
Il est des choses monstrueuses, mais rien n’est plus monstrueux que l’humain. Voilà ce que chante, ce que psalmodie le chœur à l’écran, que le musicien et chanteur, Pablo Casella accompagne. Cette phrase résonne comme une vérité terrible et irrémédiable. Elle résonne sur le plateau recouvert de terre rouge. Elle résonne entre les quatre – tous formidables – comédiens et musiciens placés sur scène, debout, devant les banderoles, les drapeaux ayant servi aux manifestations passées ; ou près des chaises en plastique blanc des deux côtés du plateau ; ou bien près de la table à cour, recouverte de papiers et de divers objets – tout cela comme une résurgence mémorielle de la vie amazonienne lointaine, concrétisée sur la scène des Célestins sous les yeux du public. Elle résonne enfin dans toute la Grande Salle, l’emplissant d’une atmosphère lourde propre au déroulement de toute tragédie.
D’emblée, les repères se troublent. Le comédien Frederico Araujo prend la parole et poursuit avec les Européens qui contraignent « les fils de la forêt à oublier le terre natale ». La tragédie se répand tout de suite, franchit les bornes du passé, déborde jusqu’à notre présent – celui du XXIème siècle, celui de la représentation théâtrale. La tragédie se déploie donc, va au-delà des mers, s’enracine dans tous les continents. Deinos. Le mot grec revient dans la bouche des comédiens. C’est ce qui inspire la crainte, ce qui est terrible. Comme la pièce de Sophocle qui « commence comme une guerre civile ». Une parmi tant d’autres et ce, jusqu’à nous aujourd’hui. Cette approche qui désoriente volontairement le spectateur est un axe puissant du travail de Milo Rau que l’on a déjà pu observer dans Oreste à Mossoul, par exemple. La ligne de démarcation entre la fiction et le réel se fissure une fois de plus pour finalement disparaître.

Il s’agit pourtant bien de jouer Antigone mais, comme le Manifeste de Gand le prévoit, cela ne peut consister en « une adaptation littérale (…) sur scène ». Comme le projet a été fondé au Brésil, tous les comédiens ne sont pas présents sur scène – comme Kay Sara, figure majeure de la lutte indigène au Brésil et actrice. C’est elle qui joue Antigone sur place – elle est restée auprès des siens, voyant dans son engagement artistique au Brésil une forme essentielle de son activisme. Il est convenu que le comédien Frederico Araujo prenne le rôle à sa place sur la scène des Célestins, comme ce dernier l’indique au public. Après avoir déjà joué le rôle d’Antigone, la comédienne belge Sara de Bosschere annonce, elle, être Créon. L’indistinction des genres, des origines, des nationalités, des langues aussi – pas moins de quatre dans le spectacle, suivant un autre principe du Manifeste, tout concourt à troubler les perceptions et projette les spectateurs loin de la posture où il accepteraient pleinement l’illusion théâtrale de la réalité, posture que repousse justement Milo Rau, condamnant la représentation seule du monde, sans y associer la volonté de le changer – et cela inclut un changement de l’art théâtral aussi.
C’est pourquoi tout se réalise dans le spectacle, y compris les illusions dont les procédés sont clairement affichés. Comme les comédiens sur scène en direct, qui dialoguent avec leurs partenaires dans la captation vidéo en différé au Brésil, projetée sur les écrans qui descendent selon leur demande adressée à la régie technique. Par exemple, on est frappé par le dialogue entre Antigone-Frederico et Ismène jouée par Gracinha Donato qui s’éloigne sur le chemin à l’image, en considérant que « cela ne vaut pas la peine de mourir », ce que sa sœur sur scène conteste – Antigone reste indéfectiblement ici « une activiste amazonienne ». C’est également le cas de Créon-Sara de Bosschere qui dialogue avec Ailton Krenak, un philosophe indigène qui n’est pas sans rappeler la figure des devins antiques en projection vidéo – splendide image en contre-plongée au cœur d’une brume argentée. Pour autant, l’effet est à vue. La réalité du spectacle et de ses artifices apparaît au premier plan, comme une revendication immédiate. À ce propos, il faut souligner le travail très précis des lumières par Dennis Diel, faisant apparaître sur scène des compositions presque picturales. Le face-à-face sur scène entre Créon-Sara de Bosschere et Antigone-Frederico Araujo est splendide : le souverain, « blanc » vêtu de blanc debout et la jeune résistante à son autorité, « noire » vêtue de sombre assise au sol, dans un léger brouillard, éclairés par des projecteurs latéraux forment un tableau visuel à l’esthétisme raffiné, tout cela soutenu par leur diction lente et ponctuée de silences. De même au niveau acoustique, la musique de Pablo Casella contribue également à créer un environnement sonore délicat qui renvoie à la culture brésilienne et sud-américaine, ce qui participe abondamment à la beauté formelle de l’ensemble.

C’est ainsi qu’on souligne les similitudes étonnantes entre le mythe sophocléen et la réalité au sein de la forêt amazonienne et ce, jusqu’à la confusion totale. Milo Rau fait de son théâtre un propos sur le monde. Sans démarche documentariste, le metteur en scène est parti avec ses comédiens et ses équipes au Brésil. Il s’est cependant intéressé à la question de la terre – élément central de son spectacle : celle que les indigènes cherchent à reconquérir après la colonisation européenne, celle aussi dont Antigone veut recouvrir la dépouille de son frère Polynice. Par ailleurs, il établit une autre ligne de convergence forte entre le frère d’Antigone et Oziel Alves, un jeune militant du MST, tué lors d’un massacre où de nombreux manifestants ont perdu la vie sous les balles de la police brésilienne en avril 1996. Là aussi, le comédien Frederico Araujo prête ses traits au jeune homme – dont il dit qu’il lui ressemble physiquement, au début du spectacle – dans un film tourné récemment sur les lieux mêmes du massacre.
Démarré en 2020 puis stoppé en raison de l’épidémie de Covid, le projet va mettre à contribution de nombreuses personnes de la province et la réécriture de la tragédie, aussi structurée suivant différents moments de la journée que celle de Sophocle est divisée en épisodes, va se développer. Loin de la reconstitution de Thèbes, c’est la plantation qui sert de cadre spatial aux événements. Un chœur de villageois est formé, composé en partie d’activistes du MST et de survivants du massacre. Les faits vont être rejoués, au Brésil et sur scène au cours de la représentation. Inexorablement. D’une tragédie, l’autre. Dans la vidéo, Kay Sara, en tant que femme indigène engagée, se confond avec Antigone dans un véritable rapport spéculaire, l’une pouvant être le reflet de l’autre. Milo Rau appuie cela par le fait qu’il considère qu’il y a « beaucoup de rationalité chez Antigone, qui est un être réfléchi et complexe », loin des représentations plus solitaires, davantage caractérisées par son amour fraternel absolu. De même, le metteur en scène considère qu’il y a dans les paroles de Créon des « affirmations très réactionnaires » que l’ancien président du Brésil pouvait prononcer dans ses allocutions publiques.

Tantôt spectateurs des images diffusées sur les écrans, tantôt en interaction avec ces mêmes images ou les rejouant différemment sur la scène du théâtre, suivant un procédé dont Milo Rau use régulièrement rappelant que le théâtre se joue hic et nunc – comme la mort d’Hémon devant le cadavre d’Antigone, les comédiens sont aussi leur propre voix : Arne De Tremerie parle de son expérience de jeune comédien européen dans un environnement loin de ses origines – interrompu facétieusement par Kay Sara à l’écran qui lui signale que les enfants derrière elle ne le comprennent pas, qu’il peut donc se taire. Citons surtout Frederico Araujo qui hurle sa désespérance de vivre dans un pays où les minorités suivant leur genre, suivant leur orientation sexuelle risquent encore leur vie pour ce qu’elles sont. D’une tragédie, l’autre. Inexorablement.
Alors qu’Antigone et Hémon sont morts devant Créon – dans la projection vidéo au Brésil comme sur la scène, Pablo Casella chante qu’une guerre civile « est la plus triste des guerres ». Tous se lèvent et on revient sur le tournage du massacre en lieu et place où il s’est déroulé en 1996, avec la revendication que l’avoir rejoué ainsi est finalement un exutoire à l’horreur de la réalité. « La magie du théâtre (…) transcende la violence », dans une catharsis totalement refondée. C’est alors que le sixième acte ajouté à la pièce de Sophocle peut se jouer pour finir, celui dans lequel les morts se relèvent et chantent.
On est stupéfait de la maîtrise avec laquelle Milo Rau conduit une fois de plus sa mise en scène. Avec une habileté qui lui est propre et toujours entouré d’un « ensemble », il continue à réécrire, à modifier les paradigmes, à bousculer les héritages qu’il dénonce et à inventer un présent nouveau pour le théâtre. Il en fait un espace de paroles circulant entre les époques, entre les hommes, entre l’ici et l’ailleurs, lui restituant vigoureusement son caractère collectif donc politique. Ne laissant pas de répit à un « néolibéralisme autoritaire », système mortifère et dévastateur écologique, il agit et invite par son art, à se tourner ici vers la forêt amazonienne et ses habitants. Pour une aube nouvelle sur le monde en souffrance à laquelle on ne doit pas se résigner. Pour demain.
