Il y a dans l'attente et la ferveur du lyricomane une proximité avec le pèlerin poussé par la foi sur les chemins de la musique. Parmi les "stations" de cette saison, ce Tannhäuser munichois focalisait évidemment toutes les attentions et toutes les attentes. Pour sa cinquième incursion dans l'univers de l'opéra, Romeo Castellucci retrouve les climats visuels assez proches de Parsifal (2011) et Moses und Aron (2015). En accordant la prééminence à l'expression graphique, le metteur en scène italien sollicite une façon d'imprimer visuellement le réseau des idées qu'il développe dans et autour de l'œuvre. Rhizomique par la forme et par le contenu, ce réseau extrêmement dense inscrit la partition dans un registre qui tient à la fois de l'œuvre d'art plastique et du work in progress. Mi carnet d'esquisses, mi recueil théorique, il en va avec Tannhäuser comme avec un travail de théâtre à la manière de la série des Tragedia endogonidia qui virent le jour au début des années 2000 : un système de représentation ouvert dans lequel plusieurs paramètres récurrents facilement repérables émergent à intervalles réguliers, sous une forme identique ou modifiée.
Libre à nous de pénétrer dans un univers aussi fort que singulier par la grande porte des associations images-idées. Castellucci aborde cette œuvre avec la hauteur de vue de l'ultime Parsifal, justifiant ainsi l'importance que Wagner lui-même donnait à sa partition avouant (d'après le journal de Cosima) un mois avant sa mort : "il dit qu'il doit encore au monde Tannhäuser". L'amateur de cartes postales en sera – sans surprise – pour ses frais. Adieu donc forêts, grande halle de la Wartburg et ferblanterie Minnesänger ; adieu également certains détails emblématiques tels la harpe, la croix des pèlerins, le bâton qui refleurit etc.
L'ouverture montre une flèche arrêtée dans son vol sur l'immensité d'un rideau de scène à la blancheur éclatante. Suit une brigade d'archères à l'unité graphique qui rend difficile la distinction des caractères individuels. Toutes (et tous) sont seins nus, cheveux longs, dans une tenue rappelant les adeptes de la "voie de l'arc" ou kyūdō, art martial japonais entre chorégraphie et technique de guerre. Derrière les leitmotivs apparaissent en filigrane les allusions à cette société de la Wartburg, au tournoi et au défi. Les flèches volent vers un œil mystérieux, projeté sur l'immense mur blanc en fond de scène. Cette cible insolite évoque l'œil qui poursuit Caïn après le crime de son frère (ici "faute" morale de Tannhäuser au Venusberg). Par un subtil jeu d'éclairage, les flèches qui l'atteignent dessinent des traits sombres doublés d'une ombre qui les prolongent en autant de V qui pourraient signifier la présence insistante et répétée de Vénus. Moins innocentes que celles de Cupidon, ces flèches meurtrières sont comme une multiplication d'un symbole amoureux qui porte en lui l'agressivité d'une insémination. Cette communauté d'archers à la gestuelle impeccablement rythmée dans la tradition du zen et du taoïsme, tranche avec l'énergie bouillonnante de l'Ouverture et les figures agitées et la tension des cordes – frottées celles-ci.
Castellucci imagine un Venusberg où la maîtresse des lieux trône au milieu d'un amalgame confus de chairs et de liquides. L'allusion déjà repérable dans Hey Girl ! (2006) fait ici l'effet d'un puissant contraste entre l'épure des archers et la vision d'un amour charnel réduit au plus élémentaire : la vie comme procréation et génération de formes. Au-delà du dégoût de cette viscosité abondante et opulente, on repèrera l'absence d'hémoglobine et de fluide vital, comme si ce Venusberg de formes et de tissus cellulaires n'était en définitive qu'une matrice abondante mais stérile.
Le métal succède à la chair, avec ce chœur de pèlerins quasi invisibles sous la masse gigantesque d'une pépite d'or qu'ils emmènent à Rome. En se désintéressant de l'illustration traditionnelle du chœur affligé et pénitent, Castellucci concentre l'attention sur le symbole ambigu du poids physique du péché que l'on porte – une masse constituée d'un métal sacré qui l'associe également à la pureté de la foi qui les mènent vers Rome. Inversement, la division de cette pépite d'or au dernier acte souligne le fait que chaque pèlerin en rapporte un fragment – mais il est contradictoire avec l'idée de péché qu'un même élément symbolise à la fois la faute morale et salut obtenu à l'issue du pèlerinage. L'audience papale n'est pas ici cette transsubstantiation qui convertit l'impur en pur mais une opération de fragmentation. La foi est portée par tous et chacun repart avec sa part de butin. Oserait-on dire que le péché qu'ils transportent au I n'en est pas un ?
Après le métal, on revient au sang dans la scène suivante, au moment où les compagnons de Tannhäuser traînant la carcasse d'un gibier fraîchement abattu, plongent leur main dans ses entrailles sanguinolentes et se badigeonnent la bouche comme à l'occasion d'un rite païen. Pour marquer son retour parmi la société des hommes, on enveloppe le héros vagabond dans une peau de bête écorchée – antithèse symétrique des montagnes de chairs vides et vitreuses. Répandant sur un immense disque rotatif des traînées abondantes de sang, un dispositif automatique dessine une forme que l'on devine être la représentation d'un iris en gros plan, reprise du motif de l'œil accusateur du début.
Le corps toujours, cette fois-ci celui de la pure et chaste Elisabeth. Précédée par sa silhouette en négatif se découpant bras écartés et se confondant avec le profil d'un sexe féminin, elle paraît bien seule au milieu d'une grande salle de la Wartburg à la blancheur soulignée par d'immenses rideaux de gaze circulant depuis les cintres pour en dessiner l'espace intérieur. Elle donne à voir, non pas son corps nu mais une tunique sur laquelle est imprimé l'image de ce corps. C'est cette image que Tannhäuser brandira devant les prétendants réunis pour le concours de chant comme pour leur montrer la définition du véritable amour. Etrange concours à bien y regarder… Il a des allures de cérémonie d'ordination ou de baptême, avec obligation pour tous de s'allonger à même le sol, tels des catéchumènes en aube blanche s'apprêtant à entrer dans la communauté des croyants. Chaque prétendant se saisit d'une rose qu'il tient à l'envers, comme ces flambeaux renversés qui autrefois symbolisaient le deuil. La solennité de la cérémonie se concentre sur ce cube translucide où apparaît tout d'abord le mot KUNST au moment où commence le concours. Quand Wolfram débute son air, c'est le terme ANMUT (Grâce) qui lui succède, puis TUGEND (Vertu) avec Walther et enfin WAFFE (Arme) avec Biterolf. Les interruptions de Tannhäuser sont matérialisées par une obscure présence tentaculaire qui souille d'encre noire l'intérieur des parois du cube, à l'imitation du péché qui dévore le blasphémateur. Une voix tombe des cieux (et littéralement d'une des quatre "victoires" allégorique au sommet du cadre de scène), pour accompagner le pardon d'Elisabeth et la sentence du pèlerinage à accomplir. Chacun dépose en guise d'ex-votos prémonitoires des représentations de pieds qui symbolisent le sacrifice et la peine qu'il faudra endurer pour obtenir le salut. Wolfram se saisit d'une flèche d'or et la décoche en direction de Tannhäuser. La flèche ne vole pas, c'est Elisabeth qui la tient dans ses mains et la porte à son but, occasionnant la blessure qui marque moralement et physiquement Tannhäuser.
Cette flèche d'or planant au-dessus de la scène au dernier acte est un écho subtil à la flèche que l'on découvrait sur le rideau de scène pendant l'ouverture. Le mystère se dissipe en reliant cet élément métaphorique à l'immobilité dont parle Zénon d'Elée dans son fameux paradoxe de la flèche. Niant le mouvement par une démonstration qui tendrait à mettre en regard la notion de volume et d'espace. La vitesse de la flèche résulte d'une nécessité d'associer déplacement et intervalle de temps. Si l'on parle de vitesse instantanée, le temps n'existe plus et la flèche ne peut donc pas se déplacer, faute de ce paramètre. Le parsifalien "zum raum wird hier die zeit" n'est pas bien loin, la boucle est donc bouclée.
Evitant dans le dernier acte les illustrations traditionnelles du pardon refusé et des incontournables romance à l'étoile et récit de Rome, Castellucci opte pour une couleur d'ensemble noire et funèbre. La mise en scène substitue à la linéarité du livret une réflexion troublante et poétique autour de cette notion d'écoulement du temps. Sur deux tables de marbre noir sont gravés les noms de KLAUS et ANJA, respectivement ceux des interprètes des deux rôles principaux. Des intervenants officient durant toute la durée de l'acte pour déposer sur le marbre des représentations successives de leurs deux corps en décomposition, alors qu'est projetée en toutes lettres la quantité de temps qui s'écoule. Eclairant d'une lumière crue l'image de la mort et de la disparition progressive du corps jusqu'à la poussière, un parallèle inconscient se crée avec la viscosité stérile du Venusberg. Une fois passée l'horreur macabre des chairs putréfiées, c'est la poussière comme élément à la pure abstraction qui sert de conclusion à un amour symbolisé par l'union de Tannhäuser et Elisabeth sous leur forme éternelle. L'illustration englobe et unifie personnages et interprètes comme pour mieux démontrer la portée universelle et a‑religieux du message de Romeo Castellucci. Du très grand art.
Il fallait à ce spectacle exceptionnel un plateau vocal et une direction d'orchestre au plus haut sommet. Force est de constater que la Pentecôte avait été avancée d'un jour et que tous les éléments d'une très grande soirée étaient réunis. Honneur pour commencer au Wolfram von Eschenbach véritablement anthologique de Christian Gerhaher. Pareille science du mot et de la diction tiennent à la fois du plus parfait liedersänger et de l'acteur capable de recréer un théâtre de mots dans une ligne vocale alternant souffle et émotion.
Anja Harteros est une Elisabeth dans la plénitude de ses moyens, à la fois irradiante et contenue, qui sait adapter l'énergie de la projection à la sensibilité du rôle. La Venus d'Elena Pankratova est légèrement en-deçà de cet horizon esthétique, privilégiant une santé vocale volontiers démonstrative aux demi-teintes nécessaires pour parvenir à incarner véritablement ce double ambigu d'Elisabeth. Klaus-Florian Vogt n'a plus rien à démontrer en Lohengrin ; ses premiers pas en Tannhäuser se heurtent à un Dir Töne Lob qui le cueille à froid et frise le naufrage. La suite est bien mieux maîtrisée et après un concours chanté sans doute trop droit et tendu, le troisième acte le montrera à son avantage – bien aidé par une mise en scène qui ne l'expose pas à des risques inutiles. On garde en mémoire l'instant où il mime le geste du Pape pointant de son doigt accusateur… Wolfram, le regard baissé et accueillant le verdict. Ni le Landgrave superlatif de Georg Zeppenfeld, ni même le Biterolf rugueux de Peter Lobert ou l'énergique Walther von der Vogelweide de Dean Power ne déparent un plateau de toute évidence exceptionnel.
La clé de voûte de la soirée se trouve dans la direction de Kirill Petrenko. En choisissant de dimensionner son Tannhäuser aux nervures chambriste d'une nef musicale toujours en mouvement, le chef russe démontre une fois de plus sa capacité à faire entendre ce qu'une tradition plus épaisse pourrait négliger voire occulter. La transparence alliée à l'énergie forment le plus bel écrin que l'on pouvait espérer pour ce chef d'œuvre de Wagner qui retrouve à cette occasion un interprète qui le porte naturellement au plus haut sommet.
N'ayant pas assisté à la même soirée que vous, je serai moins sévère à l'encontre de Klaus Florian Vogt. Alors que je suis d'accord avec votre perception des qualités vocales d'Anja Harteros, son interprétation de la prière m'a semblé manquer d'âme. Enfin, si je me rapporte à l'importance du thème du "regard" chez Wagner (selon moi, Castellucci a donné plusieurs lectures transversales des oeuvres de Wagner), mon approche de l'image de l'oeil et de celle de l'oreille – quand les chasseresses se tournent vers l'orchestre avant de nous pointer de leurs flèches – diffère quelque peu de la vôtre. Je ne prétends pas avoir raison mais vous fais part de mon ressenti. Je vous remercie de cet article complet, même si l'on ne peut rendre compte de tout ce qui nous fut proposé au plan visuel (notamment ces chorégraphies magnifiquement réglées). Et puis, comme vous le dites si bien, outre le chant de Christian Gerhaher et le timbre d'Elena Pankratova, il y eut Kirill Petrenko à la tête d'un orchestre qui possède l'oeuvre dans son ADN… Cette (exta-ordinaire) production restera gravée dans ma mémoire très positivement comme le furent Moses und Aron et Parsifal du même Castellucci.
La thématique de l'oeil/oreille est déjà présente dans Parsifal avec l'image du serpent-péché qui se love dans cet organe que Nietzsche (dont le portrait figure également dans cette production) qualifiait d'"organe de la peur".
Sauf à rédiger une étude critique complète (ce qui pourrait bien faire prochainement l'objet d'une publication dans la partie "Dossiers"), il est en effet impossible de détailler la totalité des significations et des pistes (fausses ou vraies) que contient ce travail. On aurait pu mettre en parallèle cet oeil transpercé avec le visage du Christ peint par Antonello da Messina dans la mise en scène de "Sur le concept du visage du fils de Dieu". Les chasseresses sont associées ici à la présence de Venus, on peut y percevoir l'idée d'amazones (hommes et femmes d'ailleurs, donc asexuées) brandissant leur arc contre cette représentation du péché ("l'oeil était dans la tombe et regardait Caïn"…). En se retournant vers le public, elles semblent nous associer comme des cibles potentielles, comme ce péché originel qui pèse sur nous tous… Castellucci semble prendre à revers un livret souvent jugé improbable, en associant l'idée du péché au Venusberg à des sensations visuelles de dégoût de la chair (je vous invite à visionner le lien avec Hy Girl ! pour voir la source théâtrale de cette image). Le climat opalescent et aseptisé de la Wartburg contraste puissamment avec cet univers, sans pour autant qu'on puisse le considérer vierge de tout péché…
Les chorégraphies que vous soulignez sont des éléments à la fonction essentiellement graphique (les bras qui dessinent une vague perpétuelle ou bien les "groupes" à l'allure de statuaire classique au III), leur analyse n'est pas négligeable mais ne me semble pas ici d'une urgence absolue, surtout en comparaison avec le nombre de points d'intérêt !
En écrivant le nombre de points d intérêt vous mentionnez pour moi le seul écueil de cette incroyable soirée, le travail de Castelucci à mon avis est trop riche, ainsi perd de lisibilité et éloigne de la musique.
Le labyrinthe de tulle est extraordinaire, comme la montagne de chair de Vénus ou le ballet des Amazones, l'or des offrandes des pèlerins se transformant en indulgence est magnifique mais pour moi pollue la sobriété du discours.
C est parfait pour un spectacle théâtral pour une représentation d opéra cela pour mon compte étouffe la musique.
Ceci dit 48 heures après je suis habité encore par cette représentation.
La musique perturbe parfois la sobriété : "Trop de notes mon cher Mozart" comme disait l'empereur Josef II écoutant l'Enlèvement au Sérail.
Chez Wagner s'impose la formule claudélienne de l'Oeil écoute. Le regard nourrit l'écoute et la surabondance exige une analyse – au besoin, une relecture. Dans plusieurs mois, plusieurs années, vous vous souviendrez de cette production qui aura profondément fait évoluer vos premières impressions.
Oui le fameux Gesamtkunstwerk.
Le moise et aaron était pour moi plus percutant car moins gadgetisé .
Il n en reste pas moins que c est une production totalement fascinante.
Bonjour
je réagis en regardant en direct la représentation sur Arte – j'apprécie infiniment votre regard extraordinairement riche. Simplement je vous trouve un peu sévère vis-à-vis d'Elena Pankratova. Il me semble qu'elle trouve des accents d'une grande sensibilité dans ce rôle, et qu'elle défend avec beaucoup de conviction, de finesse et d'honnêteté un personnage scénique splendide mais qui ne va tout de même pas forcément de soi. Elle l'incarne avec profondeur, dans une démesure cependant presque pudique sans jamais tomber dans l'outrance, elle réussit le prodige (pour moi) d'être touchante et effrayante à la fois.
Bien cordialement
Je garderai cette diffusion Arte sur mon enregistreur aussi longtemps que je le pourrai, avec quelques autres œuvres auxquelles je tiens. Mais ceci pour ses qualités musicales essentiellement. Je pardonne difficilement le sort fait à Vénus, encore moins après avoir découvert l'originale avec Waltraud Meyer, d'une sensualité torride, elle.