C’est une joie de revenir à la Reine Blanche et, dès l’ouverture des portes, de voir le sourire de Mickaël Délis qui accueille chaleureusement son public. Il prend des nouvelles des personnes connues, distribue des bises, interroge pour savoir ce que les spectateurs ont vu lors de cette édition du Festival. Il y a chez cet artiste une chaleur humaine à rayonnement très large et il faut avouer que cela fait toujours du bien. Tandis qu’on guide les derniers pour trouver une place dans les gradins, après un bref instant de concentration, il commence, vêtu de noir. « Bonsoir à toutes et à tous, bienvenue à la Fête du slip ! ». Il se présente sommairement ensuite, se définissant comme « un garçon sensible » – délicieuse expression ! – et avoue sans détour qu’il entretient « un rapport très cordial avec son pénis ».
Le sujet est donc lancé : le sexe masculin, sa représentation physique et sociale, les difficultés qu’il augure en tant que symbole d’une supposée puissance aux effets dévastateurs. Loin d’être seulement enjoué, bien loin de donner dans l’humour placé sous la ceinture, le comédien qui est aussi auteur de ses textes, se place immédiatement sur le terrain d’une forme de militantisme féministe, en rupture sans appel avec un patriarcat aliénant et souvent mortifère. L’an passé, le premier volet de sa « Trilogie du mâle aimé » abordait frontalement la notion de genre et les injonctions qui y sont associés comme autant de douloureuses servitudes. Voilà que pour le deuxième cette année, il s’attarde sur le sexe biologique masculin et une autre injonction qui est fermement associée à un priapisme surévalué : l’impératif de la puissance du mâle (pour un organe qui, paradoxalement, reste le plus souvent flaccide, comme il le rappelle opportunément).
Dans une scénographie une nouvelle fois dépouillée utilisant principalement des néons aux nuances de couleurs variables, Mickaël Délis va s’engager dans une « enquête » qui prendra appui sur un sujet : lui-même. Et, avec l’autodérision qui le caractérise, il considère que ce n’est pas un problème pour un « narcissique » comme lui. Commence alors un défilé de personnalités qu’il donne à revoir et dont il fait réentendre les voix dans une énergie et une maîtrise dramaturgique qu’on lui connait bien. On retrouve, bien entendu, le personnage variation de sa propre mère entre deux cigarettes et quelques considérations sur son jardin, qui s’inquiète du fait qu’il va « encore parler de sa verge » et qui témoigne ouvertement de ses névroses ; le personnage de son psychanalyse nommé Courté, repéré sans l’accent aigu sur le « e » final dans l’annuaire, ce que le thérapeute ne manque pas d’interpréter comme un indice signifiant en lien avec le sexe masculin. On retrouve également le personnage variation de son frère jumeau soulignant l’opposition entre « faux jumeaux et vrais frangins » comme un état à rechercher, à cultiver ; la variation de son père enfin, quelques temps avant son décès, dans sa lutte contre la maladie – la réalité familiale s’insérant dans l’autofiction ici – qui écorne « l’autre Viennois », ce « Freud qui est une vraie couille ». Mickaël Délis se saisit de toute cette matière vivante autour de lui pour la recomposer après un passage par son imaginaire, servant de socle fécond à ce qu’il souhaite faire entendre.
Il semble créer des personnages-types pour mieux s’en défaire, comme les membres de ce groupe de paroles autour du sexe masculin qu’il côtoie, avec les accès de violence que cela génère chez certains d’entre eux, par exemple. Sous l’allure d’un discours supposé faire rire la salle – et il y parvient formidablement – recourant aussi bien au registre graveleux qu’aux références intellectuelles tout à fait sérieuses comme les travaux du militant américain féministe John Stoltenberg, il distille un discours rigoureusement construit et singulier – le sien – au milieu d’une polyphonie qui, paradoxalement, n’est là que pour mieux le faire entendre : « on n’est pas prisonnier de son pénis ! » assène-t-il aux oreilles de tous les sexes, de tous les genres qui l’écoutent dans la salle.
En lien avec sa propre anatomie, il aborde sa vie d’homme gay et les difficultés d’être sexuellement actif quand il était plus jeune, avec le sida auquel ses proches le voyaient plus exposé que son frère jumeau dans sa vie hétérosexuelle – une autre discrimination liée au pénis de l’homme, dénoncée ici au passage. Il évoque en le faisant revivre de façon faussement comique le barbare tribunal de l’impuissance en France au XVIème siècle, où étaient exposés à la connaissance de médecins, de juristes et de membres du clergé (!) les troubles de l’érection de certains hommes qui devenaient passibles de procès où des épouses insatisfaites voulant obtenir le divorce, rendaient notoires les déboires de leurs époux, leur imposant parfois l’acte sexuel en public pour qu’on évalue l’étendue de la défaillance, suivant une expertise des plus contestables. L’abjection judiciaire révèle ici pleinement l’emprise sociale et culturelle du pénis comme organe-instrument de domination historique.
Le comédien en vient au dépassement de ces oukases autour du pénis, de ce qu’il symbolise, de ce qu’il conditionne depuis des siècles. Pour cela, il évoque avec beaucoup de tendresse l’un des hommes qui ont compté dans sa vie – il citera plusieurs autres prénoms avec la même tendre sincérité : Lorenzo, un ex-amoureux dont il est resté très proche qui, tandis qu’il cuisine un plat de pâtes, lui dit que la violence n’est plus possible – ma non posso piu ! Il parle alors de l’amoureux qui partage sa vie aujourd’hui, de leur première fois pas terrible, du geste prodigieusement généreux et aimant que l’amoureux a accompli : il a ouvert grand ses déjà grands bras – représentant cela par l’utilisation des néons sur pieds comme des bras métalliques. Il raconte comment il s’est lové dedans et combien il a pleuré pour laisser sortir tout ce qu’il avait accumulé jusque-là. L’évacuation d’une authentique violence.
« La maîtrise, c’est l’ennemi » et il le démontre une nouvelle fois à la faveur d’un autre exemple, quelque peu éloigné quoique présentant des similitudes malgré tout. En stage avec le metteur en scène Jean-François Sivadier, ce dernier ne le ménage pas, lui reprochant le contrôle, la « rigidité de la performance » (sur scène mais c’est évidemment en lien avec un ailleurs aussi, sans aucun doute). « La maîtrise, c’est l’ennemi » et c’est pourquoi il convient davantage de parler « le langage de l’indulgence, de la tendresse ». De « parler le silence » afin de ne plus chercher à éviter sa fragilité naturelle quand elle est là. Un nouvel art de vivre se dessine alors, bien loin de Priape et des tourments qu’il place dans l’esprit des hommes (et des femmes) depuis si longtemps.
Dans ce foisonnant spectacle où il fait « sa fête » à ce qu’il y a dans le « slip », Mickaël Délis ne déçoit absolument pas. Bien au contraire ici, il prolonge, il densifie son propos avec toute son érudition et sa drôlerie, explorant le genre, ses représentations ainsi que les mots-supports à la fois pour nommer et dépasser les nomenclatures stérilisantes. « Un pipo, ça se déjoue » et c’est, une fois de plus, chose faite. On est déjà impatient d’être à l’an prochain.