La rue des Teinturiers, poumon du Festival d’Avignon, est bondée en ce vendredi soir. Et nombre de gens attendent notamment devant le Théâtre Benoît-XII pour aller assister à la représentation d’Història de un senglar. Autour de soi, on entend parler castillan – l’espagnol est langue invitée de cette 78ème édition du Festival, avant l’arabe l’an prochain – parler catalan qui est la langue de l’acteur en scène… Et cela, jusque dans la salle au moment de prendre place. Centré sur scène, on découvre un assemblage d’estrades créant une plateforme surélevée au sommet de laquelle se trouve un fauteuil de salle usé, dans la position presque absurde d’un trône laissé à l’abandon dans un lieu désespérément vide. De part et d’autre, des piles de livres aussi anciens que le siège qu’ils bordent. Tout cela est éclairé par une lumière blafarde projetée par deux faces. Ce qui attire le regard par ailleurs est plongé dans une semi-pénombre, juste derrière le fauteuil : un panneau sur lequel sont accrochées des guindes – par superstition, le mot « corde » n’est jamais utilisé au théâtre – et des poulies. Cet arrière-plan laisse d’emblée percevoir, de façon évocatrice, ce qui est généralement dissimulé à la vue du public : les ressorts techniques, indices historiques représentatifs du spectacle, la machine théâtrale faisant ici irruption sur scène, bien qu’encore dans l’ombre. On perçoit également une faible musique de fond, peu reconnaissable lors de l’installation du public. Et, tandis que le début de la représentation s’annonce, le volume sonore augmente et on reconnaît distinctement The Cold Song de Purcell. La scène du froid, extraite de l’œuvre baroque King Arthur. Plus précisément extraite de la partie intitulée What Power Art Thou ? – Quelle puissance es-tu ? Et c’est dès lors la question qui se pose et que le comédien Joan Carreras ne va cesser de poser implicitement au fil du spectacle.
Il entre, portant un costume avec gilet et cravate. Il regarde le public, s’attarde un bref instant, comme s’il cherchait à reconnaître quelqu’un. Il se déplace ensuite derrière le fauteuil, se saisit d’une tasse dans laquelle il boit. Il claque la langue, produit quelques bruits de bouche, recommence. Mains derrière le dos, il se déplace puis va finalement s’asseoir sur le fauteuil, face au public. Il réitère le claquement de langue, les bruits de bouche. Il place des lunettes sur son nez, sort une feuille qu’il déplie. Il lit, en silence et une fois encore, produit des bruits de bouche. Pas de mots encore. S’élèvent à cet instant plusieurs voix off qui communiquent au public les avertissements d’usage concernant les téléphones mobiles et les photographies interdites successivement en français, anglais et castillan. La musique devient plus forte et c’est alors qu’il l’interrompt par un « Donc » retentissant qui ouvre un monologue de Richard dans lequel on retient une des premières phrases : « Quelque chose sent le pourri par ici… » Sans être nécessairement une allusion à Hamlet, cela résonne étrangement dans l’environnement scénographique choisi et va surtout prendre tout son sens dans la suite du monologue de l’acteur jouant en catalan surtitré.
Oscillant entre le personnage de Richard et celui d’un comédien de seconde zone qui se voit offrir le rôle du célèbre et éphémère roi éponyme de la pièce de Shakespeare, il affirme que « c’est mérité (…) la barre [étant] à la hauteur de [ses] qualités tout à fait exceptionnelles ». Et il va « composer un vrai personnage, épater ceux qui viennent [le] voir, remporter tous les prix »… Un accomplissement, une victoire imminente qui, au moment où tout cela s’exprime, troublent par les surprenantes similitudes de situation entre l’acteur et Richard Gloucester. Jamais l’un comme l’autre n’ont été aussi près du but qu’au début du spectacle. Jamais ils n’ont autant jubilé de se voir en capacité d’obtenir ce qu’ils ont mis tant de temps à approcher. Une histoire de puissance donc mais… « quelle puissance es-tu ? » croit-on encore entendre…
L’acteur cabotine, grimace. « Je ne sais pas si je serai à la hauteur. Je mens » L’art du mensonge est très justement l’apanage de Richard, comédien et metteur en scène de lui-même dans un vertige baroque qui le rend absolument fascinant. Et l’acteur de marcher ici directement dans ses pas, dans une incarnation plus vraie que nature pourrait-on dire ironiquement. Comme Richard, « floué d’attraits par la trompeuse Nature », il remercie qu’on lui permette de « traîner [son] petit talent sur la scène lumineuse d’un si grand auteur », lui qui appartient à « cette gale artistique qu’on appelle l’acteur ». Et c’est une plongée dans une violence aux accents étonnamment shakespeariens qui commence alors.
Jouer Richard devient une opportunité à plus d’un titre : cela permet au comédien de faire voir aux spectateurs les méandres tortueux de la création théâtrale, de sa production. Tous les enjeux de pouvoir qui s’y exercent sont ici finement dénoncés dans leurs excès féroces à travers une très subtile mise en abîme entre le personnage de l’acteur et la bête de scène qu’est Richard. Les bruits d’un animal porcin ponctuent parfois le discours – lien avec le titre et l’animal emblématique de Richard III, ce « sanglier misérable », ce « porc infect » qu’il est. Et Joan Carreras poursuit dans une frénésie stupéfiante d’irrévérences et de provocations que rien ne semble vraiment arrêter, pas même les « notes mentales » qu’il fait mine de s’adresser écornant par exemple les théories pour jouer un personnage qu’il juge « stupides ». Il sait parfaitement comment s’en passer sans l’officialiser : « des années passées à jouer des rôles de merde, il faut bien que cela serve à quelque chose ». Impitoyable.
Les autres personnages de Richard III sont absents à l’exception des femmes – Margaret cachée sous une longue et poussiéreuse chevelure blanche, Lady Anne et de la reine Gloucester, duchesse d’York – qui sont relativement épargnées par l’artiste en scène, tireur d’élite ne manquant jamais ses cibles. Ainsi, la plupart sont jetés à terre : les acteurs – des « médiocres » qu’il imite à grand renfort de grimaces et de prononciations rendues grotesques, les actrices – Anita, sa partenaire, ayant obtenu le rôle de Lady Anne parce qu’elle est sacrément bonne, les metteurs en scène – qui ne méritent pas qu’on « s’attarde sur [leur] sort », les producteurs et productrices – « avec leur tête d’enterrement »… Odieux, acerbe, misogyne et injurieux, il dézingue sans ménagement « tous les maîtres à penser et tous ceux qui jouent aux petits chefs » car « personne n’a besoin de leur myopie ». Les régisseurs et tous les techniciens ne sont pas davantage épargnés par sa furie : il se déchaîne contre eux dans un hors-scène réaliste, les invectivant dans les coulisses ou en régie tandis que la traduction en anglais et en français édulcore le langage fleuri qu’il emploie avec eux.
Cette violence si sensible dans Richard III se repositionne ici : non seulement par les mots dans un texte extraordinairement composé et traduit, mais aussi par le jeu de l’acteur physiquement engagé qui s’agite avec force, fait mine de se déboîter l’épaule, jette les guindes au sol avec rage, les entortille autour de lui comme autant de contraintes et désordres qui l’entravent.
Au terme d’un peu plus d’une heure de spectacle, le comédien formule une ultime supplique à destination du public : « Je n’ai pas besoin de vous tous / Un seul suffit / Un spectateur intelligent / Qui accepte ? » La provocation fait sourire évidemment. Mais l’uppercut est là aussi direct, avant le noir final.
Ce spectacle seul en scène largement ovationné – et c’est mérité – est un combat farouche se superposant à celui de Richard qui élimine ses adversaires un à un pour accéder au trône, metteur en scène de lui-même, comédien hors pair et manipulateur en chef avec lequel Joan Carreras se confond de manière aussi troublante que réussie. Dénonçant une tendance au théâtre de divertissement exclusif, dévoilant un milieu professionnel jugé aliénant et peu prolifique, obéissant aux lois d’un marché culturel sans pitié, Història de un senglar est un véritable acte d’accusation – certes presque trop bref – dénonçant non sans rire, une certaine forme de bêtise. Voilà un théâtre sans pitié pour le théâtre. Et il apparaît ici que « Richard est bien plus que l’histoire de Richard ».