BROS
Conception et mise en scène : Romeo Castellucci (né en 1960)

Musique : Scott Gibbons
Dramaturgie : Piersandra Di Matteo
Devises : Claudia Castellucci

 

Avec les agents : Valer Dellakeza, Luca Nava, Sergio Scarlatella 

Figurants : Tommasso Basevi, Rémy Bouchinet, Max Christ, Jean-Marie Dartois, Antoine Farcis-Morgat, François Glikson, Jonas Gomar, Francis Gutmann, Maxime Junca, Gilles Kammerer, Tristan Kopp, Léon Leckler, Charles Leckler, Antonio Maïka, Thierry MArlier, Christophe Merz, Fernando Patriarca, Simon Restino, Arnaud RIchard, Bruno Roseau, Hugo Seksig Garcia, Edward Velscher, Patrick Wendling.

Assistant à la mise en scène : Filippo Ferraresi
Direction technique : Eugenio Resta
Technicien de plateau : Andrei Benchea
Lumières : Andrea Sanson
Son : Claudio Tortorici
Costumes : Chiara Venturini
Sculptures de scène et automations : Plastikart studio
Réalisation costumes : Grazia Bagnaresi
Directrice de production : Benedetta Briglia
Attaché de production : Giulia Colla
Promotion et distribution : Gilda Biasini

Equipe technique au siège : Carmen Castelllucci, Francesca Di Serio, Gionni Gardini, Eugenio Resta, Caterina Soranzo

Administration : Michela Medri, Elisa Bruno, Simona Barducci 

 

Production : Societas

Co-production : Kunsten Festival des Arts Brussels ; Printemps des Comédiens Montpellier 2021 ; LAC – LuganoArte Cultura ; Maillon Théâtre de Strasbourg – Scène Européenne ; Temporada Alta 2021 ; Manège-Maubeuge Scène nationale ; Le Phénix Scène nationale Pôle européen de création Valenciennes ; MC93 Maison de la Culture de Seine-Saint-Denis ; Emilia Romagna Teatro Fondazione, Modena ; Ruhrfestspiele Recklinghausen ; Holland Festival Amsterdam ; V‑A-C Fondation ; Triennale Milano Teatro ; National Taichung Theater

19 octobre 2021 au Maillon, Théâtre de Strasbourg – Scène européenne.

Vaste réflexion sur l'émergence et l'application des règles qui régissent une société humaine, BROS parle de la dictature et de l'autorité comme formes de pouvoir alternativement subies ou volontaires. Castellucci convoque sur scène une vingtaine de figurants habillés de ce même uniforme de policier qu'on voyait déjà dans les épisodes Br.#04 Bruxelles et P.#06 Paris des Tragedia endogonidia ou, le mois dernier à Bruxelles, dans BUSTER, version "burlesque" de BROS. Pour illustrer cette "dictature", le metteur en scène a imaginé un système permettant de donner des ordres en direct à ses acteurs, tous équipés d'une oreillette. Réduits au simple rôle d'exécutants, ils sont invités à obéir par contrat à des consignes qu'ils ne sont pas censés comprendre et encore moins connaître à l'avance, ce qui les prive de toute possibilité de "jouer" en toute conscience et hors de ce périmètre d'aliénation consentie… le tout sans répétition préalable.

 

Dans l'entretien  ((https://wanderersite.com/interview/lexperience-du-poison/)) qu'il nous accordait quelques heures auparavant, Castellucci expliquait la façon dont il contraint le spectateur à une forme d'expérience qui utilise le rituel comme vecteur. Ce principe opère dès que le spectateur pénètre dans la petite salle du Maillon Théâtre de Strasbourg scène européenne, après qu'on lui ait distribué trois documents imprimés sur de grandes feuilles noires : un étrange "index de comportement remis aux participants inavertis", des traduction de devises latines et des extraits de l'Ancien Testament avec le Livre de Jérémie. Ce premier document a de quoi surprendre ; il s'agit du "contrat" signé par la vingtaine d'acteurs, tous revêtus du même uniforme sombre de policiers américains et tous guidés à distance par une oreillette. On y lit une longue suite de consignes d'une intransigeance exagérément abrupte et brutale, comme par exemple : "j'exécuterai les ordres au mieux de mes possibilités et de mes capacités (…) j'exécuterai les ordres jusqu'au bout, même s'ils m'exposent à la honte". La liste se termine par un très sibyllin : "L'exécution de mes ordres sera mon oblation, sera mon théâtre".

On pourra objecter que le principe des deux autres documents peut sembler à première vue assez inédit chez quelqu'un comme Castellucci, déclarant quelques heures avant le spectacle "L'élément le plus fort, c'est de comprendre qu'on est face à une énigme. Si l'on comprend tout, certainement ce n'est pas une expérience… juste une information, quelque chose qui ne m'habite pas." Pour nuancer la présence de ces traductions, on peut sans doute souligner que nous ne sommes pas ici au musée, donc sans la nécessité absolue de recourir à ces explications comme à un audio-guide permettant de "comprendre" l'œuvre. Libre au spectateur de relire ces documents une fois rentré chez lui, non comme des notes de programme mais comme des notes d'intention.

Le prophète Jérémie est ce personnage dont la Bible décrit comme emprisonné et victime de violences, exilé en Égypte à Taphnis. Jérémie annonça également l'arrivée des Chaldéens et prédit la destruction de Jérusalem, ainsi que l'exil du peuple juif à Babylone du fait de leur manque de foi. Son nom reste associé aux célèbres Lamentations, suite à la destruction de Jérusalem. Ce n'est donc pas un hasard si le spectateur s'installe dans une salle plongée dans l'obscurité, dans un climat de persécution, accueilli par des policiers en uniforme dissimulés derrière un étrange guichet avec un téléphone et des lampes-parapluie montées sur trépieds.

Les policiers semblent régler depuis leur guichet le fonctionnement de deux étranges machines qui pivotent à la manière de deux caméra-radars, avec un objectif lumineux dont on aura du mal à identifier la fonction. La nappe sonore à elle-seule suffira à nous donner comme indication le sentiment d'une angoisse générale, avec cette ligne continue d'infrabasses et de rugissement mécaniques signée du fidèle Scott Gibbons. Au sol, on observe un espace rectangulaire délimité par les quatre premières lettres de l'alphabet, avec sur les côtés, les lettres X et Z – à la fois préambule et espace géographique où se croisent le code du langage et du théâtre.

 

Valer Dellakeza (Jérémie)

Lorsque les machines s'apaisent, apparaît l'acteur Valer Dellakeza dans le fond de la salle. Il a toutes les apparences d'un prophète biblique selon l'iconographie classique : large vêtement, longue barbe et un long bâton – rameau au bout duquel pend une cuillère (allusion au "chaudron" ou à Mère courage, la cantinière imaginée par Brecht et la citation sur la nécessité d'une longue cuillère pour manger avec le Diable ?). Autre piste possible : la libre adaptation du bâton de pèlerin, comme celui de Saint Roch, comportant souvent une pièce métallique destinée sans doute à porter une gourde (et peut-être d'autre contenants nourriciers…), comme on peut le voir dans de nombreuses représentations du saint ((http://www.cartantica.it/pages/collaborazionigrencirocco.asp)). Sans faire correspondre exactement la figure de Saint Roch avec celle de Jérémie, on peut également penser à la volonté d'évoquer au Moyen Âge, par le bruit produit entre le métal et le bâton, les crécelles et autres moyens de signalement des personnes itinérantes obligées de signaler leur présence (pestiférés, lépreux, mendiants…).

Les propos qu'il prononce au départ sont confus, prononcés dans une langue qui semble quasi insaisissable (serait-ce du roumain ?), jusqu'au moment où résonne le nom de "Babylone" où l'on comprend qu'il s'agit du livre de Jérémie :

"Puis le Seigneur étendit la main et me toucha la bouche
Il me dit : "Voici, je mets dans ta bouche mes paroles ! (…)
La parole du Seigneur me fut adressée : "Que vois-tu Jérémie ?"
Je dis : "C'est une branche d'amandier que je vois.
Le Seigneur me dit : "Tu as bien vu,
car je veille sur ma parole pour l'accomplir."
Un deuxième fois, la parole du Seigneur me fut adressée :
"Que vois-tu ?" Je dis : "Du nord, va déferler
Le malheur sur tous les habitants du pays." (…)

Ces mots qui semblent surgir en se bousculant évoquent l'irruption du divin à travers le medium de la voix du prophète, une épiphanie violente durant laquelle il se couvre la tête de cendre et menace le ciel ("on n'extraira plus de chez toi ni pierre d'angle ni pierre de fondation, car tu seras un lieu à jamais désolé" Oracle du Seigneur). Comme saisi d'un fièvre incontrôlable, deux policiers viennent le déshabiller et l'allonger dans un lit d'où il continue son délire – où, plus précisément la traduction en français des devises latines brodées sur de grands draps noirs brandis successivement par deux policiers. On retrouve là les résonances ésotériques de Claudia Castellucci, la sœur et fidèle collaboratrice de Romeo au sein du collectif Societas Raffaello Sanzio, qui rédige l'ensemble des textes de ses scénographies, dont les récentes Vita nuova, Democracy in America, Go down Moses etc. Il y aurait beaucoup à dire ici, en considérant que ces "devises" ne sont évidemment pas un habillage intellectuel mais une forme presque hiératique et aux antipodes de l'abstraction des signes qui gravitent autour d'elles. Éclairées à la lampe torche et brodées sur le tissu noir, ces devises sont les formules secrètes d'un deuil ou plutôt d'un rite comparable aux rites orphiques ou aux cultes antiques dits "à mystère"/ Du latin mysterium, lui-même dérivant du grec μυστήριον, mustếrion qui signifie "secret" ou "chose secrète". Parmi cette dizaine de devises de BROS, on pourrait citer : PARS QUAE APPARET SINE PARTE QUAE NON APPARET NIHIL EST ("un côté visible n'est rien sans celui qui est invisible")

Cultes de Baal, d'Isis… et pour les plus célèbres, culte de Mithra et Mystères d'Éleusis, ces rituels fonctionnaient comme des rites de purification dans lesquels les participants subissaient des épreuves pour gravir un système de grades ou degrés et ainsi parvenir à percer les secrets de la nature ou de la divinité nimbée d'un caractère proprement chtonien comme Perséphone ou Hadès par exemple. Ces participants à ces rites non publics étaient appelés "mystes" (du grec μύστης (mustês), littéralement "silencieux") – élément éminemment castelluccien dans la mesure où les acteurs s'engagent en signant l" Index de comportement" à ne rien révéler des ordres reçus. On retrouve dans BROS cette succession de scènes qui marquent le rythme des spectacles de Romeo Castellucci – succession au caractère immuable qui rappelle le canevas dramatique très précis d'après lequel il construit ces expériences visuelles. C'est un système d'emboîtements qui crée l'impression d'une impossibilité de revenir sur ses pas ou de refuser le cheminement dans lequel ce théâtre du mystère nous engage.

Un groupe de policiers vient prendre la pose autour d'une torche imitant l'incandescence d'une poudre de magnésium utilisée pour le flash photo. C'est le début d'une autre (longue) séquence dans laquelle se multiplient les actions sur tout la surface de la scène. Ici, on expose la tenue du prophète comme une relique, là, un policier lave son arme à grande eau dans un baquet, ici encore, un autre s'assied devant la grande reproduction d'un des deux colosses de Memnon, imitant par là-même cette mystérieuse statue qu'on disait animée du pouvoir de "chanter"… Un autre figurant le remplace, exécutant un autre rite mystérieux dans lequel il s'allonge au sol, tendant un ruban rouge, couvrant son visage couvert de sang avec un masque anthropomorphe, sur fond de musique rituelle japonaise. D'autres photographies se succèdent, montrant le détail d'une main vue de profil, un babouin (allusion à Thot, dieu égyptien de l'écriture ?), la patte palmée d'un oiseau, une jeune fille de profil, le sexe brisé d'une statue antique, les colonnes d'un temple grec ou bien ce fascinant portrait officiel de Samuel Beckett lors de la remise du prix Nobel en 1969, devant lequel deux policiers protestent comiquement avant qu'un troisième ne décide de se prosterner… Ailleurs, les policiers vident leurs armes ou tirent à blanc en faisant résonner le cliquetis des gâchettes.

À cour, on observe une succession de tableaux mimés : Le serment des Horaces, la Mort de Socrate de Jacques-Louis David, les Tres de mayo de Goya et enfin La Leçon d'anatomie du docteur Nicolaes Tulp de Rembrandt, avec un figurant recouvert de peinture blanche. Ces références picturales faisaient déjà surface dans plusieurs productions, dont la Flûte enchantée de Bruxelles ou la Tragedia Endogonidia #02 Avignon. On les retrouve ici dans une circulation de sens où ils dialoguent avec des scènes où les forces de l'ordre sont montrées dans une extrême dévotion ou une extrême violence. Dévotion pour la scène de transe et d'adoration quasi fanatique lorsque la statue-fétiche mécanisée est placée au-dessus de l'assemblée des policiers, exécutant des gestes qu'ils reproduisent aveuglément ; tandis qu'un autre fait des rondes autour d'eux en promenant un chien menaçant. On retrouve cette violence enfin avec ces assemblées-tribunaux où les policiers en rangs serrés assistent à des scènes de torture par l'eau ou de ligotage japonais kinbaku ou hojōjutsu, tel qu'on pouvait en voir dans la première scène entre Klingsor et les filles-fleurs dans le Parsifal de Bruxelles. Dans le même temps, une étrange machine-orgue se met en route ; constituée de bouteilles sous pression, elle diffuse des nuages de vapeur d'eau sur de longues notes tenues. Les policiers viennent se placer tout autour du public, observant un figurant tombé à terre et agité de spasmes (en écho à la tête sacrificielle de l'agneau que Jérémie jette au sol) tandis qu'un autre applaudit lentement en criant "bravo !". Dans la scène qui suit, tous tombent et tressaillent sur tout l'espace de la scène recouvert d'eau.

Le grand rideau noir tombant des cintres ouvre l'ultime séquence avec cette mention : DE PULLO ET OVO ("Du poussin et de l'œuf"). Étonnante circularité ici, avec le retour du prophète Jérémie redevenu enfant avec sur son habit blanc, l'insigne de la police. Dans une dernière cérémonie silencieuse, l'enfant reçoit des mains d'un figurant la matraque de police – symbole tout à la fois du maintien de l'ordre, objet symétrique du bâton-rameau ou de la branche d'amandier de Jérémie mais également bâton de parole servant à réguler la parole au sein d'un groupe. L'enfant disparaît parmi les policiers tandis que le noir se fait dans la salle et que résonne Nacht und Träume de Franz Schubert :

Heil'ge Nacht, du sinkest nieder ;
Nieder wallen auch die Träume
Wie dein Mondlicht durch die Räume,
Durch der Menschen stille Brust.
Die belauschen sie mit Lust ;
Rufen, wenn der Tag erwacht :
Kehre wieder, holde Nacht !
Holde Träume, kehret wieder !

 

En inversant les positions du protagoniste et du deutéragoniste, Castellucci crée une rupture explicite entre les donneurs d'ordre et les exécutants. BROS parle de la façon dont une règle s'établit, parfois en dehors de toute nécessité et dans un sens frisant le comique ou le ridicule. Élément d'un même rituel de la religion ou de l'ordre, la Loi crée une forme de dictature et d'autorité tantôt subie ou tantôt volontaire. Ce spectacle abrupt et sévère construit (et se construit sur) un réseau très dense d'impasses et de faux-fuyants. Volontairement déroutants autant qu'énigmatiques, ces éléments du rite sont donnés à voir dans leur plus pure apparence de gestes et de signes dont on cherche en vain la causalité.

Le second élément très puissant de ce spectacle, c'est la notion d'abandon de l'acteur et du refus de réduire le théâtre à une performance de "jeu". L'acteur est ici officiant et exécutant silencieux, obligé par contrat à se soumettre à un rituel qui s'apparente aux cultes à mystères au terme desquels il sortira, comme nous autres spectateurs, purifié. La pensée consciente ne guide plus les actions ; elle n'intervient même plus pour juger ou constituer une barrière morale. La multiplication des policiers annule le principe d'individualisation en créant un personnage unique, sans âge, nationalité ni profil défini.

Castellucci réitère et renouvelle ici son rapport problématique au langage et au sens, en recourant à un système qui défie la logique interprétative du signifiant et signifié. L'émergence de ce qu'il appelle un "vocabulaire" permet au spectateur de pénétrer un univers à la fois extrêmement codé et échappant à ces codes par un ésotérisme qu'on peut librement associer soit à un rituel d'initiation, soit à une forme purement plastique et esthétique – telle une succession d'idéogrammes dont on perçoit qu'ils sont en lien avec une définition mais inaccessible sinon par imagerie mentale. Entre les ordres (inaudibles), les devises (parfois obscures) et le langage (muet) des images se déplie un très littéral "texte" théâtral qui pose la question de la liberté de l'interprète et de l'interprétation. À voir (et à vivre) de toute urgence.

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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