Dans un entre-deux à la lisière de l'œuvre plastique et son versant narratif théâtral, le travail de Romeo Castellucci ne cesse une fois de plus de fasciner, du fait même de son étonnante faculté à dérouter le spectateur. L'image occupe chez lui la place de vecteur central à la surpuissance délirante, voire totalitaire. À l'instar d'un Bob Wilson concevant l'intégralité des éléments qui forment son théâtre (décors, lumières, costumes etc.), Castellucci met en route – dans une esthétique totalement différente – une machinerie radicale qui confine au rimbaldien dérèglement de tous les sens et propulse l'état de conscience au-delà de ses repères de perception traditionnels. Au-delà de la narration se trouve une vérité faite image, à la fois sculpture ou peinture mobile dont l'aspect tantôt désoriente ou dérange par l'incapacité même de la décrire en dehors du pur langage sensoriel.
Democracy in America est – selon la formule consacrée – "librement inspiré" de l'ouvrage éponyme d'Alexis de Tocqueville (1805–1859). L'écrivain ayant parcouru la toute jeune nation des Etats-Unis d'Amérique en est revenu avec le projet de décrire par le menu les promesses et les inquiétudes que lui inspirait l'émergence de ce système démocratique. Tous les éléments de la tragédie classique sont présents dans ce paysage politico-économique, à commencer par la pesanteur d'un puritanisme d'autant plus paradoxal et décalé qu'il vient se fracasser contre les traditions héréditaires des sociétés primitives qui peuplaient l'Amérique avant l'arrivée des colons. Dieu et la foi puritaine sont les deux paramètres qui donnent à la violence de la conquête des âmes et du territoire une ligne couleur sang. L'œuvre de Tocqueville est prémonitoire en ce sens qu'elle définit l'aspiration à la liberté comme le maître-mot qui servira au succès et à la propagation de cette idéologie en Europe-même. Elle est également prémonitoire du devenir et des dérives à venir de cette jeune nation. Castellucci se saisit de la pensée de Tocqueville pour illustrer la question démocratique dans son ensemble, sans la circonscrire au seul exemple américain.
L'utilisation obsessionnelle de la danse agit dans ce sens comme miroir-vecteur d'une société multi-ethnique où la circulation des énergies relie les individus entre eux. C'est par exemple cette turbulente entrée en matière avec la danse bruyante et furieuse de 18 danseuses mi-majorettes mi-femmes soldats tout de blanc vêtues, agitant d'immenses grelots qu'elles portent à la ceinture. Chacune porte un drapeau sur lequel figure une lettre et l'ensemble forme en s'immobilisant, la phrase DEMOCRATY IN AMERICA puis, les anagrammes comiques tels DECAY CRIME MACARONI, CAMERA DEMONIAC CRY et enfin, une suite oulipienne de noms de pays dont l'enchaînement invite à un tour du monde des démocraties et des dictatures : CANADA, MACEDONIA, ROMANIA, ARMENIA, MYANMAR, YEMEN, IRAN, OMAN, INDIA.
Esthétiquement, on est ici très proche des premières Tragedia endogonidia, ces épisodes dont les titres associent le nom d'une ville à un terme de biologie signifiant un développement rhizomique d'organismes végétaux. Remontant l'acception du terme "Démocratie", on trouve les "pilgrim fathers", ces dissidents embarquant sur le Mayfower pour fuir les persécutions religieuses en Europe et imaginer une forme nouvelle de démocratie sociale. Castellucci retrace dans un vaste et abstrait livre d'images la naissance conjointe d'une démocratie qui est également une tragédie. C'est le message de la scène allégorique montrant un couple de colons partis s'installer dans une terre promise qu'ils confondent avec celle de l'Ancien Testament. Affrontant la famine et la perte de confiance en Dieu (dont le nom en lettres hébraïques noires sur fond blanc est remplacé par une mystérieuse étoile noire), l'épouse du colon se met à parler la langue indienne ojibwe. Cette scène qui tient à la fois de la possession et de l'initiation mystiques, illustre la fonction du "don de parole", particulièrement important dans l'Eglise pentecôtiste et qui marque la présence de l'esprit de Dieu dans le corps-même du fidèle. Cette mythologie fondatrice bascule dans une suite ininterrompue de danses rituelles, dont la multiplicité tourbillonnante des inspirations ethniques et la pulsion sauvage de la musique de Scott Gibbons donne le vertige.
On perçoit cette agitation chorégraphiée comme un rêve coloré à travers un rideau de gaze sur lequel se projettent des allers-retours stroboscopiques de dates aléatoires qui renvoient aux épisodes de la guerre d'indépendance, guerre de sécession, signature des amendements et naissance de la sacro-sainte Constitution. Par ce biais, Castellucci souligne avec une froide ironie le fait que le chemin vers la liberté est parsemé de batailles et de guerres qui débouchent sur un système politique démocratique dont Tocqueville doutait qu'il soit au fond le point d'aboutissement du processus.
Au-delà d'une simple leçon d'histoire, c'est l'œil qui prend le relais, avec ce corps d'enfant prostré au-dessus duquel se tord la vision éphémère et magnétique de figures tubulaires – à la fois écho surréaliste et amplification graphique de l'inscription hébraïque aperçue dans le tableau précédent. Dans ce tableau mouvant passe la vision symbolique de la charrue dont le soc métallique est promesse de fertilité – ultime allégorie de la mère déchirée entre le corps de son enfant mort et l'outil-symbole d'une prospérité économique qui l'entraîne hors-champ dans un mouvement irrésistible…