Forever
Conception : Boris Charmatz
Collaboration artistique : Magali Caillet Gajan 
Lumière : Yves Godin
Vestiaire de travail : Florence Samain
Direction des répétitions de Café Müller : Barbara Kaufmann, Héléna Pikon
Avec l’Ensemble du Tanztheater Wuppertal, les invitées et invités* : Dean Biosca, Naomi Brito, Emily Castelli, Boris Charmatz, Maria Giovanna Delle Donne, Taylor Drury, Çağdaş Ermiş, Julien Ferranti*, Letizia Galloni, Scott Jennings*, Lucieny Kaabral, Simon Le Borgne, Reginald Lefebvre, Alexander López Guerra, Nicholas Losada, Blanca Noguerol Ramírez, Milan Nowoitnick Kampfer, Nazareth Panadero*, Héléna Pikon*, Jean Laurent Sasportes*, Azusa Seyama-Prioville, Michael Strecker, Christopher Tandy, Tsai-Wei Tien, Frank Willens, Tsai-Chin Yu

Café Müller est une pièce de Pina Bausch
Mise en scène et chorégraphie : Pina Bausch 
Scénographie et costumes : Rolf Borzik
Musique : Henry Purcell 
Droits de représentation Verlag der Autoren, Francfort-sur-le-Main, représentant la Pina Bausch Foundation 
Direction technique : Jörg Ramershoven 
Régie plateau : Dietrich Röder, Martin Winterscheidt 
Régie lumière : Robin Diehl, Yves Godin 
Régie son : Andreas Eisenschneider, Karsten Fischer
Régie de scène : Andreas Deutz 
Coordination costumes : Anke Wadsworth
Habillage : Katherina Fröhlich, Renatus Matuschowitz 
Physiothérapeute : Bernd Marszan

Tanztheater Wuppertal Pina Bausch
Direction d’administration : Daniel Siekhaus
Direction de la gestion artistique : Robert Sturm
Planning et direction des tournées : Leonie Werner
Collaboration à la production : Julia Honer
Presse, relations publiques, marketing : Ursula Popp
Cours de danse : Jennifer Blasek

Terrain
Direction déléguée : Hélène Joly
Production : Lucas Chardon, Briac Geffrault, Martina Hochmuth
Production : Tanztheater Wuppertal Pina Bausch + Terrain

Avec le soutien de la Ville de Wuppertal, Land Nordrhein-Westfalen, Ministère de la Culture Drac Hauts-de-France, Région Hauts-de-France, et pour la 78e édition du Festival d’Avignon : Dance Reflections by Van Cleef & Arpels

Remerciements Malou Airaudo, Barbara Kaufmann, Dominique Mercy, Breanna O’Mara, Nazareth Panadero, Héléna Pikon, Jean-Laurent Sasportes, Azusa Seyama-Prioville, Michael Strecker pour leur travail de transmission, Martin Descombels

Association d’idées est extrait de Pina Bausch, Histoires de théâtre dansé de Raimund Hoghe et Ulli Weiss, traduction de Dominique Petit, publié aux éditions L’Arche Éditeur en 1987.
Rappel à l’ordre de l’amour de Hervé Guibert (1982) est publié dans Articles Intrépides, aux éditions Gallimard en 2008.

Création : Le 14 juillet 2024 au Festival d’Avignon

 

Avignon, La FabricA, Samedi 20 juillet 2024, 15h

Alors que le Festival s’achève avec un dernier week-end de spectacles, nous nous sommes rendus à la FabricA sous un soleil de plomb – le premier aussi brûlant de l’année. Un déplacement par cette chaleur se justifie par le rendez-vous qui est à la clé : Boris Charmatz, artiste complice de cette 78ème édition et directeur depuis 2022 du TanztheaterWuppertal, fondé par Pina Bausch en 1973, présente avec ses danseurs une performance tout à fait étonnante dans la célèbre salle située hors les remparts, entre les quartiers Montclar et Champfleury. Le projet artistique se fonde sur l’idée d’un éternel retour à partir de Café Müller, pièce emblématique de l’œuvre de Pina Bausch. Le titre est signifiant : Forever. Pendant sept heures, vingt-cinq artistes se succèdent pour interpréter la pièce créée en 1978 sur une musique – elle aussi, toujours bouleversante – d’Henry Purcell. Il s’agit de la reprendre plusieurs fois à la suite, avec l’impression qu’elle a débuté avant l’arrivée des spectateurs et qu’elle va se poursuivre après leur départ. Pour toujours, en quelque sorte. Entre les reprises, des interludes où des danseurs parlent de leur expérience dans la pièce, hier et aujourd’hui, des paroles d’auteurs et d’autrices, que ce spectacle a profondément marqués aussi, comme c’est le cas pour Boris Charmatz. Ainsi, c’est à une fantastique expérience mémorielle, sensorielle et étrangement temporelle que l’on est convié ici, dans le noir et la fraîcheur de la salle. Nous en rendons compte.

 

Après s’être installé un moment à l’ombre sur l’esplanade pour échapper à la morsure du soleil, on est vite pris en charge par le personnel du Festival guidant les spectateurs. Après le contrôle du billet, on entre dans le bâtiment où règne déjà une atmosphère feutrée. Les encadrants signalent un impératif : garder un silence absolu, ne faire aucun bruit – ne serait-ce que parce que les artistes sont de l’autre côté de la porte à côté de laquelle on stationne. Immédiatement, on est absorbé dans un environnement différent, qui jure singulièrement avec la fournaise à l’extérieur.

Des groupes sont constitués pour accéder progressivement à l’intérieur de la salle. Avançant à pas de loup dans la pénombre, sur un gril laissant percevoir le vide à claire-voie, on regagne des rangées de fauteuils dont on découvre qu’ils sont très en hauteur par rapport à l’espace où les artistes vont évoluer dans Café Müller. Avant d’entrer, on a été informé du déroulement des événements : alors qu’on est tenu de faire silence, on est invité à se déplacer librement pour voir depuis différents points de la salle les danseurs qui se succèdent dans différentes distributions, le seul déplacement à sens unique étant la sortie comprise comme définitive. Cette autonomie du public, bien qu’annoncée, bouscule très opportunément les repaires et conventions face au spectacle rendu encore plus vivant ici. Grâce à un dispositif quadrifrontal sur deux niveaux, Boris Charmatz permet une vision panoptique sur Café Müller, quelque chose d’expérimental pour le public autant que pour les artistes. Et la FabricA se convertit en une espèce de laboratoire où le confinement consenti en cet après-midi est de rigueur pour observer au plus près, le mieux et le plus possible, le travail chorégraphique engagé par les danseurs. Simultanément, cela reste aussi une occasion exceptionnelle de provoquer une démultiplication des émotions en créant une variation de la focale sur tout ce qui se passe sur le plateau, suivant la distance, la position voulue par chaque personne dans le public. Une pluralité de regards pour un « jeu avec le temps », un glissement intimiste entre plusieurs repères spatiaux et temporels.

La danseuse Naomi Brito sous les yeux d'un public très proche d'elle

Comme le rappelle le directeur du Tanztheater, « la pièce elle-même semble n’avoir ni vraiment de début, ni vraiment de fin : quand elle commence, elle donne l’impression d’avoir commencé hors champ ». Comme une œuvre itérative hors limite, une œuvre qui est son propre débordement et qu’on nous propose de redécouvrir aussi avec cette donnée dans le regard.

De cette manière, Boris Charmatz écarte tout risque d’une « quête de ressemblance » avec l’original, inféconde et vaine surtout eu égard au caractère monumental de Café Müller. Le travail sur l’espace et la lumière témoignent de cela : c’est une version sans décor qui a été choisie ici et les lumières froides et hautes, éclairent aussi bien le plateau que le public sur les gradins autour. Leur intensité moyenne, associée à la musique de Purcell, alternant avec de longs silences très intenses, tout cela contribue à installer une atmosphère un peu irréelle dans les lieux devenant un espace pouvant rassembler les époques, pouvant réunir l’absence des défunts et la présence des vivants.

Un extrait d'une des représentations depuis le gril en hauteur

Nous sommes restés à peu près deux heures dans la salle, stationnant sur les gradins et nous déplaçant parfois sur les grils pour varier le point de vue alors que  nous étions arrivés à la fin d’une des représentations. Dès qu’on est installé, on est immédiatement captivé par la force de cette œuvre chorégraphique, très emblématique du travail de Pina Bausch. On reconnaît les tables et les chaises en nombre. On reconnaît les costumes pour les hommes et les robes longues pour les femmes. On reconnaît surtout ces mouvements stéréotypés (courses, ralentissements, arrêts, trottinements), cette gestuelle très expressive qui témoigne de la douleur des gens, des tensions qui les opposent, les chocs, les chutes qui se reproduisent. Les murs sont un espace vertical où la danse se déploie également. Quant au mobilier, c’est une entrave que l’on module avec force et fracas afin de pouvoir se déplacer plus facilement.

Des danseurs en tenue d'entraînement pour une des représentations de "Café Müller"

On sait que Pina Bausch s’est inspiré de la vie réelle, de la sienne : dans Café Müller, elle convoque ses propres souvenirs d’enfance dans le café de ses parents à Solingen. Elle place dans cet espace dramaturgique reconstitué, des hommes et des femmes qui s’aiment et se déchirent, dont les corps n’ont de cesse de heurter le mobilier, les murs, de se heurter entre eux aussi. Depuis les gradins, on reconnaît le personnage qu’elle interprétait elle-même, sorte de personnage sous hypnose, au corps endolori. On reconnaît aussi distinctement ce couple collé au mur, l’un projetant violemment l’autre à tour de rôle jusqu’à une forme d’épuisement qui les libère. On reconnaît aussi ce couple qui reproduit la même phrase chorégraphique si chargée de signification, avec l’aide d’un autre homme : la femme est accrochée à l’homme ; il ne la tient pas assez, elle glisse et tombe au sol puis recommence. L’autre homme qui part revient pour l’aider jusqu’à ce qu’il semble se lasser et qu’elle s’accroche seule. Les chutes sont violentes, les gestes sont brusques, le rythme s’accélère jusqu’au renoncement. Par une esthétique du mouvement qui lui est propre, Pina Bausch montre la désorientation – certains danseurs n’ont pas les yeux ouverts – au milieu des tables et des chaises qu’on dégage opportunément devant eux parfois ; elle montre le caractère insignifiant, misérable des comportements qui désunissent plus qu’ils ne fédèrent les hommes et les femmes ne semblant pas en capacité de se comprendre.

Une des danseuses jouant un des rôles créés par Pina Bausch

La représentation s’achève. On entend alors des voix off, celle d’un homme d’abord – « Je suis debout dans l’obscurité, je la regarde… » – puis celle d’une femme à sa suite. On voit les techniciens vider le plateau, stocker les chaises sur des chariots qu’ils évacuent progressivement. Comme nombre de spectateurs, on en profite pour se déplacer, pour faire varier la focale justement. Des danseurs en tenue de sport s’échauffent à vue. Les voix off continuent de résonner dans l’enceinte de la FabricA. On peut retenir les dernières paroles d’une des danseuses : « Se sentir danser. Donner aux gens de l’espace. Aimer. » Moment de grâce dans cette interlude où tous et toutes transitent. Un homme entonne un chant a capella tandis que son partenaire danse. Un des danseuses dit ensuite qu’elle n’a jamais dansé dans Café Müller car elle vient d’entrer dans la compagnie. Elle dit qu’elle a obtenu le rôle de Marie avec le manteau et les chaussures à talons. Elle précise aussi qu’elle avait huit ans quand Pina Bausch est décédée. Pourtant, elle a « l’impression de la connaître ». Une nouvelle distribution se met donc en place et on commence la représentation suivante.

La lumière d'intensité moyenne créant au sol des ombres mystérieuses

Boris Charmatz – qui interprète aussi un des personnages dans une des distributions – sollicite finement nos capacités mémorielles, atteint notre sensibilité ravivée, nourrie notamment par des interventions, par des textes lus aussi – notamment celui d’Hervé Guibert. Avec ses danseurs d’hier et d’aujourd’hui, il propose surtout plus qu’un hommage : il apporte un souffle qui enlace étroitement des générations de danseurs et de spectateurs, ouvrant vers un futur où la mémoire de la fondatrice du Tanztheater Wuppertal semble pouvoir être infiniment vivante. Comme il le déclare d’ailleurs, « nous essayons de la danser pour toujours et à jamais ». Quoi de mieux que le mot Forever pour le dire ?

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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