Der Zauberberg (1924)
d'après Thomas Mann (1875–1955)
Adaptation de Krystian Lupa

Krystian Lupa Mise en scène, adaptation du texte, décors et lumières
Piotr Skiba Costumes
Wladimir Schall Composition
Natan Berkowicz Réalisation vidéo
Stanisław Zieliński Conception vidéo et titrage
Nikodem Marek Caméra
Oskar Sadowski Assistance à la mise en scène et collaboration artistique
Tauras Čižas Assistant à la mise en scène

Donatas Želvys Hans Castorp
Matas Dirginčius Joachim Ziemßen
Valentinas Masalskis Hofrat Behrens, Mynheer Peeperkorn
Viktorija Kuodytė Clawdia Chauchat, mère
Aušra Giedraitytė Clawdia Chauchat
Alvydė Pikturnaitė Clawdia Chauchat
Aleksas Kazanavičius Ludovico Settembrini
Sergejus Ivanovas Leo Naphta
Ignas Ciplijauskas Dr. Krokowski, Ferdinand Wehsal
Janina Matekonytė Karoline Stöhr
Aušra Pukelytė Mademoiselle Engelhart
Gintautė Rusteikaitė Ellen Brand
Paulina Taujanskaitė Hermine Kleefeld
Matas Sigliukas Monsieur Albin, Anton Karlovitch Ferge
Neringa Bulotaitė Enseignante
Rūta Jonikaitė Marusja
Aistė Rocevičiūtė Alfreda Schildknecht (« sœur Bertha »)
Girius Liuga Le jeune Hans Castorp
Audrius Rimašauskas L'assistant du Dr Krokowski

Coproduction Salzburger Festspiele, Jaunimo Teatras (Vilnius)

Droits de représentation
S. Fischer Verlag GmbH, Francfort-sur-le-Main, Allemagne

Salzbourg, Landestheater, mardi 20 août 2024, 18h30

 Nous l’avons déjà précisé par ailleurs, il y a des programmations qui trouvent un sens profond quand successivement sont proposés Le Joueur de Prokofiev, L’Idiot de Weinberg, et cette production fascinante signée Krystian Lupa du texte peut-être le plus emblématique de Thomas Mann, La Montagne magique.
Ces trois œuvres qui interrogent la place de l’homme dans un monde désenchanté au bord de la catastrophe donnent au Festival de Salzbourg 2024 un parfum singulier.
En allant plus loin encore, Mychkine, « L’Idiot » a passé des années dans un sanatorium en Suisse sa « montagne magique » qu’il évoque dans son rêve devant les filles Yepantchine, « montagne magique » qui est justement le cadre du roman de Thomas Mann, et l’histoire de Mychkine commence quand il en sort, pour entrer « en-bas » dans le monde, comme si
L’Idiot était une manière de suite à Der Zauberberg… Ces liens auraient été plus difficiles pour moi à établir si la production de Krystian Lupa n’avait pas côtoyé pour quelques jours celle de Warlikowski, qui fut d’ailleurs lié à lui au début de sa carrière.
Dans les deux productions se retrouvent aux commandes polonais et lituaniens autour d’œuvres sur la ligne des crêtes au bord des catastrophes… en voisins d’une guerre ukrainienne qui grignote notre paix qu’on croyait définitivement installée. Faut-il rappeler par ailleurs la manière dont Tcherniakov a traité la parabole d’
Iphigénie à Aix, traversée elle aussi par la douleur de la guerre qui n’a peut-être pas été comprise dans sa chair par un public au fond moins concerné. 

Faut-il voir Tcherniakov, Lupa, Warlikowski et ce théâtre lituanien comme des artistes qui vivent dans leurs entrailles l’angoisse des catastrophes cosmiques, parce que la mémoire des peuples est là, urgente, douloureuse, et que nous, nous croyons en être plus éloignés ?
C’est tout le sens de ces spectacles très différents mais qui sonnent comme un avertissement ou au moins une lecture particulièrement sombre de notre aujourd’hui. Entre le Mychkine de
L’Idiot qui s’écrie « Le monde doit être sauvé par la beauté » et dans son adaptation de Thomas Mann, la citation par Krystian Lupa du poème de Rückert « ich bin der Welt abhanden gekommen » (je me suis abstrait du monde) merveilleusement mis en musique par Gustav Mahler, il y a tout l’espace d’une réflexion à la fois mélancolique et acerbe sur ce que nous faisons du monde auquel nous participons et qui nous entoure.
Il y a quelque chose de vertigineux dans ces réflexions que nous avons déjà entamées avec notre compte rendu de
L’Idiot. Tous ces spectacles illustrent le propos initial du festival : revenir à la mission humaine face à la barbarie. 

Regarder le Trailer sur Youtube

Note préliminaire
Je peux comprendre les problèmes d’un lecteur même passionné de théâtre, devant un texte qui rend compte d’un spectacle qu’on ne verra probablement pas en France et encore moins à Genève, compte tenu des polémiques nées récemment par le passage de Krystian Lupa à la Comédie de Genève. Mais d’une part il s’agit d’un grand spectacle, fort, qui exige du spectateur un engagement, et qui remet Lupa à sa place d’immense metteur en scène du théâtre européen, et il y en a peu. Et d’autre part, il remue, comme
L’Idiot, des questions qui nous apparaissent essentielles, surtout aujourd’hui…
On ferait bien de se replonger dans Thomas Mann.

__________

Wird auch aus diesem Weltfest des Todes, auch aus der schlimmen Fieberbrunst, die rings den regnerischen Abendhimmel entzündet, einmal die Liebe steigen ?

Cette fête mondiale de la mort, et même alentour, cette mauvaise ardeur fébrile enflammant le ciel pluvieux du soir, l’amour en émanera-t-il un jour ?
Thomas Mann
La Montagne magique (dernière phrase).

 

La Montagne magique

Résumer La Montagne magique de Thomas Mann serait en l’espèce une entreprise inutile sinon impossible. En rappeler la donnée essentielle en revanche peut aider à comprendre l’entreprise de Krystian Lupa, dont la carrière théâtrale est faite d’adaptations de très grandes œuvres de la littérature mondiale, Les Frères Karamazov d’après Dostoïevski, Extinction d’après Thomas Bernhard, Le procès d’après Kafka pour n’en citer que quelques-unes. Il ne s’agit pas de mettre en scène ou reproduire un texte qu’on peut par ailleurs à tout moment extraire de sa bibliothèque et lire quand on veut, il ne s’agit pas non plus d’adaptation cinématographique qui raconterait une histoire, il s’agit de s’emparer d’un texte qui questionne le monde, qui nous questionne, qui en éclaire les moments de crise. Il devient alors un outil au service d’un cheminement dans lequel le spectateur doit trouver une voie vers l’éveil, vers la prise de conscience.
Or, La Montagne Magique est justement un roman sur la prise de conscience et le questionnement sur soi, dans un espace isolé, clos, habité ou traversé par des êtres divers qui représentent un possible regard sur la vie. Ich bin der Welt abhanden gekommen…/je me suis abstrait du monde…
Le héros, Hans Castorp, jeune ingénieur naval va rendre visite dans un célèbre sanatorium de Davos à son cousin Joachim Ziemßen en 1907 et doit y séjourner trois semaines. Il y restera sept ans et vivra une expérience d’introspection née des rencontres, de l’ambiance de ce lieu étrange où l’on semble entrer pour ne plus en sortir, placé brutalement face à l’amour, mais aussi face à la mort et surtout face à soi.

Dans ce monde feutré fait de rituels et d’un quotidien répétitif et totalement détaché du monde « d’en-bas », il va voir défiler une galerie de personnages qui vont façonner sa vision de l’existence, en verra aussi mourir d’autres, dont son cousin Joachim et il ne redescendra que pour vivre la Première Guerre Mondiale et sans doute en mourir. Le texte de Thomas Mann, déchirant en sa dernière page, laisse peu de doute. « Adieu ! que tu vives ou que tu y restes ! tu n’as guère de chances d’en réchapper : tu t’es embarqué dans une funeste danse qui durera encore quelques bonnes années de perdition et nous ne donnons pas cher de ta peau. »[1]
Le roman a pour source une expérience autobiographique de Thomas Mann au Berghof de Davos où il a accompagné son épouse en 1911. L’œuvre, d’un millier de pages, commencée en 1913, avant la Grande Guerre, est terminée en 1923 et publiée en 1924 au lendemain des traités de paix. Elle constitue l’un des piliers de la littérature mondiale de XXe siècle.
Il est clair que passer de 1000 pages à 5h30 signifie faire des choix et proposer à cette adaptation un sens. Chercher à y retrouver sa lecture personnelle du roman ne saurait qu’être une entreprise vaine, chercher un sens théâtral à ce voyage de cinq heures trente dans ce monde étrange est au contraire une entreprise prenante, passionnante et qui vous marque.

Cinq heures trente d’une expérience de spectateur est , toute proportion gardée, métaphorique de l’expérience d’un Hans Castorp isolé dans son sanatorium avec ses rituels et sa vie complètement abstraite du monde qui vous entoure. Car le théâtre est un rituel qui vous met durant un temps fixé dans une sorte d’abstraction, hors du monde réel et dans un lieu hautement ritualisé, organisé, dans une bulle où vous êtes contraint (ou bien où vous vous contraignez) à assister à un spectacle qui alors devient un univers complètement autonome et séparé du monde réel, du monde d’en bas diraient les pensionnaires du sanatorium. Ich bin der Welt abhanden gekommen.
Dans la bulle du théâtre, le spectateur pris à son propre piège entre dans un monde et dans une expérience particulière, et qui l’est d’autant plus quand l’expérience dure cinq heures trente dans une langue totalement inconnue : c’est une expérience de l’étrangeté, d’un ailleurs qui d’une certaine manière favorise encore plus le cheminement et la concentration. Le spectateur vit cet isolement, cette manière d’être hors du monde « normal ». D’autant plus lorsque le texte est entendu dans une langue mystérieuse, et par ailleurs défile en deux langues certes connues, l’allemand et l’anglais, à un rythme soutenu, mais dont aucune n’est sa langue maternelle. Double expérience de l’étrangeté, et pourtant expérience d’un plongeon dans un monde particulier où vous êtes comme projeté dans un univers clos, une boite fermée, où défilent du texte à lire et comprendre, des images projetées, mais où en transparence existent aussi derrière les images des personnages. Vous êtes là, cloué à votre fauteuil, et subitement l’impression que de cet éclatement qui vous sollicite de toutes parts toutes les clefs vous sont données, vous assaillent et provoquent une tension presque inconnue, rarement atteinte au théâtre.

 

Premières images

Un lit d’hôpital, un pauvre lit sur lequel git un malade visiblement mal en point, où passent furtivement les infirmières, mais surtout veillé par une jeune femme rousse, assise en tête de lit, dont la même passe et repasse autour, comme démultipliée… Comme vous connaissez (un peu) l’histoire, vous devinez qu’il s’agit de Clawdia Chauchat, LE personnage féminin poursuivi par l’amour de Hans Castorp, dont vous avez deviné qu’il gisait là, dans le lit de délire, mais vous subodorez que le théâtre vous montre une vision réelle/irréelle, un délire nocturne ou un rêve, pendant qu’en surimpression explosent des images de guerre, d’apocalypse et de fin d’un monde civilisé. Tout est-il donc détruit ou perdu dès le départ ? Dès la première image, c’est le bout du tunnel qui nous est montré, avec l’idée d’une apocalypse d’un côté et d’un délire de l’autre comme pour nous dire : voilà ce qui nous attend, voilà le chemin que je vous propose, voilà les délices oniriques du sanatorium revus au bord de la mort… Voilà ma « Montagne magique »…

Dans la bulle noire qui s’appelle théâtre où le spectateur est piégé, au moins jusqu’à l’entracte : il n’est pas pris au dépourvu, il sait désormais les deux pôles de la soirée, amour, destruction, mort sans transfiguration.

Dans ces images initiales qui ne correspondront à rien de ce qu’on verra concrètement ensuite, tous les éléments sont là, l’amour, cette Clawdia-obsession qui court la première partie et une partie de la seconde, chacune se concluant par un adieu dont on ne saura jamais si c’est fantasme ou réalité, un Hans Castorp agonisant qu’on ne reverra pas ainsi de toute la soirée, à la veille d’une mort qui au contraire, va courir furtivement toute la soirée sans qu’elle ne l’atteigne, mais qui atteint bonne part de son entourage.

Cette première image n’est pas une anticipation de la dernière, mais de l’après-dernière, celle d’un Castorp redescendu dans le monde de la guerre après sept ans au sanatorium, blessé et à l’article de la mort qui revoit cette étrange aventure : les heures qui vont défiler ne seraient alors que le récit de tout ce qui a précédé, comme « Les choses de la vie » le film de Claude Sautet où la victime d’un accident revoit défiler toute sa vie en une seconde, et expliqueraient aussi alors le rythme lancinant du texte prononcé par Castorp, comme émergeant toujours d’une sorte de torpeur, audible à peine, articulé à peine, discours d’un mourant en permanence qui raconte les sept dernières années de sa vie, sur sa montagne « magique » quand le rythme et le ton de l’écriture du roman n’ont rien de ce ton spectral, presque absent et hors du monde, au contraire…

Un spectacle foisonnant

Ce spectacle, à la fois complexe, dense, mais aussi linéaire et quelque part « évident » est très composé, entre scènes de théâtre et images vidéo, comme si les vidéos projetées sur un rideau de tulle séparaient chaque moment de théâtre, alors que peu à peu on les ressent non comme lien ou illustration entre deux scènes, mais parts charnelles de l’ensemble théâtral, ces vidéos tantôt expliquent, tantôt annoncent, tantôt illustrent, et font temps et espace… comme dans Parsifal, Zum Raum wird hier die Zeit, encore une fois, toujours, comme si Richard Wagner avait donné là une définition du théâtre. Il y a dans cette utilisation de la vidéo (Natan Berkowicz et Stanislaw Zieliński) quelque chose de spatial et en même temps ces vidéos sont prophétiques, prémonitoires, illustratives, et nous amènent droit au but ou font déviation, mais elle sont aussi en live (Nikodem Marek à la caméra) et accentuent l'effet d'introspection.

 Aušra Giedraitytė (Clawdia Chauchat) Donatas Želvys (Castorp)

Les premières scènes montrent Hans Castorp (l’étonnant acteur Donatas Želvys) dans un compartiment de chemin de fer, montant vers Davos, un cheminement, mais parallèlement (ou du moins est-ce cela dans mon souvenir), nous le voyons gésir dans une chambre-cellule, comme nous l’avons signalé plus haut, comme délirant, au travers du tulle, sur la scène. Comme s’il y avait le début et la fin d’un seul tenant, pendant que des images de guerre et de bombardements se superposaient, mais aussi de grouillement de poissons comme dans un aquarium, ce lieu clos ou l’on tourne en rond, et qu’en transparence on voit des personnages, Clawdia Chauchat mais aussi dans l’ombre un déporté (qu’on reverra de dos dans la dernière image) comme la projection d’un autre futur.
Toutes ces images ont immédiatement leur logique, et trouvent un sens. Comme si en une image ou en une série de superpositions d’images vidéo et de théâtre, Lupa voulait nous livrer immédiatement une direction, un voyage vers une fin, avec un rêve d’amour qui passe et qui finit dans un délire à l’hôpital, un sanatorium qui ressemble presque à une cellule de prison, ou à un aquarium, et un monde en explosion. Même le train qui monte se réduit, du compartiment traditionnel on passe à un wagon de train à voie unique envahi de plantes, comme si le train se rétrécissait et montait là vers un espace autre, un ailleurs, un hors-monde. On passe sans coup férir par tous les états qui feront la pièce.

Une introspection

Le spectacle en deux parties, est une introspection sur la mort et l’amour. Krystian Lupa a voulu séparer les moments écrits par Thomas Mann avant la Guerre de 1914, et ceux écrits après, en soulignant la différence de ton. Et de fait la seconde partie est plus sombre, moins légère si l’on peut dire… La seconde partie n’a pas le caractère exploratoire de la première, où Castorp semble lever une à une des curiosités. Mais la première partie doit aussi se lire entre les lignes : la mort est présente partout dès le début, d’abord par cette vision d’un Castorp mourant, de bombardements violents qui donnent l’impression d’une apocalypse, dont nous venons de parler, mais aussi par la vision de ces cercueils avec des cadavres à vue qui dévalent une pente enneigée (traduction en image d’une citation du texte en ses premières pages).

 Donatas Želvys (Castorp) Matas Dirginčius (Joachim)

Le sanatorium, qui est un lieu de repos et de soins semble être d’abord un lieu où l’on attend la mort. Autant le roman insiste au début sur le confort, en décrivant notamment l’abondance et la qualité de la nourriture, dîner, goûter, petit déjeuner, autant le théâtre par son décor donne une image moins luxueuse, plus élémentaire avec la chambre de Castorp qui ressemble plus à une cellule de prison qu’à une chambre de sanatorium ou d’hôpital, murs gris, lit de fer, meubles frustes.

Neringa Bulotaitė (Enseignante), Matas Sigliukas (Monsieur Albin), Janina Matekonytė (Karoline Stöhr), Aušra Pukelytė (Mademoiselle Engelhart) 

Autre scène de mort, cette scène qui met en scène Monsieur Albin (Matas Sigliukas), un personnage très secondaire du roman, et qui dans cette adaptation prend du coup une importance nouvelle puisque Lupa choisit de la porter en scène. Dans la véranda où se reposent Hans et Joachim, ainsi que quelques dames, surgit le jeune Monsieur Albin, très peu vêtu (ce qui dans un établissement en pleine montagne qui soigne les maladies des poumons est assez risqué), qui manie, au grand effroi des dames un couteau (on pense au chant du rémouleur de L’Idiot) puis un révolver, en annonçant son éventuel suicide, dans la mesure où après trois ans de séjour, le conseiller Behrens, le directeur, lui a laissé entendre qu’il n’avait pas d’issue à sa maladie. Par provocation il se dénude, sous les yeux encore plus horrifiés de l’assistance, manière de jeter aux orties les lois de la bonne société : devant la mort, que valent certains diktats sociaux ? Le Roi est nu. Nous sommes tous nus devant la mort, sans défenses, offerts. La nudité, agressive et pitoyable, comme dans le Jugement dernier de Michel Ange à la Sixtine (avant que les nudités ne soient recouvertes plus tard par Daniele da Volterra…), mais aussi la nudité de l’âme, celle où il est impossible de nous cacher aux autres, de nous dissimuler.
Cette scène d’Albin commence de manière paisible, comme il sied au calme d’un sanatorium, et se termine par l’évocation de l’épée de Damoclès qui semble peser sur l’établissement, la mort et sous l’aspect d’une provocation, la désespérance.

Behrens, le directeur du sanatorium

Valentinas Masalskis (Behrens) Donatas Želvys (Castorp)

Le conseiller Behrens (l’acteur Valentinas Masalskis, aussi neutre en Behrens qu’il sera « coloré » en Peeperkorn en deuxième partie), le directeur de l’établissement, semble être la clef de voûte d’un étrange système. Dans la première visite qu’effectue Hans avec son cousin Joachim, Hans repère immédiatement le portrait de Clawdia Chauchat peint par Behrens, aux compétences décidément larges… et qui suppose par ailleurs une relation proche entre la jeune femme et le médecin…
Ce portrait que Hans va emprunter fonctionne comme une sorte de Sésame qui va fixer Hans au sanatorium, et qui fixe en même temps Clawdia Chauchat comme image, comme projection, presque comme piège dans la mesure où c’est Behrens qui l’a peinte, comme en quelque sorte un appât pour Hans.

Clawdia Chauchat et son portrait : Donatas Želvys (Castorp), Matas Dirginčius (Joachim), Valentinas Masalskis (Behrens)

Lupa fait interpréter la jeune femme par trois actrices différentes (Viktorija Kuodytė, Aušra Giedraitytė, Alvydė Pikturnaitė), qui apparaissent quelquefois ensemble, comme dans un rêve, comme si on n’arrivait pas à démêler le réel de l’onirique. Et Hans emportant le portrait va entamer une relation silencieuse avec la jeune femme, possédant son image, une image que Behrens semble avoir volontairement conçue pour faire fonctionner la machine à fantasme du jeune homme, qui semble d’une certaine manière lui suffire.

Lors d’une autre scène, Behrens montre à Hans et Joachim l’appareil de radioscopie, une nouveauté à l’époque (le début du roman est sensé se dérouler en 1907 et les rayons X (Röntgenstrahlen du nom de leur inventeur) l’ont été une dizaine d’années avant. Behrens fait une démonstration, faisant voir les poumons, puis la main de Hans (comme Röntgen aux origines fit voir celle de son épouse pour démontrer la puissance de l'invention) et une fois encore la scène a plusieurs sens : la radioscopie est un moyen d’identifier les maux, de les cibler, et d’en constater les progrès ou les rémissions, c’est le niveau du réel, le médical (qui passionnait d’ailleurs Thomas Mann)

Radioscopie

Mais très vite on comprend qu’il y a aussi l’au-delà du réel. La Radioscopie, c’est aussi voir à l’intérieur du corps, de son corps, de soi, et voir à l’intérieur de soi, c’est l’exercice d’introspection auquel peu à peu va se livrer Castorp, dont la radioscopie, le réel, devient en réalité métaphore.
Une image frappante que j’ai volontairement sélectionnée pour illustrer le titre, montre Hans se regardant au miroir, et tirant son visage, ses yeux, jusqu’à lui donner un aspect vaguement monstrueux, organique, presque déshumanisé, autre manière de se dire, qui suis-je ? que suis-je devenu ? quel est cet autre moi-même qui est en train d’apparaître ?

Donatas Želvys (Castorp)

Enfin, dans la manière dont sont conduites les scènes avec Behrens, on comprend aussi qu’il tisse une toile. Vous rentrez sain, et vous en sortez malade. Le système Behrens, c’est banalement, de retenir ses patients « en-haut » le plus longtemps possible pour en tirer le plus d’argent possible, parce que le patient est forcément un client fortuné. Souvenons-nous à ce propos au début de L’Idiot de la réflexion de Rogojine disant à Mychkine qui lui dit revenir d’un sanatorium suisse : Un tas d'argent probablement dépensé repris aussitôt par Lebedev : Ces médecins à l'étranger ! Et nous ne jurons que par eux !

Le médecin qui bloque ses patients dans son établissement, qui entrent bien portants et qui en sortent malades, cela fait immédiatement penser à un autre médecin, Knock, de Jules Romains, créé fin 1923, quand La Montagne magique est publiée en 1924. C’est une singulière rencontre temporelle, d’autant qu’on connaît aussi la fascination de Jules Romains pour la culture allemande. Il y a dans Behrens l’idée du manipulateur qui organise son univers, un univers qui a ses propres lois qui sont différentes des celles d’en-bas, c’est-à-dire du monde des autres. Du même coup, Behrens apparaît bien plus que comme une sorte de Charlatan (Krokovski, entre conférences et séance de spiritisme en est un autre sans doute), mais comme une sorte de mage maléfique (la montagne « magique »…) qui piège les patients, les enferme, et les transforme. Il devient une sorte de personnage inquiétant qui se nourrit de ses clients-patients ; un juge de paix que dans le roman on appelle Rhadamante

Un enchantement au double sens

M’est alors venue une réflexion sur la traduction . Der Zauberberg était traduite en italien par La montagna incantata , la  Montagne enchantée, comme nous disons La flûte enchantée (Die Zauberflöte). Aujourd’hui il semble que prévale la traduction La Montagna magica. Jeux de traductions ? Non, le mot « enchanté » renvoie à un charme envoyé par un enchanteur ; le mot « magique » est plus abrupt, comme un donné. Enchanté présuppose quelque chose de plus subtil et pas forcément positif. Entrer dans ce sanatorium, c’est entrer dans un espace enchanté c’est-à-dire sous un charme, dans un monde qui ressemblerait à l’île d’Alcina-Behrens et de Morgana-Krokovski dont on ne sort pas.

C’est une sorte de lieu onirique où l’on rêve de rémission, de guérison, de sortie, d’ailleurs, mais où l’on meurt. Alors, on rêve et on cache ses propres démons, mais le voisinage omniprésent de la mort fait que les démons ne peuvent rester cachés, encore moins qu’ailleurs, et cela finit en catastrophe… Le rêve est tiraillé entre Eden et cauchemar.
Cette singularité du monde du sanatorium, elle est aussi donnée par la manière dont le héros, Hans Castorp, interprété par le jeune acteur assez fascinant Donatas Želvys, parle, d’une manière la plupart du temps lente, notamment quand il est sensé écrire son journal dans sa chambre, et surtout neutre, sans accent ni expression particulière, comme si monter au sanatorium l’avait projeté dans un ailleurs où même le rythme de la langue et des mots prenait un autre sens, il y a dans ce ton quelque chose de sinistre, de fantomatique, mais aussi d’absent, et cette altérité du discours, cette absence d’expressivité le plus souvent donne l’impression de traverser un rêve, un univers où règne une permanente suspension. Et curieusement, alors qu’il est pratiquement en scène de manière continue, pendant les saluts collectifs (aucun acteur ne vient saluer individuellement) il était  dans un coin presque caché par les autres, effaçant presque sa présence d’acteur, transparent, alors qu’il avait conduit toute la soirée : il a eu toute la soirée cette présence-transparence où il semblait impalpable.
D’ailleurs si Hans Castorp est à la fois acteur et narrateur, il y a d’autres narrateurs dont les voix alternent, y compris ponctuellement en allemand aux changements de scène, Lupa ayant remarqué l’emploi du nous dans le roman : on trouve donc à la fois l’alternance scène/vidéo mais aussi alternance de voix : voix sur le théâtre et voix off, comme pour renforcer une sorte d’extériorité, d’une somme de regards et de voix sur ce qui se passe. Castorp bien sûr, mais aussi Settembrini le franc-maçon aux idées voltairiennes par exemple.

Dit et non-dit

La relation de Lupa avec le discours et le texte est complexe, elle ressemble à ce que Christian Longchamp dit de L’Idiot vu par Warlikowski : La version de Weinberg est comme le squelette du roman. En elle vit tout ce qui n'est pas dans le texte. À l’opéra, la musique fait souvent entendre ce que le livret ne dit pas, elle peut en être le sous-texte, comme chez Mozart dans Le Nozze di Figaro par exemple, elle est un « entre les lignes ». Lupa, nous dit le beau texte d’Audronis Liuga dans le programme de salle, est convaincu que « les expériences humaines les plus profondes ne peuvent pas être exprimées par le langage ». Ainsi il faut toujours considérer ce que les mots cachent, le non-dit. Chez Mann, c’est le maniement d’une légère ironie dans le roman qui est révélateur de ce qu’il veut cacher et le lecteur doit y fouiller. Par exemple, le lien entre Mort à Venise et La Montagne magique, où, à l’instar d’Aschenbach, Hans à 13 ans observe longuement un de ses camarades Pribislav Hippe, pendant des mois, jusqu’à en connaître les moindres attitudes, et finit par lui emprunter un crayon et lui rendre, seule véritable rencontre entre les deux adolescents, alors qu’il conservera dans un tiroir les copeaux du crayon taillé et emprunté… un amour silencieux d’adolescent qui ne dit pas son nom et que Hans se remémore lors d’une promenade où il s’épuise avant de redescendre rapidement pour assister à une conférence de Krokovski, l’assistant de Behrens le directeur, sur… l’amour. Dans le roman, les deux chapitres se succèdent sans lien apparent, au lecteur de construire le lien. Voilà un exemple de non-dit.`

Aušra Pukelytė (Mère de Castorp) Girius Liuga Castorp enfants), Matas Dirginčius, (Joachim) Donatas Želvys (Castorp): souvenirs d'enfance en attendant le médecin

Dans l’adaptation de la pièce, Lupa reprend en vidéo cette histoire puisque Hans emprunte un crayon de la même manière à Clawdia Chauchat, comme première (et seule) manifestation d’amour et en vidéo on voit le petit Hans emprunter le crayon à Hippe, mais là Hippe est une petite fille… Lupa n’a pas voulu dans son adaptation ajouter cette couche de complexité qu’aurait été un Hippe adolescent avec tout ce qu’il y aurait à en déduire sur les goûts cachés de Castorp et par déduction de Thomas Mann…
Ce qui intéresse Lupa dans ce parcours, c’est autre chose, c’est d’abord la transformation d’une âme et d’une écriture (celle de Mann à travers celle de son héros) par la guerre mais aussi le parallèle entre le milieu du monde « en-bas » délétère et destructeur, et celui d’en haut, tout aussi délétère et destructeur, dans une étrange ambiance qui lie avec une sorte de légèreté l’activité mondaine (la conférence) et la machine à mourir… Lisons par exemple cette phrase de Thomas Mann : « …une des conférences que le docteur Krokovski faisait toutes les deux semaines dans la salle de restaurant de la maison Berghof, face à tous les auditeurs majeurs, germanophones et non moribonds. » On y trouve à la fois l’information, l’ironie… et la mort.
Ainsi dans la succession des scènes, celle de la conférence voisine plus ou moins celle de la véranda et de Monsieur Albin évoquée plus haut, la mort et l’amour là encore, mais confrontés d’une autre manière. Krokovski dont on comprend qu’il est influencé par la psychanalyse, développe une théorie de l’amour comme une force qui arrache l’homme à tout ce qui fait sa raison, où s’affrontent en nous l’animal et l’humain. Il présente donc l’amour comme une force destructrice de la raison. Dans cette scène, pendant que Krokovski développe ses théories sur l’amour, une Clawdia Chauchat démultipliée se lève, sous le regard de Hans, au dernier rang.
 

L’amour…

 Aušra Giedraitytė (Clawdia Chauchat), Matas Dirginčius (Joachim), Donatas Želvys (Castorp)

C’est l’ouverture vers ce que va éprouver Hans envers Clawdia Chauchat. Dans le roman, malgré son nom à consonance française, elle vient du Daghestan, et représente une sorte de séduction asiatique qui va retenir Hans plus que de raison au sanatorium. Elle est dite avoir des yeux « Kirghizes », exactement comme ceux de son camarade Pribislav Hippe, manière de relier les deux phénomènes amoureux et d’ailleurs Hans reste là encore « en observation » pendant de longs mois. Leurs premiers mots de la même manière consistent à s’échanger un crayon, on est apparemment loin des ravages animaux de l’amour dont Krokovski parlait, encore que Hans en s’attardant et s’enfonçant dans la vie du sanatorium et ses rituels abdique définitivement sa vie d’en bas et en quelque sorte sa raison.
Quelques conversations assez sensibles et émouvantes et un aveu le jour où Clawdia Chauchat annonce son départ… Et la nouvelle semble traverser Hans sans le détruire, il est déjà vacciné par l’ailleurs où il se trouve. Déjà présent-absent.

"Adieu pauvre carnaval" : Donatas Želvys (Castorp)

La dernière scène de la première partie est singulière, c’est en premier plan le dialogue Clawdia/Hans dont nous venons de parler et en arrière-plan la fête de carnaval relativement colorée (c’est rare dans ce spectacle) où les pensionnaires sont déguisés, et s’amusent dans une sorte de farandole assez sinistre … La joie est forcée, ordonnée par Behrens le maître des rituels… Mais en relation à ce que dit Lupa de la première partie, écrite avant la guerre et la seconde, qui s’appuie sur des textes écrits après, on comprend bien le sens de cette scène de carnaval, tempérée par la fin des « amours » de Clawdia et Hans, à peine écloses, fin de l’amour ou des espoirs d’amour d‘un côté et fête triste à la veille de l’apocalypse qui s’appelle d’ailleurs dans le roman la Nuit de Walpurgis. Ainsi les somnambules du sanatorium concluent-ils cette partie qui me fait penser à une joie ordonnée de sinistre présage… une apocalypse joyeuse.

 

Seconde partie

La seconde partie est plus tendue, plus sombre : elle prend acte des évolutions et des morts (celle de Joachim par exemple). Krystian Lupa a changé de manière sensible l’équilibre des personnages du roman, il y en a qui passent comme Karolina Stöhr (Janina Matekonyté) ou Mademoiselle Engelhart (Aušra Pukelyté). D’autres qui sont de passage dans le roman comme Monsieur Albin font l’objet d’une scène essentielle. On le remarque particulièrement en cette seconde partie où l’on va voir s’opposer

Matas Dirginčius (Joachim), Donatas Želvys (Castorp), Aleksas Kazanavičius (Settembrini)

Lodovico Settembrini (Aleksas Kazanavičius) le voltairien progressiste et Leo Naphta (Sergejus Ivanovas) le jésuite d’origine juive, pré-fasciste. Leurs interventions, relativement au roman, restent assez en retrait, mais prennent place dans cette partie « d’après-guerre », qui pour Lupa est une partie plus sombre. Leurs débats évidemment illustrent les débats qui agitent l’Allemagne mais aussi toute l’Europe à l’époque, mais en même temps confinés dans le Berghof, dans le sanatorium, ils ont aussi l’allure de discours qui tournent un peu à vide, même s’ils contribuent au processus d’« humanisation » (le mot est de Lupa) de Castorp. Humanisation, c’est-à-dire se débarrasser de ses oripeaux de bourgeois comblé et au conservatisme tracé pour entrer dans la véritable problématique et donc le questionnement. Un questionnement qui transforme le jeune homme (rappelons sa manière de se regarder au miroir), mais en même temps qui trace la fin d’une époque de certitudes, qui était aussi celle de Thomas Mann.

Aleksas Kazanavičius (Settembrini), Donatas Želvys (Castorp)

Pour que la fin d’un certain monde soit actée, il faut une catastrophe qui peut être la guerre, certes, mais aussi un bouleversement des valeurs, des regards sur le monde, sur les autres sur soi. Quel effet peut avoir le discours philosophico-politique sur le monde dans un espace qui s’est abstrait du monde. Certes Naphta et Settembrini sont en quelques sorte les professeurs de Castorp dans le roman. Mais dans la pièce, leur rôle est relativisé, parce le Castorp de Lupa est aussi ailleurs. Settembrini et Naphta représentent deux pôles qui ouvriront chacun vers l’avenir de l’Allemagne, Settembrini vers la république de Weimar, ses échecs et ses illusions, mais aussi les faiblesses (d’hier et d’aujourd’hui) des démocraties et Naphta vers le fascisme et ses illusions. Settembrini est par ailleurs le seul qui déclare vouloir quitter le Berghof, non pas pour « l’en-bas », mais pour une maison à l’extérieur », à mi-pente, qui lui permettra de continuer les cures en quittant le groupe. Un dedans dehors, manière d’être sur deux mondes, un « en même temps », qui lui sera fatal.
L’opposition entre Naphta et Settembrini se termine en un duel, vu en vidéo, où conformément au roman dont c’est l’un des derniers grands moments avant le « coup de tonnerre », dernier chapitre (la guerre),

 Sergejus Ivanovas (Leo Naphta)

Settembrini, conformément à ses convictions, ne veut pas tuer son prochain, tire en l’air et Naphta, qui prône la violence révolutionnaire, exige de continuer le duel mais au dernier moment tourne l’arme vers lui. Il refuse de tuer son interlocuteur, opposant qu’il apprécie de toute manière. Se suicider, c’est constater l’aporie, aller à l’extrême de ses idées, lui qui voyait dans le naufrage du Titanic un symbole du naufrage du monde. Il préfère s’en abstraire définitivement plutôt que de toucher son adversaire. Idées sur la violence, et aussi un suicide en forme de sacrifice.
La scène vue en vidéo est assez impressionnante, concentrée sur le visage des deux protagonistes.

Mynheer Peeperkorn

En cette deuxième partie, apparaît le troisième type, c’est la rencontre d’un troisième type, Mynheer Peeperkorn.
Il est le nouvel amant de Clawdia Chauchat qui réapparaît donc au Berghof, sans qu’on sache si elle l’accompagne ou si c’est lui qui l’accompagne. En tous cas, c’est le dernier des « professeurs » de Hans, ou du moins apparaît-il plus ou moins comme tel lorsque Hans vient lui rendre visite dans sa chambre.

Donatas Želvys (Castorp), Valentinas Masalskis (Peeperkorn)

Il rompt complètement le rythme et il casse les règles de l’établissement, par des excès divers dont l’alcool, normalement interdit, et organise autour de lui des repas, que Lupa traduit comme une « cène » dont il serait le nouveau Christ,

"La Cène"

un Christ-Dionysos (encore une liberté « scandaleuse » diront certains…), et d’ailleurs, peu après le décor affiche la fresque de Leonard de Vinci. Après les figures de l’exigence que sont Settembrini et Naphta, il est une figure de la facilité, une figure joviale et attirante, une sorte de démagogue, qui attire tout autant que Behrens attirait par ses promesses de guérison.

Ce n’est évidemment pas un hasard si c’est le même acteur (Valentinas Masalskis) qui interprète les deux rôles, Behrens ayant disparu de la deuxième partie, comme si Peeperkorn avait pris le pouvoir. Faut-il y voir là encore de la part de Lupa une sorte de prémonition, les démagogues trouvant leur fortune quand le monde est en errance ?
Il reste qu’il se suicide lui aussi, rattrapé par la maladie, car le « charme » de la montagne magique a opéré… non sans être allé voir une chute d’eau lors d’une promenade dans la nature au son envahissant, vue en vidéo et qui insensiblement se transforme en chute de cadavres de plus en plus nombreux comme une chute dans un Enfer dantesque. Prémonition du « coup de tonnerre », un moment là encore impressionnant de la soirée.

Hans et Clawdia Chauchat se retrouvent, un Hans plus mûr, pour un échange plus direct, mais là encore, Clawdia Chauchat, ombre aimée, s’échappe. Comme à la fin de la première partie, le dialogue a lieu à la veille du départ. Mais on sent de toute manière l’enjeu ailleurs, on sent l’absence de l’urgence, et surtout pas l’attente d’un avenir, parce qu’il n’y plus d’avenir.

La dernière séance

La dernière scène est une séance de spiritisme, où tout le monde est réuni autour de Krokovski qui outre les conférences sur l’amour inspirées lointainement de la psychanalyse, ne dédaigne pas non plus l’irrationnel, et comme le souligne Lupa, Thomas Mann ne dédaignait pas la parapsychologie, il « croyait aux forces de l’esprit » comme disait l’autre. C’est l’occasion pour Hans de chercher à entrer en contact avec Joachim, son cousin disparu. Joachim, le personnage positif, énergique, un peu un double positif de Hans (l’acteur très chaleureux Matas Dirginčius ) qui quitte le sanatorium pour servir à l’armée, mais qui doit y revenir, rattrapé par la maladie et y mourir. De cette histoire il est peu question, on sait que Joachim est condamné, que Behrens l’a fait plusieurs fois comprendre notamment à hans, mais pas beaucoup plus. Et Joachim très présent en première partie, disparait de la deuxième, plus tendue, plus idéologique, il n’est plus le prétexte de Hans pour rester au Berghof.
Lupa lit cette scène comme une plongée dans l’inconscient de Hans, mais aussi dans inconscient collectif. Faire de cette scène la dernière du spectacle a quelque chose de périlleux parce qu’on s’interroge sur son sens, parce qu’elle est traitée avec ironie, mais aussi non sans une certaine tension, les cris au moment de l’appel aux esprits ont quelque chose de presque inhumain et aussi presque dérisoire. Quand Hans prend la parole et cherche à invoquer l’esprit de Joachim. Quand l’esprit de Joachim apparaît, la scène se fixe comme un instantané : il apparaît de dos en costume de déporté, tout propre, comme s’il n’avait pas encore servi, et que tous se précipitent comme une projection collective et puis Noir. Rideau.
Lupa évidemment fait de cette fin une prémonition d’autres catastrophes, mais surtout, il laisse entendre (nous avions déjà vu l’ombre du déporté dans la première image du spectacle) que tout cela fait partie d’un inconscient collectif, comme si les catastrophes, nous les contenions en nous pour les fabriquer, comme si  il voyait La Montagne magique comme le roman d’un inconscient collectif, qui avait porté en lui grande guerre, mais aussi la suite, Hitler et le reste . Et il conclut dans le programme de salle, prophétique et angoissant : « Et je dirais qu'aujourd'hui, de la même manière, nous portons en nous une image du Führer, qui sera responsable de la prochaine catastrophe. ».

Une entreprise particulièrement forte

Voilà un spectacle qui exige à la fois tension et concentration. Il y a peu de moments où l’esprit peut se relâcher, c’est un travail qui exige du spectateur un total engagement et une totale loyauté et disponibilité, au sens où il doit se laisser entrainer par le vertige des mots et comprendre le sens de l’entreprise, qui est effort pour saisir le roman dans un flux historique qui déborde jusqu’à nos jours et parle de nous.
Il y a cette année un siècle que le roman est paru, et les problématiques traitées n’ont pas disparu, au contraire. Il en est ainsi des œuvres capitales et de la littérature ; Elles sont question au monde, quel que soit ce monde. La littérature est une question, jamais une réponse. Nous lisons ainsi aujourd’hui La Montagne magique et saisissons certaines phrases du texte avec une très grande émotion.
Lupa veut éviter sauf à de rares moments (dans le premier dialogue de Clawdia avec Hans, quand celle-ci se love un instant contre lui…), le débordement des émotions, d’ailleurs, Clawdia apparaît lointaine, en tous cas jamais cette femme emblème d’érotisme et d’hédonisme que le roman transmet de manière plus évidente. Lupa met de la distance avec ses personnages, comme s’il y avait une volonté de désincarnation, comme si cette montagne magique était désenchantée, desincarnata/desincantata pourrait-on jouer sur les mots en italien… Je pense intensément à ce vers de Baudelaire : L’amour n’a plus de goût, non plus que la dispute [2], comme à ce moment de catastrophe générale où tout est perdu, la guerre en bas, et en haut, la fin,  de Behrens le magicien, de Peeperkorn le christ de la démagogie, ou le Dionysos des moribonds, des deux bretteurs de la dispute philosophique Settembrini, qui finit moribond, et Naphta, qui se suicide, c’est-à-dire une autre catastrophe.

 Donatas Želvys (Castorp)

Alors, j’ai vécu avec une singulière intensité le moment où Hans met le disque, à la fin, dans sa chambre-cellule, de Der Lindenbaum (Le Tilleul)[3] (version Peter Schreier/Sviatoslav Richter) de Schubert, extrait du Voyage d’hiver (Winterreise), il y a là un moment suspendu qui dit tout de ce parcours où le spectateur a accompagné les acteurs. C’est en effet ce texte qui est chanté par Hans dans les deux dernières pages du roman, quand Hans est au cœur de la bataille et qu’il va être effleuré par un projectile appelé par Thomas Mann « produit d’une science déchue » (Das Produkt einer verwildertent Wissenschaft). Le romancier garde l’avenir en suspens en laissant entendre qu’il sera sans doute sombre, comme nous l’avons plus haut rappelé, et ce chant de Castorp est comme un chant du cygne dont voici les deux extraits
Ich schnitt in seine Rinde/
so manches liebe Wort 
(j’ai gravé dans son écorce tant de mots tendres)
et
Und sei-ne Zweige rau-uschten/ Als rie-fen sie mir zu.(Et le bruisse-ment des ra-meaux sem-blait me dire)
Thomas Mann insère des tirets pour signifier le halètement, le souffle à peine exhalé, un dernier souffle…
Castorp en scène met le disque sur un gramophone, et l’écoute dans ce qu’on comprend être sa chambre d’hôpital, peut-être celle de la première scène : la chambre de Castorp aura toujours cet aspect dans le spectacle, qu’elle soit chambre du sanatorium, chambre d’hôpital, cellule… Elle est chambre d’isolement chambre d’introspection toujours d’une infinie tristesse. Cette scène est si forte qu’on imagine qu’elle est la scène finale… d’où la surprise du spectateur quand survient la scène du spiritisme, décrite plus haut, qui fait pour moi plutôt fonction d’épilogue prophétique et aussi, sarcastique, de retournement, et presque de coup de théâtre.

La musique tient d’ailleurs de Janis Joplin à Schubert,  une importance notable dans le spectacle, ce qui le rend vraiment total, mais Winterreise est emblématique, évidemment, car le spectacle est un long voyage d’hiver, métaphorique ou non (belle scène de neige) voyage de solitude, voyage intérieur naviguant entre passé et présent que Schubert publia, ne l’oublions pas un an avant sa mort…

Cette lecture du roman de Thomas Mann par Krystian Lupa est évidemment aussi un voyage intérieur du metteur en scène, né en pleine deuxième guerre mondiale, en 1943, et ayant traversé les secousses de l’après-guerre, le totalitarisme sous l’aile de l’URSS, puis le réveil polonais, la chute du mur et ses conséquences, et aujourd’hui les secousses aux frontières de l’Est. Il est particulièrement sensible aux conséquences de la deuxième guerre mondiale sur les peuples, sur les non-dits et les poussières sous le grand tapis de l’histoire, il a mis en scène notamment W.G.Sebald, et Thomas Bernhard, dont Extinction et Place des héros, et il réfléchit aux conséquences des pensées magiques et illusoires et des non-dits, des braises qui survivent après les guerres.

C’est pourquoi Thomas Mann, par un théâtre lituanien, et orchestré par Krystian Lupa prend un sens particulièrement fort. D’une part parce que Thomas Mann avait acheté en 1929 une maison d’été en Lituanie, en Courlande, devenue aujourd’hui un centre culturel Thomas Mann, une trace vivace de l’écrivain là où on pouvait ne pas l’attendre, et d’autre part parce que comme les autres États baltes, la Lituanie est sous la menace directe des guerres possibles d’un futur proche. Mettre en scène à Vilnius la Montagne magique, c’est rappeler le cheminement de Mann du conservatisme vers la démocratie, c’est aussi rappeler nos somnambulismes, nos aveuglements, et en même temps l’irréductible construction d’une humanité.
C’est emporter une troupe de comédiens valeureux, visiblement engagés, volontaires, qui défendent le texte et l’entreprise avec vigueur derrière le metteur en scène.
C’est enfin, comme nous l’avons déjà signalé par ailleurs, mettre en écho la production de L’Idiot, musique d’un polonais exilé en URSS dirigée par une Lituanienne, Mirga Gražinytė-Tyla, et mise en scène par un autre polonais, Krzysztof Warlikowski. Hasard objectif d’une programmation ? Évidemment pas, mais construction d’une programmation qui veut cibler, comme dirait Lupa, l’inconscient que nous portons en nous.

Pour toutes ces raisons, je suis un peu étonné qu’une partie du public n’ait pas eu la disponibilité suffisante envers ce spectacle et soit partie à l’entracte, dans une Autriche où l’extrême droite est aux portes avec ses solutions antihumanistes à quat’sous et ses haines recuites, partout les mêmes.
Ce théâtre est éminemment politique, mais aussi terriblement humain, il nous met en face des évolutions du monde, de nos propres évolutions, de nos peurs, de nos fragilités. Que ce soit L’Idiot ou Der Zauberberg, les deux spectacles pointent les médiocrités, les illusions et les irrémédiables échecs, de Mychkine comme de Castorp.
Où sommes-nous ?

 

 

 

[1] Les citations du texte de La Montagne magique de Thomas Mann proviennent de l’édition du Livre de Poche dans la traduction de Claire De Oliveira

[2] Baudelaire, Le goût du néant, Fleurs du Mal, LXXX

[3] Wilhelm Müller, Der Lindenbaum (Am Brunnen vor dem Tore), qui est l’un des Lieder les plus connus du cylce Der Winterreise de Franz Schubert en 1827.

Avatar photo
Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

Autres articles

LAISSER UN COMMENTAIRE

S'il vous plaît entrez votre commentaire !
S'il vous plaît entrez votre nom ici