamme semble avoir été jouée, dans une (presque) ultime pirouette, Ostermeier nous donne le tournis comme dans Le manège de Piaf en mélangeant toutes ses images live. La femme smartphone en main tournoie sur elle-même et à l’écran, le vidéaste mêle cette prise de vue à toutes les autres nous emportant dans un tourbillon qui donne la nausée.
Alors qu’on pense avoir tout vu de ces tiroirs et ressorts, Ostermeier interrompt sa pièce par une nouvelle coupure technique, cette fois-ci dans le texte et la mise en scène même. « Lena » (l’actrice censée jouer la femme jouée par… Lena Endre) demande une pause et interpelle le metteur en scène. Interruption jouée bien sûr mais qui surprend et fonctionne admirablement d’autant que « Thomas » (double de Thomas Ostermeier joué par Thomas Hanzon… lui-même ex-concubin de Lena Endre. Le jeu se double encore) intervient sur scène pendant que les murs basculent (la boîte s’ouvre totalement) pour montrer l’envers du dispositif et curieusement, par un excès de théâtre (la pièce dans la pièce, la comédie dans le drame, la critique de l’œuvre dans l’œuvre elle-même) met à distance l’illusion théâtrale !
« Lena » s’emporte sur l’impossibilité de jouer aujourd’hui une femme esclave, désœuvrée, suspendue au téléphone etc. Et « Thomas », agacé, d’essayer de remettre la diva sur les rails, interrompu par un technicien se mêlant de la conversation (« je suis d’accord avec vous : ma femme gagne plus que moi. »), et finalement remettant la pièce en route par de multiples trucs sur l’actualité de la pièce au-delà de son attribution genrée : lui-même ayant été éconduit par Lena et ayant attendu longtemps de ses nouvelles. Trucs eux-mêmes interrompus par d’autres ruses de « réalisme » (interruption du discours par une interpellation sur des détails), comme l’interrogation de Lena sur le vernis à ongle de Thomas : « ça c’est ma fille qui a voulu.. je ne peux rien lui refuser d’ailleurs elle m’a fait ce dessin sur le torse. » et Thomas de le lui montrer avant de se remettre à nouveau dans son rôle de metteur en scène.
Mise en scène convenue, dans tous les sens du terme, du Metteur en scène et de son actrice forcément diva, de ses factotum bêtas etc.
Voilà pour la critique de sa mise en scène, son actualisation, le féminisme : on est jamais si bien servi que par soi-même !
Grand moment de théâtre et de mise en scène, gérée au cordeau. Jusque dans le détail, ironique, d’un accessoiriste qui ramène les robes évoquées dans la conversation pendant le dialogue diva-metteur en scène et les balance sur le lit. Moquons-nous de cette histoire, des mises en scène du personnage féminin et de sa propre mise en scène. C’est aussi, par le rattrapage des costumes, un fast-forward vers le dénouement.
Reste à finir, proprement à aller vers la fin. Les masques de la femme sont tombés un à un, elle avoue à son amant ses mensonges (son amour, la robe non portée, son attente intenable etc..). Ce retour du réel sans fard implique une résolution et une mise en scène de l’évanouissement des illusions par une reprise en main du théâtre, véhicule principal du réel ici. Plus de vidéo, Lena Endre rejoue son agitation saccadée, courant d’un endroit à l’autre, sans réel sens, ou du moins avec des envies contradictoires vite oubliées. Un seul acte lisible (sensé ?) : elle libère le chien (dans le couloir de l’hôtel !!). Elle se rend vers la balcon du fond de scène, invasions des bruits de circulation lointaine et surtout du vent, qui s’entend et se voit (ventilateur bien géré). C’est un appel d’air, hautement signifiant, qui l’entraîne à enjamber d’un coup le balcon et plonger dans le vide. La boucle est bouclée dans un appel vers l’horizontalité écrasante, présente depuis le début.
Vox Humana est comme on espère avoir pu le montrer un très beau moment de théâtre, utilisant toutes ses possibilités et réflexions, porté par une actrice qui fait partie des murs, engagée par Dramaten depuis 1987, que l’on connaît plus en France pour ses rôles liés à Bergman dans Les Meilleurs Intentions (1992) de Bille August (scénario d’Ingmar) et dans En Présence d’un clown (1997) ou dans la série Millenium. Outre sa présence palpable, on apprécie aussi son jeu assez fin, de femme perdue et en tentative de reprise en main-vaine, mis en valeur par les caméras et l’écran, alliant la présence réelle du théâtre et la focale de l’entomologiste du cinéma, et qui donnent accès à des détails imperceptibles en dehors des premiers rangs : tripotage maniaque des bagues, larmes, tics de visage variés… suivant la mise en scène de son mensonge (à lui, à elle-même) et tout un degré de masques plus ou moins parfaits jusqu’au complet lâchage de la femme abandonnée-corps vivant mais sans vie, sans âme, animé comme un automate pendant ses derniers soubresauts (sans oublier la performance de rupture de son personnage aux deux tiers de la pièce et son retour dans son rôle doublement joué !).
De la vie des marionnettes (1980) titrait Bergman dans son précis de décomposition amoureuse, en noir et blanc, pendant sa période allemande…