Prologue d'une Tétralogie très attendue, ce Rheingold répond en partie aux partisans et détracteurs qui s'accordent à dire que Romeo Castellucci ne fait pas de la "mise en scène". Prenant cette notion à la racine, il trouve le moyen non seulement de la redéfinir, mais surtout de lui donner une raison d'être. Il ne s'agit pas pour lui de prolonger des pistes déjà explorées par d'autres et surtout pas de s'inscrire dans un "métier" avec des fonctions et des attentes bien établies. C'est précisément en contournant des attentes qui déboucheraient sur un "style" qu'il trouve dans l'œuvre des éléments en phase avec sa conception du théâtre. Bien conscient du fait qu'un texte ou une partition n'ont pas d'existence propre en dehors de leur "mise en scène", Castellucci propose d'élargir ce concept à une démarche qui tend à modifier la réalité de l'œuvre telle que nous la percevons. En un sens, le théâtre de Romeo Castellucci, c'est celui d'une fusion entre "volonté" et "représentation", deux aspects fondamentaux de l'expérience que vit le spectateur qui assiste à un de ses spectacles.
Philosophiquement parlant, cette Tétralogie s'inscrit dans les pas d'un Richard Wagner empruntant lui-même au chef d'œuvre de Schopenhauer la dualité de ses thématiques. Au cœur de son parcours, Castellucci place cette "volonté" comme force aveugle et insatiable qui pousse les personnages à chercher la satisfaction de ses désirs et besoins. Cette pulsion génère constamment des désirs et des besoins qui ne peuvent jamais être totalement satisfaits. C'est la ligne directrice du livret et l'objet de la "représentation" scénique. Chez le philosophe et le musicien, la "représentation" fait référence à la manière dont nous percevons le monde qui nous entoure. En sollicitant par un lexique fait d'images symboliques et signifiantes le regard et l'intellect du spectateur, la mise en scène de Castellucci interroge non seulement notre relation au Ring mais au-delà, il reconstitue une forme d'expérience du monde. Libre à nous de nous abandonner à une "volonté" intérieure qui viendra influencer la "représentation" des objets, événements et idées de cette narration.
On sort de ce spectacle dans un état de trouble dont l'origine même se trouve dans l'impossibilité où l'on est de ne pas savoir par quels termes nommer ce que l'on vient de voir, ce à quoi nous venons d'assister. Nous sommes dans une dimension de l'opéra (Wagner parle d'un "drame musical") qui renvoie à la thématique wagnérienne de l'œuvre d'art total. On mesure le rapport particulier qui relie l'univers de Castellucci à Wagner et cette notion qui ouvre à une expérience esthétique qui tient à la fois de la poésie, du théâtre chanté et de l'art plastique. Il est remarquable de voir comment Rheingold s'inscrit sur ce plan dans une esthétique assez proche de Parsifal (2011) et Tannhäuser (2017). Le terme de "performance" pourrait être adéquat, suggérant étymologiquement l'idée de réaliser ou de produire quelque chose à travers une action ou une mise en forme. Retenons également la comparaison mentionnée par le dramaturge Christian Longchamp en préambule de l'entretien publié dans le programme de salle qui parle du Ring comme d'un "polyptique exceptionnel" dont nous admirons ici le premier volet.
À la différence du public de 2011 qui découvrait dans Parsifal comment Castellucci parvenait à greffer pour la première fois une partie de son langage théâtral dans une œuvre lyrique, les spectateurs de 2023 disposent d'une palette de références qui leur permet de mieux s'orienter dans ce travail. Là où Orphée et Eurydice (2014), Jeanne au bûcher (2017) et la Flûte enchantée (2019) opéraient à chaque fois un déplacement du curseur esthétique au-delà d'un périmètre attendu, Rheingold donne l'impression d'une stabilisation des moyens et des buts. Une des raisons serait à chercher du côté de la fonction dramaturgique du Ring – à la fois plus complexe et plus dense qu'un opéra traditionnel limité à trois unités de temps, d'action et de lieu. La constance de Romeo Castellucci à interroger par le moyen de l'image ce qui, chez d'autres, s'atteint par d'autres chemins, fait de ce Prologue une étonnante et ambitieuse entreprise de dresser un catalogue initial dans lequel on devine que les trois autres volets viendront s'y référer.
Au premier abord, on ne trouvera rien ici d'explicitement sociopolitique ou historicisé à la manière d'un Frank Castorf ou d'un Dmitri Tcherniakov – attachés tous deux à façonner une fresque qui fasse du Ring un ensemble organique issu d'un contexte lié à la révolution industrielle, à la fois miroir et précurseur des grandes crises sociales et économiques. Un coup d'œil aux décors et aux costumes suffit à comprendre qu'on s'en tient symboliquement ici à exprimer des idées et des symboles, quitte à réduire la surface expressive d'un personnage à une sémantique paradoxalement très désincarnée (comme on le verra plus loin avec les scènes où le corps et la voix sont divisés voire multipliés). Le schéma général de ce Ring de Castellucci fonctionne davantage comme une série de motifs et de tableaux qui viennent s'inscrire librement en référence aux célèbres thèmes et motifs musicaux dont Wagner a parsemé sa partition. La mise en scène ne se limite pas à une plate illustration qui ferait correspondre une image à une idée. L'image se combine à d'autres images présentes au même moment sur scène (ou bien des images surgies de souvenirs d'autres spectacles) pour former une suite à laquelle on pourrait donner la valeur d'un rituel.
Chez Castellucci, l'image est un des éléments d'un pensée dramaturgique qui plonge ses racines dans une forme mythologique qui met en avant le destin des personnages comme celui de caractères individuels. Le point initial de sa Tétralogie se déplace du côté de ces mythes antiques qui séparent le monde en espaces supérieurs-inférieurs, avec des personnages dont le destin correspond à la catégorie à laquelle ils appartiennent. La clé du mystère tient dans l'exécution de rites dont la référence principale renvoie aux fameux Mystères d'Éleusis, associés dans la Grèce antique au culte de Déméter et de sa fille Perséphone. Ces rituels les plus célèbres et les plus sacrés de la Grèce antique doivent leur célébrité au secret entourant leur signification et le détail précis de leur déroulement. Vraisemblablement associés à des rites d'initiation, des cérémonies, des processions, des offrandes et des récits mythologiques liés à Déméter et Perséphone, les Mystères d'Eleusis étaient conçus pour célébrer le cycle de la vie, de la mort et de la renaissance, ainsi que pour promouvoir l'espoir de la vie après la mort. Ils étaient ouverts à tous, tant que les participants étaient initialement purifiés par des rites de préparation.
Cette allégorie spirituelle constitue pour Castellucci une forme de métaphore dans la démarche artistique qu'il met en œuvre dans cette Tétralogie. Il convient de rappeler que les séances de travail ont été précédées par une "expérience de marche/performance" sur le site archéologique de la cité antique d'Éleusis, intitulée "Mystery 11 MA" (interview de Romeo Castellucci : https://youtu.be/3oDACUXY0ec). Il est difficile de ne pas penser aux parallèles entre le livret de Wagner et ce mythe antique construit autour de l'enlèvement de cette déesse de la fertilité dans le monde souterrain, préambule à une négociation qui débouchera sur le cycle des saisons comme condition de la vie. Il n'est pas interdit de penser que la dramaturgie de ce Rheingold tient par conséquent d'un rite initiatique réunissant les spectateurs dans une salle de la Monnaie transformée en équivalent de la caverne de Platon et du Télestérion, cet espace sacré où les mystères d'Éleusis étaient célébrés. Ce qui est certain, c'est que Castellucci cherche à construire son réseau d'images pour en faire une caisse de résonance venant prolonger ou orienter d'autres éléments constitutifs du drame wagnérien à commencer par la mélodie infinie ou les leitmotivs et leurs modulations harmoniques. Si l'ambition se heurte parfois à des effets visuels dont le rythme propre entre conflit avec le rythme et la tension dramatique, elle ne forme jamais avec elle une contradiction ou un hiatus. Quand le dialogue ou l'affrontement (Descente au (et remontée du) Nibelheim, scène des transformations d'Alberich… ) virent à l'abattage, la mise en scène hésite parfois entre l'ellipse et la densité pour trouver une solution adéquate.
Abordons à présent le prélude. Ce moment crucial conditionne comme aucun autre sans doute le regard des spectateurs, par l'utilisation d'une obscurité totale qui le plonge dans une nuit où l'on ne distingue ni les veilleuses de sécurité, ni l'éclairage de la fosse d'orchestre. Tandis que le regard cherche inconsciemment ses marques, un immense anneau d'or semble tomber des cintres, brisant le silence d'un bruit sec et régulier en oscillant telle une pièce qu'on lance pour deviner de quel côté elle va tomber. Ce prélude dans le prélude donne à l'accord initial la dimension d'un son des origines, un liquide amniotique où de la nappe sonore émerge l'image des trois Filles du Rhin. L'éclairage fascine par la faiblesse de son intensité, si bien qu'à défaut de pouvoir les distinguer, l'œil devine leurs trois formes réunies en une triade rappelant les antiques Charites (Χάριτες) ou trois Grâces, dont la présence ternaire est redoublée par trois figurantes en arrière-plan. La gaze vaporeuse et dorée évoque quant à elle cette pluie d'or fécondant Danaé, présence allégorique du désir du dieu des dieux que cet écho visuel place au centre des enjeux.
Seul capable de maudire l'amour pour conquérir le pouvoir, Alberich déclenchera le mécanisme qui mènera à le monde à sa perte. Attaché à une poutrelle et affublé d'une prothèse qui souligne sa monstruosité et son animalité, il a l'apparence d'un Christ sur son chemin de croix et d'un dieu vaincu condamné à souffrir son châtiment dans les tréfonds des enfers. Le renoncement à l'amour le libère littéralement des liens qui le tenaient prisonnier avec comme idée de transition, le sol qui se retire et bascule vers l'arrière sur le même principe que le plateau à la toute fin du Requiem de Mozart que Castellucci avait monté au festival d'Aix (2019) et repris à la Monnaie (2022). La marque circulaire dorée qui indiquait au sol l'emplacement de l'or, devient ce fond de scène qui préfigure symboliquement la dernière scène de cet Or du Rhin : la fin dans le commencement en quelque sorte.
Tandis que la scène s'élargit et que la lumière se fait plus vive, apparaît le Walhalla version Castellucci, fait de hauts pans de murs blancs sur lesquels descendent des cintres des moulures comme entreposées à même le sol. On pense dans un premier temps au détail antiquisant de cette frise posée discrètement sur un chapiteau corinthien dans le décor que Richard Peduzzi avait imaginé pour Patrice Chéreau. Mais ici, la série des bas-reliefs est nettement plus référencée et donne l'impression générale d'un cabinet de curiosité dans une peinture classique du 17e et 18e siècle. Un examen approfondi de ces sculptures révèle une variété d'origines, d'époques et de thématiques. On trouve un bric-à-brac de luttes mythologiques et de guerres, d'artefacts républicains ou fascistes… Il convient de mettre un peu d'ordre dans ces ruines – disons plutôt ru(i)nes… puisqu'en l'absence de lance des traités dans la main de Wotan, on peut imaginer que ces bas-reliefs sont l'équivalent des runes qu'il a gravées sur l'unique symbole de son pouvoir : le Walhalla, palais où il règne en compagnie des autres dieux et demeure éternelle à la gloire des héros qu'il accueille après leur mort.
Castellucci fait de ce temple un monument laïc autant que religieux, mêlant les symboles et les hommages politiques. On peut associer la thématique d'une alliance spirituelle à la présence de statues de saints (présentes sur la façade du Duomo de Milan) et la parabole du Bon Samaritain ("tu aimeras ton prochain comme toi-même"). Le mariage (civil) n'est pas en reste, avec cette Fraternité des Peuples de Dalou qui orne la salle des mariages de la Mairie du 10ème arrondissement dans le plus pur style IIIe république. Mais attention, ce baiser civil autant que viril n'est pas aussi pacifiste qu'on pourrait croire puisqu'il servira de piédestal à l'entrée des deux géants Fasolt et Fafner venant réclamer leur salaire ; à moins qu'on traduise son basculement face contre terre comme le symbole d'un pacte rompu…
Posée verticalement, la représentation du vol de la Menorah (chandelier à sept branches) par les légions romaines à l'occasion de la destruction du temple de Jérusalem laisse imaginer un rapprochement avec le vol de l'Or par Alberich dans la scène précédente. Libre alors de faire un rapprochement entre la scène de l'Ordination de Saint Antoine (reproduite d'après le modèle de la Basilique de Parme) et l'invocation pour son rôle en tant qu'intercesseur dans la recherche d'objets perdus. Comme Loge dans la scène suivante, Saint Antoine aidera Wotan à retrouver l'Or perdu, sans pouvoir le protéger de la malédiction qu'il propage…
On repère également une Descente de croix et dans un coin, le meurtre d'Abel par Caïn. En mettant en présence le premier meurtre et la crucifixion du Christ, Castellucci réunit les éléments qu'il utilisait déjà dans Il primo Omicidio, oratorio d'Alessandro Scarlatti mis en scène à l'Opéra Garnier en 2019. Le fratricide par jalousie fait directement écho au meurtre de Fasolt par Fafner mais on retrouve ce thème par diffraction dans une des métopes du Parthénon montrant le combat d'un centaure contre un Lapithe. Cette autre allusion à un spectacle de Castellucci (Le Metope del Partenone créé à Art Basel en 2015) renvoie à cette guerre mythologique déclenchée par la jalousie du centaure Eurytion tentant de violer la femme du roi des Lapithes – avec, en filigrane les inconduites de Wotan et toute la réaction en chaîne qui mènera à la mort de Siegfried…
Le livret de la Tétralogie se prête également à la mention de ces personnages historiques providentiels dont le destin rencontre (pour le bien et le mal) celui d'un pays – l'Italie en l'occurrence. Tel est le message du célèbre "Viva Verdi", acronyme politique pour "Viva Vittorio Emanuele Re D‘Italia", allusion conjointe au promoteur de l'unité nationale politique et la figure du célèbre compositeur (qu'on oppose souvent à Wagner) ou bien cet autre bas-relief de l'époque fasciste montrant les exploits du Duc d'Aoste à la bataille de Vittorio Veneto durant la première Guerre Mondiale.
La boucle historique se referme sur la reproduction en petit format du bas-relief équestre montrant Umberto I à l'entrée du Château des Sforza à Milan. Fils de Victor-Emmanuel II, son règne de 22 ans a été marqué par des défis politiques et sociaux, notamment en ce qui concerne les mouvements nationalistes et l'unification de l'Italie au 19e siècle. Surnommé "le roi soldat" en raison de sa participation active à la guerre contre l'Empire éthiopien, il a essuyé plusieurs tentatives d'attentats et de complots avant de tomber sous les balles de l'anarchiste Gaetano Bresci le 29 juillet 1900 à Monza. Ce monarque "crépusculaire" est le seul élément qui subsiste bien visiblement sur le mur de fond après que tous les autres bas-reliefs soient remontés dans les cintres au moment de l'arrivée de Loge, comme s'il s'agissait de souligner le parallèle avec le fragile pouvoir de Wotan.
Celui-ci apparaît de dos, à l'intérieur d'une sorte de sarcophage qui a la forme d'un kouros. Cette sculpture archaïque emblématique de la Grèce antique représentant un jeune homme nu avec des caractéristiques anatomiques d'une jeunesse et d'une beauté idéalisées. Ce "jeune homme" servant d'offrande votive dans les sanctuaires religieux contraste par son apparence et sa fonction avec le corps déformé et hideux d'Alberich. Le parallèle est d'autant plus fort que Wagner s'attache à souligner dans son livret la présence de cet "Albe-rich" (littéralement le "Roi des elfes") tel un "Schwarz-Alberich" ("Roi des elfes noirs") par opposition aux "Lichtalben" ("Elfes de lumière") gouvernés par Wotan en tant que "Licht-Alberich". Ce basculement avers-revers tisse un lien subtil entre les deux protagonistes qui finira par apparaître plus nettement dans la scène des transformations, lorsque Alberich abandonnera son apparence monstrueuse pour (re)devenir un homme…
Cette scène du Walhalla est marquée par l'idée très impressionnante d'un sol fait de plusieurs dizaines de corps nus allongés sur la totalité du plateau. Les costumes et robes noires des dieux contrastent nettement dans cette blancheur immaculée ; ils marchent sur ces corps dont les ondulations soulignent leur équilibre précaire et préfigure leur destin fatal. L'effet visuel très puissant rappelle celui du Chant III de la Divine Comédie, lorsque Dante et Virgile sont à l'entrée de l'Enfer et voient dans une plaine obscure des âmes endormies qui reposent, couvrant le sol d'une "ombre sombre". Wotan et Fricka arborent une couronne noire en forme de bulbe qui les distinguent des autres dieux, non couronnés, et de Freia dont le capuchon rappelle la tenue des figurantes dans l'action "Mystery 11 Ma" à Éleusis. Celle-ci porte dans un filet les oranges qui assurent aux dieux leur immortalité et que piétinent les Géants pour marquer leur colère et leur volonté de faire respecter le traité passé avec Wotan.
Cette irruption de Fasolt et Fafner provoque un changement d'apparence chez les dieux, remplacés par leurs "équivalents-enfants" qui miment la scène à leur place tandis que la voix des chanteurs nous parvient de derrière le décor. Un procédé similaire de substitution intervient juste avant la descente au Nibelheim, montrant des dieux changés en "équivalents-vieillards". Cette fluctuation temporelle est résumée par l'énigmatique dalle funéraire qu'on remarque à peine dans un coin de scène. Marquée de la formule "I'M A CHILD", elle rappelle le style et l'humour laconique du poète concret et sculpteur écossais Ian Hamilton Finlay exprimant le caractère éphémère de l'existence.
Cette substitution et multiplication protéiforme s'accompagne également d'un traitement très théâtral de la voix qui joue sur un effet de trouble entre l'œil et l'oreille. Les deux géants parlent – littéralement – d'une même voix, le personnage silencieux imitant à tour de rôle le mouvement des lèvres de celui qui chante. Les "équivalents-enfants" quant à eux, miment les paroles que leurs alter-égos adultes chantent en coulisses. Cette idée de démultiplier (ou au contraire, réunir) les corps trouve dans le personnage de Loge un forme de résumé. Être étrange et protéiforme, il apparaît sur scène tel un "Prométhée déchaîné", avec une flamme brûlant dans la paume de sa main qui rappelle le feu sacré qu'il a volé à l'Olympe pour le donner aux hommes. Le traitement de ce personnage correspond à la volonté de Castellucci de montrer un pouvoir qui dépasse celui de Wotan et d'Alberich. Seul personnage présent d'un bout à l'autre de la Tétralogie, c'est lui qui permet à Alberich de forger l'anneau et c'est celui qui, à la toute fin, consumera Brünnhilde sur son bûcher. Maître des apparences et des destins, il est également ce magicien facétieux qui dévoile ses trucages, retirant la prothèse de bras qui tenait la flamme, comme un sorte de pied de nez à l'assistance.
Prométhée était un Titan, une race divine antérieure aux dieux de l'Olympe. Il est crédité d'avoir façonné les premiers humains en mélangeant de l'argile et de l'eau. Cependant, les créatures qu'il avait façonnées manquaient de connaissances et de capacités. Pour remédier à cela, Prométhée a volé et l'a donné aux humains, les dotant ainsi de la capacité de la pensée, de la créativité et de la civilisation. Il ne subit pas ici de châtiment éternel pour avoir voulu disputer à Wotan la capacité de créer la vie. Castellucci souligne les aspects qui le rapprochent également d'Hermès trismégiste, messager des dieux et intercesseur entre eux et les hommes, mais également dieu de la négociation, des ruses et des subterfuges. Sa vivacité d'esprit, sa rapidité et sa polyvalence fait de lui ce trismégiste "trois fois grand", figure centrale de la tradition hermétique, une tradition ésotérique et spirituelle qu'on rapproche de l'alchimie. Sa scène déborde d'inventivité, multipliant les "numéros" comme un prestidigitateur dans une salle de music-hall. Le principal consiste à faire apparaître un œuf dans sa bouche et jouer au tir au pigeon en le faisant éclater sur d'anciennes photographies montrant d'anciens chanteurs wagnériens dans des costumes iconiques avec cuirasses et casques ailés (dont Astrid Varnay et Birgit Nilsson), mais également Gábor Bretz en Wotan. L'œuf en éclatant, libère une substance noire dont l'éclat imite l'étoile noire dont il sera question dans la dernière scène avec Alberich. Pour l'heure, c'est le souvenir se Sur le concept du visage du fils de Dieu (Sul concetto di volto nel figlio di Dio) qui surgit, avec cet immense portrait du Christ souillé par les projections noires. Castellucci traite la question de l'Anneau et de sa possession sur le même plan qu'un péché originel dont la couleur noire et l'aspect visqueux souillent inévitablement celui qui veut le posséder.
La malédiction d'Alberich ("Bin ich nun frei ?") sera l'occasion d'"empoisonner" son geôlier en marquant son œil avec la substance noire du péché – équivalent astucieux à la perte de l'œil pour avoir arraché une branche au frêne pour en faire la lance des traités. Dans la même scène, Loge verse sur le prisonnier un liquide noir (Schwarz Alberich…) – souvenir du Moses und Aron de Schoenberg à l'Opéra Bastille (2015) avec l'allusion au Mikveh, bain de purification rituelle et la guérison du paralytique dans le bassin de Bethesda. Cette impossibilité de distinguer entre la souillure du péché et l'eau lustrale capable de le laver, forme un des paramètres les plus récurrents et les plus importants du vocabulaire symbolique de Romeo Castellucci. Rheingold ne fait pas exception, offrant au metteur en scène la possibilité de juxtaposer la sémantique complexe de l'Anneau avec cet élément visuel très puissant.
On en viendrait presque à regretter la relative atonie de la scène de transition où Wotan et Loge descendent au Nibelheim – atonie rehaussée par le recours à des bruits d'enclumes enregistrées et un banal nuage de fumée au moment de faire surgir des ténèbres la poutrelle métallique à laquelle Alberich était attaché au début et une machine-outil manipulée à vue par des Nibelungen en tenues d'ouvriers. Autre élément incontournable (avec la présence d'enfants et celle d'animaux) du lexique castelluccien, la machine sert ici à courber le métal et former littéralement l'immense anneau tant convoité. Un modèle à échelle réduite sert de Tarnhelm, rappelant le collier de métal qu'on passait autour du cou des esclaves. Le geste très symbolique d'Alberich consistant à plonger les néons lumineux dans un liquide noir est moins spectaculairement lisible que le façonnage de l'Anneau mais cette économie permet d'éviter des effets trop compliqués, comme dans la suite des transformations. Théâtralement très commode, un simple masque de démon – Cf. Schwanengesang D744 (2013) – fait office de dragon effrayant… Plus intéressante, la transformation en crapaud offrira le spectacle d'un Alberich retirant sa prothèse comme le personnage féminin dans Hey Girl ! (2007) se libérant d'une matrice de latex liquide imitant une sorte d'accouchement en direct. Ici, le crapaud Alberich devient… un homme dont la nudité traduit le fait qu'il est désormais sans défense. Inversant la charge qui pesait sur lui, ce geste fait de ses ravisseurs les nouveaux personnages négatifs puisque propriétaires de l'or…
Prisonnier dans un cercle qui reprend l'idée de l'Anneau qu'il avait lui-même forgé, Alberich se débat dans un bain d'encre noire et ne se libérant vraiment qu'au moment où il le maudit en marquant l'œil de Wotan. Brandissant l'étoile noire dans un geste identique aux figurantes d'Eleusis (et qui apparaissait déjà dans Democracy in America en 2017) , il disparaît discrètement en laissant sur le mur de fond la marque conjuguée de la malédiction et de la fatalité. Les dieux ont revêtu d'amples tuniques blanches ; ils n'ont pas même le temps de se congratuler car les Géants reviennent et exigent leur dû. Leurs torses nus arborent une reproduction en noir de l'immense disque blanc sur la paroi en fond de scène. C'est le moment où il faut négocier et empiler l'or avec le corps de Freia comme indication de mesure. Castellucci préfère à ce détail prosaïque, l'idée séduisante de ces figurants frottant la fine pellicule blanche recouvrant le disque pour faire apparaitre l'or en-dessous. L'opération est presqu'entièrement terminée lorsque deux immenses crocodiles noirs (mâle et femelle) descendent des cintres, telles deux proies effrayantes – miroirs allégoriques de Fasolt et Fafner qui se saisissent de leur queue comme pour former avec eux un prolongement naturel. La chute du mâle signe le meurtre de Fasolt, lointain (et amusant) écho aux reptiles prédateurs que Frank Castorf utilisait à la fin de Siegfried et ont donné lieu à d'infinies discussions et analyses auxquelles on renverra le fidèle lecteur de Wanderer : https://wanderersite.com/abc/crocodiles/
Wotan accepte in extremis de se ranger à la raison et cède l'Anneau – le geste s'accompagne de la chute du disque d'or créant au centre de la scène une béance circulaire qui rappelera de bons souvenirs aux spectateurs du Pelléas monté par Daniel Jeanneteau et Marie-Christine Soma à l'Opéra de Lille… Un Donner en tenue d'officiant (sans marteau) déclenche une très discrète et très wielandienne irisation en guise d'arc-en-ciel. Peu importe si l'effet est limité, Wotan peut alors entamer son Abendlich strahlt… tandis que dieux et figurants défilent bras écartés, basculant en arrière et disparaissant dans le gouffre qui les absorbe. En optant pour un final aux allures de suicide collectif dans une secte eschatologique, Castellucci surligne lisiblement la destinée de ces dieux dont on sait depuis le prologue qu'ils courent à leur perte. La présence en bordure de scène d'un Bouddha décapité dans les mains duquel Wotan pose sa tête comme la Salomé de Salzburg (2018) dans celles de Jochanaan, ajoute au sentiment d'une anticipation qui annonce le crépuscule à venir.
Comme chez Chéreau, Loge est le dernier personnage à quitter la scène et, en un sens, le seul survivant. Il est de fait, le personnage central de la Tétralogie (comme nous l'avons évoqué plus haut) mais plutôt que de tirer le rideau sur ce drame aux allures de comédie, Castellucci préfère lui confier une ultime pirouette en forme de touche burlesque : il lèche une assiette vide, deux œufs dans sa chaussette. Le repas est terminé, mais il reste encore des tours dans son sac…
Le Théâtre de la Monnaie et son directeur Peter de Caluwe ont voulu réunir un plateau vocal n'ayant (à l'exception du Fafner de Wilhelm Schwinghammer) aucune expérience de la Tétralogie et une expérience sporadique du chant wagnérien. Comme toujours, la mise en scène chez Castellucci exigeant de la part des participants à une ouverture d'esprit et de corps absolument sans réserve, la stricte qualité du chant n'est pas le paramètre premier qui fera la valeur du spectacle. Sans compter le fait que dans Rheingold, la ligne dramatique joue principalement sur l'affrontement ou le dialogue des personnages, en limitant très fortement la possibilité des chanteurs de profiter d'un véritable air de caractère pour briller. En d'autres termes, on reste admiratif de la cohésion et de l'engagement à se plier aux contraintes de situations où le théâtre l'emporte sur le confort du chant – si bien que les écueils techniques ou expressifs de tel ou tel interprète passent au second plan.
On a parlé plus haut du "rythme" qu'une telle mise en scène imposait aux interprètes et au regard du spectateur. Ce rythme est en corrélation avec ce qu'il faut bien appeler une "respiration" qui couple la densité des références, le degré de réflexion intellectuelle avec la concentration du chanteur et la musicalité de son interprétation. Il n'est pas évident pour un artiste de supporter sur ses seules cordes vocales la charge de certaines scènes où l'abstraction et le spirituel exigent des qualités d'endurance et de technique capables de donner à son personnage une présence sur le plateau à la hauteur de la vision d'un metteur en scène comme Romeo Castellucci. Particulièrement exposé et sollicité, le couple Wotan – Alberich laisse pas mal de forces dans cet exercice d'équilibriste. Gábor Bretz donne à son Wotan des reliefs qu'il prêtait récemment à son Jochanaan, concentré sur un timbre sombre et très mat où la couleur finit par céder à une projection aux abonnés absents. Redoutable juge de paix, le Vollendet das ewige Werk ! initial n'a ni la surface ni la résonance adéquate, malgré les efforts de l'orchestre pour ne pas le couvrir. L'Alberich de Scott Hendricks présente le défaut inverse avec une belle vaillance qui cherche à dominer des moyens qui se dérobent parfois. La première scène le cueille à froid, peinant à trouver vocalement des marques qui reprennent de la vigueur au Nibelheim dans la confrontation avec Mime et la scène des transformations. Sans relief ni caractère, le "Bin ich nun frei ?" tombe à plat, réduisant la malédiction de l'Anneau à une mauvaise humeur passagère. Scéniquement et vocalement plus en forme, Nicky Spence fait oublier son allemand très exotique par la capacité à projeter et moduler son personnage à la mesure de l'ironie grinçante qu'il y trouve ("Immer ist Undank Loges Lohn !") sans pour autant négliger une ligne générale d'une belle tenue et d'un beau caractère. Peter Hoare donne à son Mime les accents et la déréliction de son récent Hauptmann (Wozzeck, Aix été 2023). Le timbre est sain et les intentions parfaitement calibrées au caractère. Le combat des Géants tourne légèrement à l'avantage du Fafner de Wilhelm Schwinghammer, transportant avec lui l'expérience d'un rôle qu'il chante depuis deux ans à Bayreuth après avoir débuté en Fasolt dans le Ring de Frank Castorf. Le timbre est d'une ampleur et d'une richesse harmonique qui fait paraître légèrement plus neutre le Fasolt de Ante Jerkunica. Plus prudent dans les intonations et la tenue, la basse croate complète cependant de belle manière le duo des bâtisseurs floués. Les choses se gâtent avec l'autre couple masculin avec le Froh trop timoré de Julian Hubbard qui cherche ses aigus et le Donner de Andrew Foster-Williams qui détonne dans un Heda ! Hedo ! trop exposé…
Côté féminin, Marie-Nicole Lemieux joue son va-tout en Fricka mais sans vraiment convaincre tant la ligne et le vibrato semblent ici très éloignés de la simple notion de convenable. Les notes attaquées par-dessous et les prises d'air périlleuses renforcent l'impression d'un rendez-vous manqué avec un rôle dont les exigences échappent à ses capacités. L'Erda de Nora Gubisch poitrine des graves qui peinent à surgir, faute d'un souffle et d'une densité qui pourraient donner au personnage la présence et l'urgence de sa trop courte apparition. Pétrifiées par le trac de la première, les trois filles du Rhin affichent des niveaux disparates, avec Eleonore Marguerre (Woglinde) sans nuances, Jelena Kordić (Wellgunde) tout juste correcte et Christel Loetzsch (Flosshilde) inconstante. Seule Anette Fritsch convainc vraiment en Freia, nourrissant des aigus dardés et maîtrisés avec brio et intrépidité.
Alain Altinoglu s'appuie sur la récente édition "Urtext" Schott, reprenant l'essentiel du matériel dont on dispose en matière d'annotations de dynamiques et de tempi par Hans Richter lui-même, les chanteurs et les chefs de chant présents lors de la première en 1876. Souvent pris de court par un rythme scénique qui ne se cale pas toujours rigoureusement avec les affrontements et les dialogues de certaines scènes, on sent bien que la direction cherche à avancer au détriment de certains effets visuels. Les chorégraphies assez décevantes de Cindy Van Acker font les premières les frais de ces changements intempestifs comme le montrent les figurantes doublant les Filles du Rhin ou bien les mouvements très datés des Nibelungen dans une forge aux forts accents constructivistes. Le geste se libère de belle manière dans des transitions, profitant de ces rares moments où la scène semble chercher des idées pour donner à l'impétuosité des cordes et au martèlement des cuivres une épaisseur et une présence de premier plan. L'acoustique de la salle exige de la fosse une surveillance de tous les instants pour ne pas couvrir le plateau, ce que le directeur musical réussit avec succès sur la globalité de la soirée. On retient également le soin apporté aux motifs dessinés en filigrane comme pour venir commenter (et parfois contredire) le livret. Déjà rompu à l'acoustique de Bayreuth où il dirigeait la dernière reprise du Lohengrin (2015) mis en scène par Neuenfels, Alain Altinoglu fait mieux ici que dans un Tristan trop prudent donné in loco en 2019. Son Rheingold laisse augurer pour la suite de beaux moments où scène et fosse viendront unir leurs forces au service d'une mise en scène d'ores et déjà d'anthologie.
Diffusion en live sur Auvio, Musiq3 & Klara le 31 octobre 2023
En streaming sur lamonnaie.be du 20 novembre 2023 au 31 décembre 2024