Dans Freischütz, il y a tous les ingrédients que nous pourrions attendre d’un opéra à qui va comme un gant la définition de premier opéra romantique allemand.
Ils sont tous d’accord : les manuels d’histoire de la musique soulignent invariablement qu’avec cet opéra Weber a marqué d’une pierre blanche le romantisme allemand en musique, avant que sur les routes parcourues par Lortzing, Marschner, Spohr, Hoffmann, Kreutzer, Lindpaintner, Reissiger ( pour ne citer que ceux dont on peut espérer croiser un opéra sur scène dans une vie de pérégrinations musicales), la révolution wagnérienne ne marquât la nouvelle frontière de l’Empire. Wagner lui-même ne cessa à chaque occasion d’honorer la mémoire de Weber.
Il catalogo è questo : chasseurs, forêts de Bohème, paysans, princes, yodel, gardes-forestiers qui espèrent au paradis, chasseurs qui se recommandent de l’Enfer, balles de fusil ensorcelées forgées en des antres terribles, saints ermites, rédemption par la grâce de vierges, et tant de thèmes encore qui ont contribué à la fortune de l’opéra depuis la première berlinoise de 1821.
Der Freischütz fut créé à la Scala en 1872 et fut encore représenté en italien à la reprise de 1955 dirigée par Carlo Maria Giulini. En mai 1998, sous la baguette de Donald Runnicles, dans la mise en scène de Pier’Alli et une distribution de spécialistes de ce répertoire, eut lieu la « première » dans la langue originale.
Pour la troisième production de l’après-guerre, c’est à Matthias Hartmann qu’a échu la mise en scène, allemand originaire d’Osnabück mais résident en Autriche et ex-intendant du Schauspielhaus de Bochum, de Zurich et du Burgtheater de Vienne, qui travaille très souvent à l’opéra depuis une quinzaine d’années sur les scènes de la Mitteleuropa.
Sur fond de folklore local, la trame de Freischütz prend corps aux temps de la catastrophique guerre de Trente ans qui dans la première moitié du XVIIème a dévasté l’Europe centrale. Du livret, et bien plus de la musique de Weber prennent vie les vrais protagonistes : la nature, plus souvent hostile qu’amicale, avec son épouvantable gorge touffue, la végétation sombre, l’arbre au bois moisi ; les présences animales sont des fantômes de l’inconscient dans l’insécurité au quotidien d’un monde qui n’offre aucune certitude, vraiment comme en guerre. L’œuvre est traversée d’un climat d’insécurité dont l’ouverture est la parfaite synthèse. Le doute est partout, jusqu’à la fin heureuse qui n’est pas une fin heureuse dans les règles : Max devra se conquérir un certificat de bonne conduite en observation pendant un an avant de pouvoir obtenir la main d’Agathe.
Nous avons été convaincus de la manière dont la mise en scène a illustré tous ces aspects, même avec quelque faute de goût, notamment celle de ces mimes omniprésents (et prévisibles) qui comme des démons parcourent toute la scène à chaque fois qu’on parle du diable.
Le cadre récurrent des diverses scènes est une forêt dense d’arbres secs sans feuillage, qui sert d’écrin à l’action et devant laquelle s’animent tantôt une place, tantôt la maison di garde-forestier, tantôt la chambre d’Agathe. Dans la scène de la gorge aux loups, les arbres sont tellement hauts et serrés qu’ils forment un mur vertical qui ferme toute voie d’accès au regard. Au centre de la scène le maléfique Kaspar fond les balles magiques entre flammes et visions diaboliques. Si à 200 ans de la première, l’effet est crédible et effare un public qui entre temps a connu toutes sortes d’horreurs, alors le metteur en scène a tapé dans le mille.
En ajoutant quelques éléments architectoniques, dessinés au néon (ou au Led), les différents espaces se créent au fur et à mesure des actes. Les signes lumineux qui circulent entre les arbres de la forêt desséchées, au-delà de toute souci de vraisemblance et les costumes de Susanne Bisovsky et Josef Gerger contribuent à donner à l’image d’ensemble de cette histoire intemporelle un effet caricatural aussi bien qu’inquiétant.
Au-delà de la réussite de la partie scénique, il faut reconnaître que la principale réussite du spectacle réside dans la direction du chef Muyng-Whun Chung en état de grâce. Sa direction restera dans les mémoires pour sa sensibilité et les effets qu’il arrive à tirer de l’orchestre. Sa direction est en effet continuellement changeante, dans le rythme et les couleurs, sans jamais tomber dans les raffinements gratuits.
Chung dès l’ouverture accompagne avec légèreté, passe des plus délicates transparences orchestrales à la recherche d’un timbre chaud et romantique dans les cordes sans qu’il ne soit jamais nécessaire de gonfler le son. De cette manière il saisit l’aspect ambivalent de l’opéra et de ses formes, sans jamais en renier la valeur et en les restituant avec une précision minutieuse. Aidé par un chœur est aussi au sommet de ses possibilités, le chef restitue le sens de chaque scène nous laissant toujours entre la belle fable rassurante et la le cauchemar démoniaque.
Les solistes réunis pour l’occasion sont corrects, dominés par la basse Günther Groissböck dans le rôle de Kaspar le maféfique. Avec un phrasé convaincant et une voix bien posée, la formidable présence scénique aurait peut-être été avantageusement complétée par un timbre plus sombre et un volume plus puissant.
Michael König est correct en Max, même s’il ne réussit pas à s’exprimer avec un phrasé varié à cause de lacunes dans la manière de poser la voix. Remarquableà tous les points de vue la Ännchen de Eva Liebau qui avec une voix relativement petite, mais bien posée sur l’ensemble du spectre, s’affirme avec sûreté et nous gratifie d’une belle présence.
C’est Julia Kleiter qui est Agathe ; elle en incarne la figure virginale un peu monochrome de manière sûre, rencontrant seulement quelque problème dans le passage de registre de la cavatine splendide qui ouvre le troisième acte. Tous les interprètes des rôles mineurs sont précis et efficaces, en particulier l’ermite de l’imposante figure de la basse Steven Milling.
Succès pour tous à la fin de la représentation et tout particulièrement pour Myung-Whun Chung.