C’est à une première de reprise que nous assistons ce soir, suite à l’annulation de nombreuses représentations après l’accident mortel d’un technicien. Soirée ô combien particulière, chargée d’une certaine tension, pour une ouverture-fête funèbre qui a un goût bien amer. Un discours hommage introduit la soirée mais c’est finalement peu et met à jour les contradictions d’une société aimant le spectacle et fermant les yeux sur les conditions du menu peuple, des petites mains qui œuvrent en prenant des risques. Outre cela, rappelons que l’Opéra Royal, comme bien d’autres institutions artistiques, doit faire face en ce moment précis à d’autres difficultés, financières, qui mettent en péril son existence à très court terme. La situation est ubuesque : le Musée National (Louvre local), l’Opéra déjà cité mais aussi la cinémathèque, le musée d’Histoire Naturelle et tant d’autres voient leur loyer tellement augmenter qu’ils ne peuvent plus les payer. On imagine bien, comme futur « naturel », des cessations d’activités et des reconversions en restaurants, boîtes de nuit etc… Bref…
Retour à cette Elektra de répertoire, concoctée en 2009 par Staffan Valdemar Holm (et son épouse Bente Lykke Moller à la scénographie et aux costumes), Directeur de Dramaten entre 2002 et 2008 et Intendant Général de la Schausspielhaus de Düsseldorf. Rappelons que le Ring de l’Opéra Royal créé entre 2005 et 2007 est toujours au répertoire (nous en avions rendu compte ici en 2017) et nous avions également rendu compte de son Agrippina de Haendel à Drottningholm en 2021.
Qui dit répertoire (dans certaines maisons), dit dispositif simple (si possible peu onéreux), facile à ressortir et à remettre en place. C’est le cas ici avec un décor et une mise en scène au carré, sans problèmes mais aussi sans trop de génie.
Comme décor unique, un bloc monolithique (les murailles de Mycènes à Argos), énorme et proéminent, empiétant dangereusement sur le proscenium, ne laissant qu’un maigre espace (environ deux mètres) pour l’action des protagonistes. Avec au centre, une travée, très étroite, couloir-fente permettant l’accès à un palais qui nous sera toujours refusé. Monolithe (musical, théâtral), poids du destin ne laissant qu’une étroite marge d’action (pour ne pas dire de liberté), écrasement des personnages, occultation du point de focale du pouvoir et du meurtre… C’est simple mais c’est efficace.
Sur le plan symbolique, le couloir-travée peut évoquer le sexe féminin et la cascade de vengeance engendrée par la génération. D’ailleurs si les femmes entrent et sortent par-là, les hommes arrivent par les coulisses de gauche et ne ressortent pas toujours, ayant, une fois, pénétré dans l’antre…
Toujours dans l’axe de simplification : le bois quasi brut des parois, coloré par les spots en rouge. Pas la peine d’en rajouter. Et plastiquement cela fonctionne comme un tableau de Rothko, dans le flottement, la profondeur et la spiritualité.
Reste à animer tout cela. Pour se faire, Staffan Valdemar Holm utilise l’idée de cette fente-couloir pour faire sortir toutes les vipères de cette histoire. Des servantes tout d’abord, glissantes et vipérines en robes toutes en drapés, toutes différentes, ce qui sera le seul élément de variété dans cette production. L’idée en est simple une fois de plus : servantes-instrument de plaisirs, elles doivent chatoyer. Elles se répandent en frôlant les murs, comme des coulées, comme des reptiles dont elles adoptent les mouvements à la fois fluides et saccadés. On notera également des petits pas agiles et rapides comme dans les meilleurs Pina Bausch (Kontakthof, Café Müller) : image de la féminité servile, toujours en mouvement, on marche sur des œufs dans cet environnement-panier de crabes…
Trois autres images de la femme se dégagent. La jeune fille, Chrysotémis, au costume proche des servantes, même caractère sexuée et sexualisé, mais avec une variété de mouvements plus riches, plus épanouis ou du moins en attente d’épanouissement. Elektra tout de noir vêtue est l’envers de Chrysotémis. Elle est l’éternelle adolescente boudeuse, voutée, broyant du noir et, ici, méditant sa vengeance. Enfin, Clytemnestre est le bout du spectre servantes-Chrysotémis : la vieille rombière, essayant de jouer de ses atours mais plus tellement capable de pratiquer les séductions. Elle vacille sans cesse sur ses talons et s’appuie sur ses servantes. Personnage déséquilibré donc, en bout de course. Les hommes seront invariablement absents de cette fourmilière et donc, de passage, en manteaux longs, forcément en voyage.
Voilà pour ainsi dire l’essentiel de cette mise en scène qui est à peine mise en espace mais fonctionne (à double sens d’ailleurs, car les parois et la présence en proscenium permettent la projection des voix mises à mal par une partition chargée et des volumes, on y reviendra, puissants). Reste que les coulées et rentrées des personnages dans cette fente de muraille est efficace, plastique et même chorégraphique. Et les drapés sont beaux et élégants…
Tout tient donc ou presque dans l’incarnation des chanteurs (ici problématique). A peine retiendra-t-on les arrivées rapides d’Oreste puis d’Egiste, comme des voleurs (de Schiller) et peut-être le caractère à la fois résolu mais tourmenté d’Oreste, programmé par un entourage servile décidé et organisé. On comprend que ce n’est finalement pas le fait de tuer sa mère qui le révulse mais peut-être le simple fait de devoir tuer, d’être l’élément essentiel d’un acte qui le dépasse. En cela, sa relative absence de sentiments lors des retrouvailles avec sa sœur (les deux sont en cela étrangers à eux mêmes et à leur famille), sa façon de se prendre la tête dans les mains assis contre la muraille pendant que ses aides s’agitent pour exécuter le plan.
On remarquera en revanche la montée de l’intensité dramatique sur une scène qui en comporte peu avec l’apparition et l’utilisation de l’instrument de la vengeance : la hache que Elektra trimbalera, agitée, en faisant les cent pas devant la muraille, la cachant, la brandissant, la faisant tomber. On sent tout le poids (lourd) de cet instrument du destin (la hache, Oreste) dont elle n’est que le porte-voix, la volonté sans acte. C’est assez bien géré, très inquiétant et cela tient beaucoup au poids de l’accessoire. Totalement à l’opposé de la danse de joie finale, tourbillons bien mollassons sans folie ni génie. On imagine qu’il s’agit de nous montrer enfin la joie puérile d’enfants dont la jeunesse a été volée et donc amputée de grâce mais l’effet n’est pas très heureux. C’est en tout cas un élément distinctif de Holm qu’on repérait déjà dans son Agrippina (voire dans sa Walkyrie, avec une chevauchée vaguement chorégraphiée), dans laquelle certains personnages étaient pris d’une légère folie de danse enfantine et un peu balourde. Ingela Brimberg est plus élancée que sa partenaire Christina Nilsson et ça fonctionne mieux mais lors de la précédente production, c’était presque ridicule.
On retrouve la troupe de l’Opéra Royal assez en forme notamment pour tous les rôles ancillaires, Vivianne Holmberg et Mikael Stenbaek aux voix claires et pétillantes. Clytemnestre et le Précepteur, Katarina Leoson et Lennart Forsén, capables du meilleur comme du pire, sont plus que corrects avec un beau phrasé et de belles couleurs pour Leoson qui incarne pas mal cette reine du passé.
Jonas Degerfelt en Egiste, est un beau ténor, ici un peu titubant, totalement ailleurs, pas à sa place dans cet univers quasi exclusivement féminin. Il laisse à voir ses fêlures, son caractère en bout de course.
L’Oreste de Jeremy Carpenter (Bottom dans le Midsummer's Night Dream de Drottningholm cet été) est celui qui s’en sort le mieux dans l’incarnation. Personnage brisé, vieilli d’un long exil et dont le dernier chant est un chant du cygne, car qu’importe son succès, il est l’homme des échecs. Carpenter rend tout cela, fait sentir la lassitude, la jeunesse détruite dans ce reste de beauté. Le chant est bien projeté, bien dit, avec un spectre large, c’est un beau moment musical qui suscite l’émotion.
Chrysotémis est Christina Nilsson, pur produit récent de cette école scandinave toujours (encore ?) efficace. Une belle fraîcheur de voix, puissante, qui arrive à se frayer un chemin au-delà de la muraille du son de l’orchestre. De fiers aigus, des couleurs attendrissantes mais une difficulté à incarner pleinement son personnage d’adolescente frustrée. C’est vrai qu’on lui laisse peu de choses à faire.
Idem pour l’Elektra d’Ingela Brimberg (qui était déjà Brunnhilde pour le même metteur en scène et le même chef d'orchestre en 2017). Une voix chaude avec de belles couleurs, une puissance sûre, des aigus qui vrillent, des graves chaleureux, tout est là et pourtant… rien ne passe dans l’émotion. On entend les notes, fort bien chantées, avec un personnage pas si mal incarné physiquement, mais dont la musicalité, la poésie reste absente. Reste pour elle à porter le personnage dans sa chair mais on a vu que la mise en scène le laissait un peu en jachère. C’est dommage.
Enfin la direction d’Alan Gilbert, qu’on apprécie toujours habituellement, nous a laissés de marbre. Dès les premières notes et le lever de rideau, on sent qu’on ne sortira pas de cette impression de monolithisme, de montagnes russes abruptes dont les crêtes sont toujours tranchantes. Il y a beaucoup de sauvagerie dans ce que tire Gilbert, des sons âpres (des flûtes vraiment dissonantes presque cassantes) une vraie violence mais aussi une course au volume, à l’intensité brute et crue. Ainsi Brimberg, Nilsson et Gilbert semblent être les coureurs de fond d’une chasse sauvage, à la surprise, dans le cri ou la dissonance. Gilbert, pour autant, reste attentif aux voix et au rythme de ses chanteurs, comme toujours, et se met au diapason de la mise en scène et du décor mais on aurait aussi aimé un peu plus de souplesse. Rappelons les circonstances de cette « première » qui fut sans doute tendue pour toute l’équipe artistique…
C’était donc une Elektra de répertoire, avec une belle troupe, qui remplit les exigences de la partition certes, mais loin de la fête attendue. Cela dit, peut-on attendre du rêve et des paillettes d’une Elektra ? On ressort un peu tétanisés, effrayés et les oreilles attaquées. C’est peut-être l’effet recherché.