C'est au Maillon, Théâtre de Strasbourg - Scène européenne que Romeo Castellucci a présenté son premier spectacle en France : l'Orestia (una commedia organica ?) en 1997. C'est dans ce même théâtre, récemment rénové, que nous lui avons donné rendez-vous à l'occasion de la création de son dernier spectacle Bros. À la fois controversé et avant-gardiste, le théâtre du metteur en scène italien ne laisse personne indifférent. Dans ce long entretien, Castellucci s'exprime sur des sujets aussi divers que la vérité et le réel, l'acteur, la loi ou la religion... mais également la notion de liberté et le processus de création.
La vie artistique s'est arrêtée pendant plus d'une année à présent. Comment avez-vous traversé cette période de crise sanitaire ?
Si je dois être honnête, je dois dire que j'ai vécu cette période comme un idiot. Je n'en ai pas profité pour faire des choses spécifiques pour l'esprit ou le corps, je n'ai rien fait, je n'ai même pas pensé. J'ai reçu cet événement comme un fait, comme un temps nouveau. Je n'ai pas eu envie d'élaborer quelque chose à partir de cette situation, ça me paraissait trop stéréotypé. J'ai la chance de vivre entouré d'arbres, j'ai lu énormément de livres mais j'ai tout oublié jusqu'aux titres. Je crois que c'est un phénomène neurologique. C'est un temps vide, un temps vidé où j'ai cherché à ne rien faire. J'ai vécu ça pas comme un incident mais comme un phénomène de la nature, un paysage ou un lever de soleil, une fleur… C'est-à-dire un phénomène indifférent à la présence humaine. Dire que cela dépend de nous, c'est une illusion. C'est une image de la nature très leopardienne. Giacomo Leopardi avait une image de la nature très dure... Évidemment, on peut éprouver une émotion face à un lever de soleil mais il y a une distance considérable entre nous et la nature. Nous ne sommes pas des animaux. La conscience de la mort crée une distance entre nous et la nature.
Sans parler de "style" (je sais que le terme vous pose problème), on peut dire rétrospectivement que vos œuvres et votre regard ont évolué depuis quarante ans. Peut-on dire que vous êtes devenu moins "radical" ?
J'ai beaucoup de respect pour ce mot, pas un mot facile mais un poids. Ça implique un sentiment de contradiction. Donc il faut se contredire pour chercher l'inconnu dans ce qu'on est en train de faire. Il faut aller vers cette ombre. Si l'on transforme tout ça dans une sorte de profession ou de savoir-faire, je pense qu'on tombe soudain dans l'illustratif ou le décoratif dans le mauvais sens du terme. On fait de belles choses mais il n'y a pas le poison, il n'y a pas le dard. Or, je pense que l'art a à voir avec la blessure. C'est l'ouverture de la peau pour pénétrer dans le réel. Sans la radicalité qui permet tout ça, alors on peut faire de la publicité. Je n'ai rien contre, mais c'est un autre langage.
Aujourd'hui, vous travaillez au théâtre et à l'opéra. Ce sont deux univers, et deux temporalités différentes. Peut-on dire que ce travail sur l'opéra a changé votre travail de théâtre ?
Pas vraiment, c'est même plutôt le contraire. J'ai cherché de vivre les contraintes imposées par l'opéra, travailler avec la limite. La limite est partout, même au théâtre. Mais à l'opéra, la limite est partout et assumée à l'avance. Il faut assumer le fait que l'essence du temps a été écrite une fois pour toutes. La tonalité expressive du mot a été décidée auparavant mais je crois qu'il faut considérer l'opéra comme du théâtre. Il faut donc trouver des pistes dans cette jungle. C'est un territoire vierge où tout est encore à faire, c'est un domaine extrêmement stéréotypé, que ce soit dans le sens du conservatisme ou de la vulgarité. En tant que spectateur, je m'ennuie souvent. C'est souvent anachronique, fatigué. Il n'y a pas un point de rencontre avec la culture contemporaine, sauf des choses encore un fois stéréotypées… la fameuse actualisation. Ça, c'est le pire à mon avis. J'ai la liberté de dire oui ou non aux projets qu'on me propose.
Quels sont les compositeurs ou les opéras que vous refuseriez de mettre en scène ?
Rossini, Bellini, Puccini… tout le répertoire italien ! Le niveau des livrets est tellement anecdotique que ça me coupe les jambes. C'est un problème que j'ai surtout avec le texte, pas avec la musique.
Vous vous souvenez du premier opéra que vous avez vu ?
J'ai le souvenir d'avoir vu un ballet, Roméo et Juliette de Prokofiev. Le premier opéra, c'était Le Grand Macabre de Ligeti à Bologne. Je n'ai pas du tout aimé, même si j'ai beaucoup de considération pour Ligeti mais pas forcément par rapport à cet opéra.
Et la première pièce de théâtre ?
C'était un Bertolt Brecht, La résistible ascension d'Arturo Ui. J'étais un jeune enfant, je n'ai rien compris (rire).
Vous faites le lien entre Théâtre grec et Wagner. La Tétralogie fait-elle partie de vos projets ?
Il y a un projet de Ring à la Monnaie de Bruxelles. Évidemment, le Ring c'est un sommet. Cette parabole qui prend une journée. C'est aussi un défi, sans doute le dernier défi qu'un metteur en scène d'opéra sérieux devrait faire avant de mourir. C'est aussi vrai avec n'importe quel opéra, il ne faut les monter qu'une fois.
Quand vous dites cela, vous sous-entendez que ça viendrait conclure la relation avec l'opéra ?
Oui, je crois. Je crois que c'est la pierre tombale, un accomplissement dans le bon sens du terme (rire). Il faut tout une vie pour parvenir à faire le Ring.
Sans parler de "style", il y a des signes reconnaissables et même des auto-citations dans certains spectacles récents (le corps gluant dans Hey Girl ! et le personnage de Vénus dans Tannhaüser, ces voitures qui tombent sur scène dans l'épisode P.#06 Paris Tragedia endogonidia et dans le Don Giovanni de cet été à Salzbourg)… Comment interpréter cette réutilisation de situations, gestes, images. Est-ce que ces gestes, images, situations changent de sens en changeant de contexte ?
C'est un vocabulaire en tant que tel. Parfois, mais pas régulièrement, il m'arrive d'utiliser des images qui sont "disponibles" dans diverses dramaturgies et ce, de façon exacte et précise. Probablement, il s'agit chez moi d'une faiblesse. Je n'escamote pas ces citations, je les expose clairement. C'est une faiblesse car il n'y a pas là le sentiment de la contradiction. J'aime beaucoup la contradiction, ça signifie que quelque chose est vivant, une force "en lutte". Dans le recours au vocabulaire, il n'y a pas de lutte mais juste une forme. Une forme qui n'a pas été nourrie par la lutte. Or, toutes les formes doivent sortir du néant par une lutte, sinon ce sont des illustrations.
Je voudrais revenir sur l'importance de ces Tragedia endogonidia (2002-2004). Peut-on les considérer rétrospectivement comme un carnet d'esquisses dans lequel vous puisez ?
Oui, tout à fait. Le principe était une génération parthénogénétique, une prolifération d'éléments générés spontanément, coupés de toute intelligence et de tout contrôle. Quelque chose qui se générait comme dans une chaîne. Et c'est vrai que ça a été un immense réservoir d'images extrêmement productif car il y avait paradoxalement cette sorte de contrôle avec un cadre très précis, un schéma du tragique. Il y avait cette forme de liberté – non, la liberté, ça n'existe pas – cette sorte de fête où les images dansaient à l'intérieur d'un cadre très précis, très voulu et très contraignant. À l'intérieur de cette boîte, tout était possible. Il y avait un rapport avec la limite mais un peu différent, la limite était à la fois très forte mais plus large. À l'opéra, il y a une limite dans chaque moment, comme une série de toutes petites boîtes.
Tout était prévu dès l'origine sous la forme d'un cycle ?
Oui, comme une sorte de tour d'Europe qu'on a commencé et terminé à Cesena. Entre chaque épisode, j'avais deux mois pour tout décider, un mois environ pour tout répéter et cela pour 3 ou 4 spectacles par année. Une véritable machine en route. Pas de consommation de l'intelligence, il fallait faire. Ce n'était pas forcément un manque de valeur mais travailler avec une pression de temps, ça nous oblige parfois à sortir des images qui ne seraient jamais apparues si on commence à étudier, à travailler… ça ne marche pas comme ça. C'est une contrainte qui libère.
Vous racontez que la tragédie grecque vous a appris le fait de montrer et cacher. Pour évoquer cette notion de vérité, je pourrais citer l'utilisation de vraie poudre d'os dans Le Sacre du Printemps, ou le projet de faire jouer sur scène un condamné pour fratricide dans Il primo Omicidio de Scarlatti. Votre théâtre n'est pas réaliste mais il se nourrit de ces éléments de réel.
Ce sont des projets basés sur l'honnêteté. On ne s'est pas contenté de faire croire que c'était des os réduits en cendres mais on a réellement cherché cette matière et payé plus pour l'obtenir. C'est la même chose avec le fratricide. On aurait pu faire semblant mais ça ne marche pas. Il manque cette sorte d'aura qui s'enracine dans le réel.
Mais le théâtre reste une métaphore…
Oui, le réel n'est pas la vérité. Le réel est un substitut de la vérité. Je pense que le théâtre doit permettre d'accéder au vrai mais pas à la vérité. C'est ce que dit Nietszche dans la Naissance de la Tragédie, la vérité c'est l'ennemi. On se bat toujours contre la vérité.
Je pense également aux Metope del Partenone (2015)...
Oui, là c'était totalement déclaré… sauf que les interventions des infirmiers étaient réelles. C'étaient de vrais infirmiers qui suivaient le protocole exact dans telle ou telle situation. Les ambulances et les infirmiers, c'était comme un moment de réel qui entourait un noyau de fiction, il y avait toujours une confrontation, quelque chose qui ne correspond pas exactement, un moment de friction ou de contradiction qui fait que le réel, c'est un trou noir dans la fiction. C'est le même phénomène quand on a un animal, un enfant ou une machine sur le plateau.
Sauf qu'on peut contrôler le fonctionnement d'une machine, pas les réactions d'un animal ou d'un enfant…
Pas toujours ! (rires) Pour les animaux, c'est très particulier. Il est arrivé plusieurs fois qu'un animal ne se comporte pas comme prévu. Je ne veux pas qu'on le force à le faire. Il faut assumer l'animal comme pur être qui n'est pas accessible par la parole ou le langage. C'est aussi un risque très fort, comme le taureau sur le plateau de Bastille dans Moses und Aron. Dans ce cas précis, je voulais que ça corresponde aux indications de Schoenberg qui a évoqué dans ses brouillons la possibilité qu'il y ait beaucoup d'animaux sur le plateau. Il faut vraiment consulter ces notes de travail, notamment dans la scène de l'orgie où il avait imaginé des acteurs nus avec des animaux, un cheval, un bœuf etc. J'ai conservé l'idée du taureau faisant face à cette femme nue, comme une représentation vétérotestamentaire.
On hésite à utiliser le terme "théâtre" – on est chez vous entre arts plastiques et performance, avec une parole le plus souvent évacuée.
Avant tout, il s'agit d'une expérience, une expérience d'abandon. C'est la chose qui m'a fasciné à l'époque où j'étais étudiant et que je ne comprenais rien de l'Histoire de l'art. Par contre, je sentais un appel extraordinaire, notamment à cause de l'ambiguïté, de l'énigme qui m'a toujours provoqué. L'élément le plus fort, c'est de comprendre qu'on est face à une énigme. Si l'on comprend tout, certainement ce n'est pas une expérience... juste une information, quelque chose qui ne m'habite pas. On vit une époque où la mort de l'expérience est extraordinaire. Tout le monde fait la même chose, pense, écrit et regarde de la même manière.
Cet abandon que vous évoquez, c'est celui que proposent Carmelo Bene ou même Jerzy Grotowski avec sa "voie négative".
Oui, tout à fait. J'ai vu jouer Carmelo Bene quand j'étais adolescent. J'ai eu peur de ce que j'ai vu. J'ai appris chez lui la leçon du poison, le fait de chercher à envahir le spectateur jusqu'à l'empoisonner. Il faut atteindre une altérité, montrer le langage inversé. C'est une menace. Quand on touche le langage, c'est vraiment la chose la plus menaçante. Pouvoir parler c'est rassurant mais, quand il y a sur un plateau une expérience qui mime une crise, le langage devient dérangeant. On a perdu les outils pour pénétrer la réalité. "Que faire ?" C'est ça le point de départ – mais aussi, le point de départ de chaque pensée.
C'est aussi pour cette raison que le langage vous pose littéralement problème ?
Exactement. C'est l'unique champ de bataille. Le fait d'avoir un langage, c'est le point de départ, la preuve de notre naissance… qui rejoint la question du tragique.
Dans Bros, l'acteur est guidé par un système de transmission par oreillette. Il agit mais ne décide pas de ce qu'il fait. Il doit désapprendre la pensée, la conscience de ses gestes d'acteur, un peu à la manière d'Artaud.
Oui, Artaud quand il dit "être le cheval"[1]. Le travail que je mène avec les acteurs dans Bros, c'est aussi pour lutter et montrer que le jeu est un piège. Ça se révèle ici dans un autre sens, comme une image extrême de l'acteur. L'expérience la plus extrême que j'ai menée, c'est avec la fille qui a joué le rôle de Eurydice. ((Romeo Castellucci avait choisi de mettre en scène une femme victime du syndrome du locked-in syndrome (syndrome d'enfermement), tétraplégique mais en état d'éveil et de conscience avec une paralysie du visage la rendant incapable de communiquer par une expression, sauf par mouvements oculaires codés.))
Dans Orphée et Eurydice, il y avait l'intention mais pas l'action. Dans Bros, c'est le contraire : l'action mais pas l'intention. Ce sont deux situations extrêmes mais elles se rejoignent car elles dépassent l'image de l'acteur professionnel, celui qui séduit son public par son jeu et sa mémoire extraordinaire etc. Je propose une vision sans doute très brutale de la condition de l'acteur mais c'est sans doute une vision honnête.
[1] En 1947, dans sa dernière conférence au Théâtre du Vieux-Colombier, Artaud déclare : "Or moi, Artaud, je me sens cheval et non homme et j’ai envie de ruer des quatre fers, de m’ébrouer des deux naseaux, sans qu’on puisse me prendre au mot parce que je ne dis rien."
Dans "acteur", il y a "action", "agir". Or là, vous le réduisez quasiment à l'état d'un élément de décor. Vous le privez de sa liberté ?
En effet, l'acteur n'est pas du tout libre. Il est même soumis par contrat à des gestes et des actions précises. J'avais fait à la Biennale de Venise un projet intitulé : Attore, il tuo nome non è esatto (( https://www.youtube.com/watch?v=dh3I3iIE8IA)) L'acteur est comme un matériau conducteur, ce n'est pas lui qui génère l'action. Ça peut être un fantôme, ça peut être le royaume des morts… Mais aussi la Loi définie comme l'ordre public ou comme Dieu. Il y a une sorte de mélange entre la loi des hommes et la loi de Dieu.
Ici, c'est le metteur en scène qui occupe la place de Dieu…
D'une certaine façon, oui. Je me substitue à l'acteur. Faire de la mise en scène, c'est toujours un acte d'arrogance, ce n'est pas un acte démocratique. Un metteur en scène assume le rôle du créateur divin mais en même temps, on est aussi dans une dimension du ridicule. Créer des choses à partir du langage, croire au pouvoir du langage pour se moquer ensuite de lui etc... On atteint un effondrement. C'est que ce disait Gorgias, le sophiste grec qui avait choisi le théâtre à la place de la vie parce qu'il contestait le verbe être. C'est la base de la sophistique mais aussi la base de la tragédie. Croire totalement à la fiction et à travers cette croyance, ne pas croire à la vie. C'est une leçon très dure qu'il nous impose. Une leçon de vie qui fonctionne comme un antibiotique. À la rigueur, c'est presque mieux de ne pas être né. C'est aussi le rituel du φαρμακός (pharmakós), il faut passer l'épreuve du poison pour être au moins éveillé à une réalité, être dans la condition de choisir et pas être choisi. On est conscient d'avoir un langage, un langage qui brûle sous notre peau. Au moins, on est conscient de ça. Se reconnaître comme une sorte d'esclave, c'est une forme de liberté paradoxale mais au moins, on en est conscient.
Comme Robert Bresson, vous faites jouer dans Bros des acteurs amateurs. Pour quelles raisons ?
Oui, j'ignore tout d'eux. Il n'y a pas de filtre, on a simplement demandé d'avoir des acteurs d'âges différents. Ils peuvent être étudiant en art dramatique, boulanger etc. ça ne change rien. Je suis indifférent à la question de l'interprétation. C'est comme un jeu d'enfant.. mais un jeu très sérieux.
On a déjà vu ces personnages de flics de films américains…
Oui, absolument. Dans l'épisode des Br.#04 Bruxelles et P.#06 Paris des Tragedia endogonidia. Dans Bros, ils occupent à présent tout l'espace.
Quelle différence entre Buster qui vient d'être créé à Bruxelles et Bros ?
Les deux spectacles utilisent la même matière mais ils sont très différents. Buster est un hommage à Buster Keaton, ça se déroule en plein air avec la ville comme décor. Ça implique une dimension hyperréaliste puisque les passants peuvent voir ce spectacle. C'est comme un étrange tournoi à ciel ouvert avec très peu de technique, du son… Ça prend une température différente de Bros qui a une couleur plus sombre et plus sinistre dans un lieu fermé. L'uniforme de la police américaine répond à une référence au cinéma et puis c'était trop compliqué de changer l'uniforme en fonction des différents pays où doit se jouer le spectacle.
La lien à l'actualité socio politique est relativement discret chez vous, du moins en apparence.
Oui, en effet. Bros était déjà conçu avant les événements de Minneapolis et avant le confinement sanitaire. J'ai douté un moment mais j'ai décidé in fine de conserver le projet. Le thème des violences policières est devenu par la suite très présent dans les médias. C'est sorti comme un symptôme, mais pas comme un questionnement profond.
L'interprétation que peut faire le public de vos images est-il potentiellement dangereux ?
Absolument. Et en même temps, c'est bon signe si l'interprétation est à l'opposé de mes intentions, comme ce qui s'est passé lors des représentations de Sul concetto di volto nel figlio di Dio en 2011. Le public était divisé, les uns pensaient que c'était blasphématoire, les autres pensaient que c'était une prière. Quand ça arrive, c'est très bon signe à mon avis.
Vous avez déjà senti qu'une censure s'exerçait sur vous ?
J'ai été interrogé une fois par les autorités iraniennes lors d'une visite à Téhéran pour un festival en 2011. La censure n'a rien compris au projet, donc je n'ai pas été inquiété. La même chose est arrivée en Chine... Ceci dit, je pense que l'autocensure (et l'autocensure des jeunes tout particulièrement) est pire encore que la censure en elle-même.
Peut-on imaginer une société sans forces de l'ordre ?
Moi, je pense qu'il faut une police mais la question est savoir laquelle. L'humanité porte en elle quelque chose qui a à voir avec le Mal. Il faut gérer le Mal, donc il faut accorder à quelqu'un le droit de combattre ce Mal. S'il y a bien une chose qui m'effraie, c'est bien le retour à l'état de nature, sortir armé dans la rue pour se nourrir comme dans "La Route" de Cormac McCarthy.
Vous n'hésitez pas pourtant à superposer les concepts de forces et farce de l'ordre ?
Le comique, le côté gag est vraiment plus exprimé dans Buster. Pour moi, la comédie c'est encore pire que la tragédie. Le comique se moque de la faiblesse de l'homme faible, on tourne en dérision l'homme déjà au sol. Ce n'est pas par hasard si dans les concours de la Grèce antique, il y avait trois tragédies et un drame satyrique (dramma satiresco). Je crois beaucoup à la théorie de Walter Benjamin à propos de la catharsis qui a beaucoup à voir avec le comique. C'est une libération par le rire hystérique. Juste après l'angoisse, il y a la dérision, le comique. On rit toujours contre quelqu'un d'autre de plus faible que nous.
Certains n'ont pas hésité à parler de blasphème à votre égard. Quand on observe bien votre travail, tout tourne autour d'un rituel, la ritualité, la religiosité... La religion serait donc une clé de lecture pour votre travail ?
C'est toujours une clé de lecture.
Êtes-vous croyant ?
Ce n'est pas vraiment nécessaire de le savoir mais je crois qu'on est toujours "religieux", toujours et partout. J'ai reçu une éducation catholique mais pour autant, cette je m'attache à faire disparaître cette notion dans mes spectacles. La religion est née le même jour où dans une caverne, un acte de fiction est devenu un acte de religion. Théâtre et religion sont nés main dans la main. C'est naïf de croire que le théâtre peut se dégager de cette dimension. La religion est partout, y compris dans les supermarchés. L'autre jour, j'ai vu la file d'attente devant une boutique Nike. Là où l'on se met à genoux devant quelque chose, il y a religion. C'est vrai que Dieu est mort mais la religion… pas du tout. C'est même l'absence de Dieu qui a rendu la religion encore plus forte. La religion est en même temps structure de la pensée et structure sociale, on a besoin des deux.
Selon vous, un spectacle fort est "fragile". Comment définir cette fragilité ?
Pouvoir interrompre, casser un spectacle comme un cristal. J'aime beaucoup exposer des acteurs non armés, sans armures, sans protection. Exposer la honte, c'est une aura magique que quand on la voit. Comme la fascination qu'éprouvait Robert Walser devant de mauvais acteurs. Les mauvais acteurs sont bien plus intéressants que les professionnels capables de gérer l'émotion. On est touché principalement par la fragilité. Je pense que de temps en temps, il faut donner l'espace à la fragilité et à la honte.
Archivez-vous les productions que vous réalisez ?
Il y a un site qui regroupe des archives, ARCH ((https://www.arch-srs.com/)) Quand j'ai commencé à travailler dans les années 1980, il n'y avait pas de moyen technique de conserver les productions. Je n'avais pas la volonté de le faire non plus. Pendant une période, je refusais toute trace (photos, vidéos) ; je voulais du théâtre qui soit un événement unique et pas un produit. C'est le langage qui disparaît également. Maintenant c'est différent, j'ai accepté.
Une question sur un personnage qui hante votre travail et qui, peut-être, vous impressionne : Samuel Beckett...
Oui, avec Artaud, c'est l'autre pilier de la contemporanéité selon moi. C'est la raison pour laquelle il est presque impossible pour moi de mettre en scène ses pièces parce qu'elles sont trop proches de moi.
J'ai envie de citer un grand absent qui vous correspond parfaitement : Georges Bataille.
Ah oui ! Je suis heureux que vous l'évoquiez. Je dois vous confier alors que le prochain spectacle que je vais monter à Amsterdam s'intitulera Les Larmes d'Éros. Ce n'est sans doute pas une coïncidence...
Sur Moses und Aaron à l'Opéra de Paris:
https://blogduwanderer.com/opera-national-de-paris-2015-2016-moses-und-aron-darnold-schonberg-le-20-octobre-2015-dir-mus-philippe-jordan-ms-en-scene-romeo-castellucci
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