Après s’être installé un moment à l’ombre sur l’esplanade pour échapper à la morsure du soleil, on est vite pris en charge par le personnel du Festival guidant les spectateurs. Après le contrôle du billet, on entre dans le bâtiment où règne déjà une atmosphère feutrée. Les encadrants signalent un impératif : garder un silence absolu, ne faire aucun bruit – ne serait-ce que parce que les artistes sont de l’autre côté de la porte à côté de laquelle on stationne. Immédiatement, on est absorbé dans un environnement différent, qui jure singulièrement avec la fournaise à l’extérieur.
Des groupes sont constitués pour accéder progressivement à l’intérieur de la salle. Avançant à pas de loup dans la pénombre, sur un gril laissant percevoir le vide à claire-voie, on regagne des rangées de fauteuils dont on découvre qu’ils sont très en hauteur par rapport à l’espace où les artistes vont évoluer dans Café Müller. Avant d’entrer, on a été informé du déroulement des événements : alors qu’on est tenu de faire silence, on est invité à se déplacer librement pour voir depuis différents points de la salle les danseurs qui se succèdent dans différentes distributions, le seul déplacement à sens unique étant la sortie comprise comme définitive. Cette autonomie du public, bien qu’annoncée, bouscule très opportunément les repaires et conventions face au spectacle rendu encore plus vivant ici. Grâce à un dispositif quadrifrontal sur deux niveaux, Boris Charmatz permet une vision panoptique sur Café Müller, quelque chose d’expérimental pour le public autant que pour les artistes. Et la FabricA se convertit en une espèce de laboratoire où le confinement consenti en cet après-midi est de rigueur pour observer au plus près, le mieux et le plus possible, le travail chorégraphique engagé par les danseurs. Simultanément, cela reste aussi une occasion exceptionnelle de provoquer une démultiplication des émotions en créant une variation de la focale sur tout ce qui se passe sur le plateau, suivant la distance, la position voulue par chaque personne dans le public. Une pluralité de regards pour un « jeu avec le temps », un glissement intimiste entre plusieurs repères spatiaux et temporels.
Comme le rappelle le directeur du Tanztheater, « la pièce elle-même semble n’avoir ni vraiment de début, ni vraiment de fin : quand elle commence, elle donne l’impression d’avoir commencé hors champ ». Comme une œuvre itérative hors limite, une œuvre qui est son propre débordement et qu’on nous propose de redécouvrir aussi avec cette donnée dans le regard.
De cette manière, Boris Charmatz écarte tout risque d’une « quête de ressemblance » avec l’original, inféconde et vaine surtout eu égard au caractère monumental de Café Müller. Le travail sur l’espace et la lumière témoignent de cela : c’est une version sans décor qui a été choisie ici et les lumières froides et hautes, éclairent aussi bien le plateau que le public sur les gradins autour. Leur intensité moyenne, associée à la musique de Purcell, alternant avec de longs silences très intenses, tout cela contribue à installer une atmosphère un peu irréelle dans les lieux devenant un espace pouvant rassembler les époques, pouvant réunir l’absence des défunts et la présence des vivants.
Nous sommes restés à peu près deux heures dans la salle, stationnant sur les gradins et nous déplaçant parfois sur les grils pour varier le point de vue alors que nous étions arrivés à la fin d’une des représentations. Dès qu’on est installé, on est immédiatement captivé par la force de cette œuvre chorégraphique, très emblématique du travail de Pina Bausch. On reconnaît les tables et les chaises en nombre. On reconnaît les costumes pour les hommes et les robes longues pour les femmes. On reconnaît surtout ces mouvements stéréotypés (courses, ralentissements, arrêts, trottinements), cette gestuelle très expressive qui témoigne de la douleur des gens, des tensions qui les opposent, les chocs, les chutes qui se reproduisent. Les murs sont un espace vertical où la danse se déploie également. Quant au mobilier, c’est une entrave que l’on module avec force et fracas afin de pouvoir se déplacer plus facilement.
On sait que Pina Bausch s’est inspiré de la vie réelle, de la sienne : dans Café Müller, elle convoque ses propres souvenirs d’enfance dans le café de ses parents à Solingen. Elle place dans cet espace dramaturgique reconstitué, des hommes et des femmes qui s’aiment et se déchirent, dont les corps n’ont de cesse de heurter le mobilier, les murs, de se heurter entre eux aussi. Depuis les gradins, on reconnaît le personnage qu’elle interprétait elle-même, sorte de personnage sous hypnose, au corps endolori. On reconnaît aussi distinctement ce couple collé au mur, l’un projetant violemment l’autre à tour de rôle jusqu’à une forme d’épuisement qui les libère. On reconnaît aussi ce couple qui reproduit la même phrase chorégraphique si chargée de signification, avec l’aide d’un autre homme : la femme est accrochée à l’homme ; il ne la tient pas assez, elle glisse et tombe au sol puis recommence. L’autre homme qui part revient pour l’aider jusqu’à ce qu’il semble se lasser et qu’elle s’accroche seule. Les chutes sont violentes, les gestes sont brusques, le rythme s’accélère jusqu’au renoncement. Par une esthétique du mouvement qui lui est propre, Pina Bausch montre la désorientation – certains danseurs n’ont pas les yeux ouverts – au milieu des tables et des chaises qu’on dégage opportunément devant eux parfois ; elle montre le caractère insignifiant, misérable des comportements qui désunissent plus qu’ils ne fédèrent les hommes et les femmes ne semblant pas en capacité de se comprendre.
La représentation s’achève. On entend alors des voix off, celle d’un homme d’abord – « Je suis debout dans l’obscurité, je la regarde… » – puis celle d’une femme à sa suite. On voit les techniciens vider le plateau, stocker les chaises sur des chariots qu’ils évacuent progressivement. Comme nombre de spectateurs, on en profite pour se déplacer, pour faire varier la focale justement. Des danseurs en tenue de sport s’échauffent à vue. Les voix off continuent de résonner dans l’enceinte de la FabricA. On peut retenir les dernières paroles d’une des danseuses : « Se sentir danser. Donner aux gens de l’espace. Aimer. » Moment de grâce dans cette interlude où tous et toutes transitent. Un homme entonne un chant a capella tandis que son partenaire danse. Un des danseuses dit ensuite qu’elle n’a jamais dansé dans Café Müller car elle vient d’entrer dans la compagnie. Elle dit qu’elle a obtenu le rôle de Marie avec le manteau et les chaussures à talons. Elle précise aussi qu’elle avait huit ans quand Pina Bausch est décédée. Pourtant, elle a « l’impression de la connaître ». Une nouvelle distribution se met donc en place et on commence la représentation suivante.
Boris Charmatz – qui interprète aussi un des personnages dans une des distributions – sollicite finement nos capacités mémorielles, atteint notre sensibilité ravivée, nourrie notamment par des interventions, par des textes lus aussi – notamment celui d’Hervé Guibert. Avec ses danseurs d’hier et d’aujourd’hui, il propose surtout plus qu’un hommage : il apporte un souffle qui enlace étroitement des générations de danseurs et de spectateurs, ouvrant vers un futur où la mémoire de la fondatrice du Tanztheater Wuppertal semble pouvoir être infiniment vivante. Comme il le déclare d’ailleurs, « nous essayons de la danser pour toujours et à jamais ». Quoi de mieux que le mot Forever pour le dire ?