Le Roi Lear hic et nunc, aujourd’hui et maintenant, c’est donc une jeune femme (ici la metteuse en scène derrière sa table de travail) qui bosse sérieusement en reprenant la mise en scène du Roi Lear de son génial père, plus en état, et qui voit sa vie personnelle perturbée par ce père qui prenait et prend encore toute la place (il en prend d’ailleurs peut-être encore davantage), tout comme sa vie professionnelle et amoureuse (on la verra dans les bras de l’acteur qui joue Kent, et le fou. Adieu donc son mariage avec (le Roi de) France mais ce n’est qu’un juste déplacement vers un autre « bon » choix : la loyauté et la folie sympathique).
C’est donc elle que l’on voit à l’ouverture du rideau, derrière une toile de tulle projetant l’image énorme du père (doublée en miroir), qui écrase tout donc, sous appareil respiratoire (« respire, inspire », lui dit sa fille qui, par ses mots-actes, le maintient en vie). Battements du cœur : univers double. Charge mentale, comme on dit. Gérer le père à distance : ses angoisses, ses délires (la femme de chambre, étrangère, le « vole »). Pendant ce temps, la fille aimerait régler ses comptes : elle a écrit un ouvrage, L’héritage émotionnel- partie 1, 2, et 3(rires dans la salle) qu’elle aimerait bien qu’il lise puisque désormais, il en a le temps (spoiler : il n’en sera rien. On s’en doute).
Voilà pour la réécriture de l’ouverture de la pièce sur la filiation légitime (chez Shakespeare : Gloucester présentant ses fils, le bâtard Edmond et Edgar, le « bon »).
Monde du théâtre donc et monde de la scène, donc du mensonge, avec la suite : Lear partageant son royaume pour ses filles en échange d’un témoignage oral d’amour (le dire versus le geste).
Sur une tournette, un cube noir et blanc, le palais de Lear, clinquant, en plastique cheap qui brille, statue noire de Lear sur un piédestal idoine, néon rond qui auréole ironiquement la statue, un peu monument au(x) mort(s), drapeaux noirs qui pendent… Comme dans la pièce, on ne saura rien de précis sur le monde passé de Lear mais Il y a comme un air de fascisme. D’ailleurs, les (« mauvaises ») filles Regan et Goneril sont en tailleurs longs, cintrés, à grand col étroit pour l’une, rappelant la mode sobre, élégante (et un peu fascisante) des Hugo Boss et autres Lagerfeld…
Au passage, une note sur le décor : la tournette du monde (et son écho au néon circulaire qui sera aussi lune dans la tempête), le palais carré de l’emprise sur le monde et derrière les panneaux des murs, les tables de travail du monde du théâtre. Ceux des coulisses, des marges qui tirent in fine les ficelles. Les manipulateurs donc. Et ils sont nombreux dans le Lear de Shakespeare avec de bonnes ou de mauvaises intentions (tiens, encore un titre d’un scénario de Bergman, réalisé par Bille August. Et encore une histoire de filiation et de ruptures…).
Richter use (et abuse ?) des projections qui inondent le scène et se répercutent sur le public : le monde du théâtre qui s’imprime sur le monde réel… qui fait tache, éclaire et éblouit, aveugle quelquefois.
C’est donc un roi Lear, un peu capitaine d’industrie en show devant ses actionnaires, ou plutôt ses employés (ses serves mêmes), qui se donne la joie de donner son héritage en réclamant une ultime soumission. Goneril peine, clairement, puis ayant trouvé la force de mentir, une fois de plus, déchaine ses pleurs dans un torrent dramatique forcené, sous les applaudissements (en fait, la joie du père). Regan, se force encore plus, tout en raideur et dégoût rentré, puis, au moment où le spectateur pense que c’est l’échec assuré, elle se lance dans une chanson larmoyante et grandiloquente avec force gestes outranciers.
Les deux mamelles du mensonge du Spectacle du monde moderne : le drama (telenovelas, série télé, Netflix etc..) et/ou la chanson à la Walt Disney ou à la Céline Dion. Une fois le père parti, l’une enlève ses talons et se frotte les pieds endoloris en morigénant sa sœur incapable de mentir. Spectacle de l’après spectacle.
Reste la petite Cordelia, en costume tailleur rose brillant (les filles sont en gris, comme le père est en noir), incapable de produire le mensonge attendu et bannie en France. Chez Richter, exit les gendres (le bon comme le mauvais) : le passage de pouvoir se fait d’une génération à l’autre et d’un genre à l’autre. Simplification. Adieu vieux boomer jouisseur, welcome girl power.
Et exit Cordelia, la « bonne » fille (il suffit de suivre les panneaux Exit qui cadrent toutes les ouvertures du palais). On ne la reverra qu’à la fin, morte, trainée sur scène comme un accessoire. Richter ne veut pas de cette « bonne » fille. Il privilégie la Cordelia-metteuse en scène, les mains dans le cambouis, agissant sur tous les fronts.
Il s’agit d’ailleurs de trouver un personnage de fou. L’assistant de la metteuse en scène est chargé du recrutement et diffuse les amuseurs du jour : stand-upeurs, instagrameurs (hyper populaires mais « difficile de les avoir à cause de leur emploi du temps sous tension »), comiques et même un acteur suédois célèbre (Johan Rabaeus) ne racontant ni blagues lourdes [1] ni sa vie, comme les autres, mais jouant… le Lear de la scène de la tempête
Le personnage de l’assistant de la metteuse en scène est assez intéressant par son double aspect. Pas très compétent et imbibé de séries, il fait rire le public (jeu outrancier) et Richter glisse subtilement le portrait de l’assistant qui encombre plutôt qu’il n’aide, ce type d’emploi qui semble pulluler. Richter lui laissera mettre en scène le désordre final de l’acte 5 et donner, d’ailleurs, le dernier mot du spectacle. Ironie d’un monde dirigé par l’incompétence. Nous y reviendrons.
Pour l’heure, Richter travaillant sur les deux mondes doit sabrer scènes et personnages de Shakespeare (couper/recoudre).
De fait, la représentation (l’histoire du Roi Lear proprement dite) est sans cesse interrompue par la représentation du travail théâtral et ses rapports avec les thèmes de Lear.
L’opposition entre les différentes générations est ici manifestée par un interview de la metteuse en scène par Lena Endre (une des dernières égéries de Bergman et pilier de Dramaten), qui questionne rudement la fille osant attaquer le génie (Bergman, Bergman…), qui plus est au mauvais moment de sa fin de vie.. On voit bien une lutte de pouvoir, générationnelle, de femme à femme, qui rappelle les propos de Deneuve et d’autres en pleine affaire Me too. Deux images de la femme forte, en pleine opposition de pouvoir, deux visions du féminisme, avec Endre qui joue sur son autorité, son âge et son genre en rabaissant sa consœur, finement, à son rôle de fille et de fille de génie (donc de moins douée).
Autre scène filmée, pendant laquelle la metteuse en scène-Cordélia de cœur est attaquée par ses « sœurs » : un dîner au cours duquel elle discute de manière détendue de la pièce avec ses actrices. Ces dernières contestent en badinant son autorité en lui demandant ce qu’aurait fait son père dans telle ou telle scène. Elle reprend la main en plaisantant et en leur proposant de demander à leurs pères comment elles doivent jouer leur rôle. Tout finit dans les rires mais les regards ne trompent pas : les unes et les autres ont été blessées. Image moderne (très léchée d’ailleurs) de la rivalité entre Cordelia et ses sœurs, d’une sororité de façade, des jalousies/séductions, vraie-fausse fraternité des acteurs si bien mis en scène dans Après la Répétition de Bergman, qui se déroulait sur la scène et dans les cintres de Dramaten, que l’on verra complètement à nu après la tempête.
L’action de Lear est morcelée (théâtre élisabéthain oblige) et Falk met cela en scène aussi par ses ruptures vidéo et scéniques.
La metteuse en scène doit sans cesse s’interrompre pour gérer son père… et son assistant ! Elle ne peut se résoudre à prendre un fou moderne et son Kent, qui est d’ailleurs son fougueux amant, lui propose finalement de jouer aussi le rôle du fou-protecteur du roi, ce qui peut se justifier, ajoute-t-il non sans raison avant de se grimer (perruque blanche de hard rockeur 80ies et maquillage new wave-métal, ce qui annonce les épisodes musicaux à venir).
Edmond, le bâtard-« mauvais fils » (il est aussi le plus intelligent. Techno ?) de Gloucester manigance l’éviction de son frère héritier légitime. Acteur issu de l’immigration, chemise longue un peu qamis… Est-ce un hasard ? Si oui, il n’est pas très heureux… en ces temps de « grand remplacement ». Mais comme le public se doit de regarder des spectacles colorblind, il ne s’insurgera pas. D’ailleurs, la « metteuse en scène » Ana Gil de Mela Nascimento est elle aussi issue de la diversité et a un léger accent. Comme d’autres d’ailleurs, ceux-ci de différentes régions suédoises.
Edgar, le bon fils est clairement le fils de famille, tout de blanc vêtu, démarche chaloupée à l’aise dans ses mocassins sans chaussettes. Il est le dispendieux, l’héritier à l’aise. Celui qui ne se pose pas de questions, tant qu’il reste le privilégié. Il faudra une mise à nu, une nuit de tempête (bouleversement climatique, on y pense mais la mise en scène n’insiste pas et c’est heureux), pour l’emmener du côté de la folie sous l’aspect du pauvre Tom et lui dessiller les yeux.
Lear fait la fête (sa chemise se débraille, le décor s’écaille et les drapeaux sont en berne) et ses filles ne le supportent plus. Elles le mettent à la porte, installant un nouvel ordre. Discours de Richter : elles énumèrent (à l’unisson) un ensemble de règles-réformes, écolo-économistes de mesures très expéditives (et de bon sens) comme si le GIEC avait (enfin) pris le pouvoir. Tout va très vite mais on retiendra : un plafond (pas très haut) de richesse maximum, la fin des objets non recyclables à usage unique, des mesures drastiques sur les yachts et autres avions etc.
À la fois un monde enviable parce que juste et viable mais aussi très autoritaire. Après le patriarcat boomer-jouisseur-gaspilleur, c’est un autre monde… Est-il vraiment désirable ?
On ne sait pas sous quel régime régissait Lear mais avec les sœurs on est dans un monde qui a aussi un goût de fascisme. Ce n’est pas les fameux khmers verts mais ça y ressemble.
À la metteuse en scène prenant en charge son vieux père s’oppose sa mauvaise sœur, Ingrid, uniquement présente au téléphone, l’absente qui absout de loin et sans avoir à supporter le paternel en free style. Goneril et Regan, les « mauvaises filles » a priori, se frottent elles aussi aux frasques du père et doivent s’occuper de leur royaume et donc ici, selon Richter, d’un monde qui, on le sait, ne fonctionne plus très bien, avec une humanité qui arrive à des limites, ce qui nécessite des mesures tranchées (relire les rapports du GIEC encore). Ainsi les bons et mauvais points ne sont pas si faciles à distribuer… Ingrid, autre figure de la Cordélia Shakespearienne, n’a pas le boomer dans les pattes ni un monde, considérablement surexploité durant les dites 30 glorieuses, à sauver…
Un monde en crise donc, où les éléments (climatiques) se déchainent. C’est la scène de la tempête. Avec un Lear, de plus en plus hébété, moins dément que vieillissant dans les troubles de la sénilité et bien décidé à jouir de son corps une dernière fois : il veut se mettre nu, y compris en enlevant son pantalon (scène d’orgie digne des beuveries bien connues) et ses comparses rechignent un peu à suivre ce nouveau caprice. Edgar en Pauvre Tom, devient maître de cérémonie des folies de Lear bien plus que son Fou (qui est le bon serviteur Kent ici rappelons-le, un fou in disguise). Alors que les pans de murs se soulèvent, tournoient, sous les ventilateurs de la tournette qu’on voit depuis le début (la catastrophe climatique annoncée), Edgar-Tom à demi nu se lance dans un show spectaculaire, rock stadium, en beuglant (Stripped) Down to the bone (nu jusqu’à l’os) de Depeche Mode sur le piédestal de la statue déboulonnée comme il se doit (les filles avait banni leur père, assises nonchalamment dessus). Socle qui se soulève vers le ciel. C’est un show comme les rockeurs des années 80 savaient le faire. Loin des couleurs pastels de Taylors Swift ou du noir et argent clinquant de Beyonce aujourd’hui, Richter convoque les messes noires des corbeaux de la new wave d’hier.
C’est un monde qui s’écroule d’ailleurs et ceux qui n’ont pas voulu voir (Gloucester, Claude Allègre ?) se font crever les yeux. Tant pis : il fallait avoir du discernement. Et agir.
Richter prend le parti de montrer l’horreur : sang et pseudo-globes oculaires jetés par terre par les deux sœurs (le serviteur Oswald démonétisé par les deux sœurs tape-dur, décidément à la manœuvre).
Toujours dans le sens du va et vient entre le monde réel et celui de la mise en scène, constamment brouillé : la metteuse en scène est une fois de plus interrompue dans son travail par les frasques de son père Alzheimer qui, outre ses commandes nocturnes insensées, s’offrant une soirée entre amis avec prostituées, s’est retrouvé à brailler dans la rue des chansons de Depeche Mode. La porosité est donc totale. D’ailleurs, la metteuse en scène veut parler des implications du rôle à l’acteur qui joue Lear et l’autre, se drapant dans sa condition royale d’acteur magistral, ne veut pas en entendre parler et quitte la scène.
Et on retrouve une chronique locale bien connue, non plus le roi artiste Bergman, mais le Roi de Suède lui-même qui avait dû essuyer le scandale de ses parties entre amis avec ce que la presse avait appelé les « filles du café ». Une autre version du digestif…
On finit donc la première partie de ce spectacle sur un monde en crise (morale, « climatique »…) et tout son cortège d’horreur (la folie, et ses inversions de valeurs, la violence crue) qui nous évoque le monde comme il va par le biais de symboles. Jamais la crise climatique n’est nommée, pas plus que les guerres en cours, les migrations (ici les errances des personnages bannis), les combats sociétaux autour du genre, boomers vs génération z etc. C’est que nous sommes au théâtre. Ouf.
D’ailleurs, Gloucester apparait en scène (nue et garnie de têtes de morts de plastique noir) pour chanter, réclame son texte à l’assistant, enlève le bandeau sanglant de ses yeux pour le lire. Tout ça, c’est pour rire et réfléchir. Encore…
Les songs de Shakespeare sont remplacées par une du protest singer en chef, Bob Dylan. Là encore image double de l’icône contestataire mais aussi du traître à son public (passage du folk à l’électrique, la période catholique, « je veux bien du prix Nobel (et son argent) mais je veux pas faire le discours »…). Là encore un vieux boomer, qui veut bien protester mais seulement sur scène et surtout ne rien changer de son mode de vie.
A hard rain’s gonna fall. C’est plus qu’un programme, c’est prophétique.
En même temps, Richter désamorce toujours un peu ses références. Ainsi, alors que le père Lear de la metteuse en scène trépasse dans son lit, on entend en sourdine The End de The Doors. C’en est presque comique.
On bascule d’ailleurs dans une tonalité fortement ironique dans cette deuxième partie, que Richter s’amuse à dézinguer, à totalement déconstruire.
Une table de travail réunissant acteurs et assistant se trouve sur la scène. Et la metteuse en scène annonce (par visioconférence) qu’elle ne peut assurer la suite parce qu’elle veut passer les derniers moments de vie de son père avec lui.
C’est donc une fuite de la responsable qui est en même temps un choix moral du cœur contre l’exercice du pouvoir. Toujours la figure de Cordelia.
L’assistant est donc chargé d’assurer la suite (passage de relai) en collaboration avec les acteurs pour le chaos final : batailles en pagaille, affrontements meurtriers, élimination de tout le cast, y compris de Kent, dont la fin est sujette à caution dans le texte. Et ici, pas d’Albany, le bon gendre de Shakespeare, dont le rôle a été supprimé. Il n’y aura donc pas de nouvel ordre dans un monde éventuellement purgé…
C’est ce chaos qui est reflété sur la scène puisque chacun donne son avis devant le vide du pouvoir (l’assistant). Au passage Richter moque les manies langagières et dogmatiques de l’époque : l’acteur jouant Edmond prend violemment à parti une des filles qui l’appelle « Bastard » et l’autre de répliquer que c’est dans le texte de Shakespeare…
Il s’agit de tout liquider et rapidement. Les amours entre Edmond et les filles, qui se sont d’ailleurs au fur et à mesure de la pièce, féminisées (les pantalons ont disparu au profit de grandes jupes au moment de leur érotisation, en relation avec Edmond). L’assistant hurle les différentes morts et combats des uns et des autres qui miment de manière expéditive les actions. Richter accentue ainsi la mécanique de la résolution là où Kurosawa dans sa propre relecture, Ran, délayait les combats et offrait de magnifiques images grandioses de mouvements d’hommes, de couleurs (rouge, jaune, bleu des différentes factions versus le vert des collines, prés et forêts).
C’est aussi pour Richter le moyen d’évoquer l’anthropocène et de ne pas se faire d’illusions sur un final shakespearien dans le monde d’aujourd’hui. Dans Jules César ou Antoine et Cléôpâtre, la (re)prise de pouvoir sanglante s’accompagne de l’honneur de l’ennemi tombé et d’une restauration, ou plutôt de l’instauration d’un nouveau monde purgé (idem dans Mc Beth).
Chez Richter, ce n’est pas le cas car les derniers mots sont prononcés par l’idiot de service, l’assistant qui n’aide pas (ou très mal) : il déclame et imagine (à la John Lennon ?) un monde où règnerait l’honnêteté, la franchise etc. Cette morale de pacotille est d’autant plus ironique qu’elle est prononcée au milieu des morts. On finit donc sur une note très positive dans le texte mais on nous montre autre chose. De même, l’absence d’Albany, appelé à restaurer le monde, pour ceux ayant en tête le texte de Shakespeare, se fait criante. Encore faut-il avoir lu et connaître la pièce originale. Et il y a ici un fossé qui séparera les spectateurs.
Ainsi, on ressort un peu amer de cette production très actuelle, très spectaculaire et même fouillée mais qui avance un peu cachée et dissimule des traits acerbes, cyniques, des pointes à double sens pour les happy few.
La troupe est très engagée avec, bien sûr, le Lear de Peter Andersson, ronflant, hurlant, débraillé, hagard, parfait également dans son personnage de grand acteur sûr de lui mais aussi Erik Ehn en Kent/Fou protéiforme, athlétique, les froides et acides Electra Hallman et Karin Franz Körlof en Goneril et Regan, l’humanité de Steve Kratz et Björn Elgerd, véritables performers, en Gloucester et Edgar. Alexander Salzberger, est un Edmond, assez violent, revanchard mais tout d’une pièce, tout comme Ana Gil de Mela Nascimento, metteuse en scène au bout du rouleau de tous les combats, incarnation sentimentale de la bonté et qui lutte pour le bien avec ses doutes. À l’autre bout du spectre, Rasmus Luthander, Oswald/l’assistant, jeunesse imbécile mais pleine de bonnes intentions et de bon vouloir.
Richter impose ainsi sur scène des personnages finalement assez univoques, chacun ayant sa trajectoire comme chez Shakespeare mais cantonnés dans un registre, hormis Gloucester et surtout Edgar. Là encore il y a une forme d’ironie insidieuse du metteur en scène puisque dans les séquences filmées, très cinématographiques, on sent plus de jeu, plus de sous-entendus (le dîner, l’interview…).
Ainsi, si spectacle il y a, il est volontairement un peu clinquant : garantie du tiroir-caisse ne trompant pas totalement son monde. Du Thomas Joly profond et ironique en quelque sorte.
En quelque sorte, car il y a plusieurs niveaux de lecture proposés et c’est aux plus habiles, à ceux qui ont les codes, et un peu de bagage, de démêler les sens, d’où une drôle d’atmosphère un peu ambiguë et « malaisante », comme disent les jeunes, qui surprend le spectateur au sortir de la salle, laissant les uns et les autres, isolés dans leur version du spectacle, certaines lectures étant fort amputées du (lourd) travail du metteur en scène. Et on sait que l’ironie n’est pas le fort d’une jeune génération obsédée par les opinions tranchées. Le noir et le blanc servi à foison ici…
[1] Une femme entre dans une bibliothèque et demande à l’employée une salade au poulet. La dernière lui répond : nous sommes dans une bibliothèque. La première recommence sa demande… en chuchotant.