Gaetano Donizetti (1797–1848)
Maria Stuarda (1835)
Tragédie lyrique en trois actes
Livret de Giuseppe Bardari d’après la tragédie Maria Stuart de Friedrich Schiller (1800)
Création le 30 décembre 1835 au Teatro alla Scala de Milan

Mise en scène Mariame Clément
Scénographie et costumes Julia Hansen
Chorégraphie Mathieu Guilhaumon
Lumières Ulrik Gad
Dramaturgie Clara Pons
Direction des chœurs Alan Woodbridge

Maria Stuarda Stéphanie d’Oustrac
Elisabetta Elsa Dreisig
Roberto Edgardo Rocha
Talbot Nicola Ulivieri
Lord Cecil Simone Del Savio
Anna Kennedy Ena Pongrac

 

Chœur du Grand Théâtre de Genève
Orchestre de la Suisse Romande 

Coproduction avec l’Opéra Royal du Danemark, Copenhague

Genève, Grand Théâtre, Samedi 17 décembre 2022, 19h30

Beaucoup de Donizetti en cette période sur le site du Wanderer, après les redécouvertes du Festival Donizetti de Bergamo, Genève poursuit son cycle Tudor qui contribue à faire connaître au public de Genève un répertoire pas si souvent représenté mais essentiel pour ses qualités musicales et notre compréhension des évolutions de l’art lyrique au XIXe.
Ainsi, le deuxième titre du cycle, après
Anna Bolena, c’est Maria Stuarda qui a été proposé au Grand Théâtre de Genève en ce 17 décembre, devant une salle très bien remplie et qui a visiblement bien accueilli la production de Mariame Clément, chargée de proposer une vision globale des trois opéras Tudor puisque la saison prochaine, c’est Roberto Devereux qui clôturera le cycle.
Malgré la cohérence de la vision, cette production montre que l’idée de « trilogie » se tient scéniquement, voire musicalement mais que vocalement les exigences sont différentes. Il faut cependant être reconnaissant à  Aviel Cahn, Directeur Général du Grand Théâtre, d’avoir imposé  sur trois saisons des œuvres relativement rares  d’un répertoire difficile avec la même équipe de mise en scène, le même chef (même si cette année Stefano Montanari a dû hélas renoncer) et la même distribution féminine.  C’est une sorte de défi.

 

 

 

Un monde à la fois réel mais aussi arrangé par le souvenir

Si Anna Bolena l’an dernier était chanté par Elsa Dreisig pour le rôle-titre, et par Stéphanie d’Oustrac pour Giovanna Seymour, cette dernière chante Maria Stuarda tandis qu’Elisabetta est Elsa Dreisig, contrairement à une tradition qui confie au soprano le rôle de Maria et au mezzo celui d’Elisabetta comme par exemple dans le fameux enregistrement de Leyla Gencer (Maria) face à Shirley Verrett (Elisabetta). Mais on sait bien que les définitions vocales se sont affinées de plus en plus depuis l’époque de Donizetti et on peut admettre la proposition d’Aviel Cahn de confier aux deux chanteuses françaises les trois titres en se distribuant les rôles selon les besoins et les possibilités vocales. Ici les qualités de tragédienne bien connues de Stéphanie d’Oustrac conviennent à Maria tandis que le cran, l’énergie, la vigueur et la jeunesse d’Elsa Dreisig conviennent à l’Elisabetta que veut représenter la mise en scène.

Il ne faut pas trop aller regarder la réalité historique parce que si Mariame Clément veut voir en l’Elisabetta de Maria Stuarda une souveraine encore jeune qui assoit son pouvoir, la véritable Elisabeth 1ère a laissé Marie Stuart 18 ans en prison avant de la faire condamner, et encore, avec des hésitations jusqu’au dernier moment, et que cette reine soi-disant jeune avait régné 29 ans avant de faire exécuter sa cousine (elle monte sur le trône en 1558), une jeunesse qui a duré un certain temps…

Stéphanie d'Oustrac(Maria Stuarda) et Elsa Dresig (Elisabetta)

Mais la vérité historique n’est pas ici l’objet du débat : l’objet du débat a été posé par Schiller dans sa tragédie en cinq actes, Maria Stuart (1800), l’une des pièces les plus fortes du dramaturge allemand. C’est notamment lui qui créé la scène de la rencontre entre les deux reines qui dans la réalité n’a jamais eu lieu.

Donizetti et son très jeune librettiste Giuseppe Bardari reprennent les grandes lignes de la pièce de Schiller en supprimant le personnage de Mortimer, mais gardant notamment Leicester (Robert Dudley), qui chez Donizetti devient l’enjeu d’une lutte entre deux femmes amoureuses, aussi instable et veule chez Schiller que dans l’opéra..
L’opéra est réduit à trois actes (deux dans la représentation genevoise) a une structure qui ménage des effets d’attente puisque Maria Stuarda n’apparaît que dans la deuxième partie de l’acte premier (à l’acte II dans la version en trois actes) et que chaque acte se déroule soit à Westminster, soit au château de Fotheringay où est enfermée Maria en un équilibre assez bien calibré.
La grande scène entre les deux reines se déroulant dans la dernière partie du premier (ou du deuxième) acte et d’une certaine manière signant le destin de la rien d’Écosse, le second (ou troisième) acte (la deuxième partie à Genève) est plus nettement consacré à Maria et à ses derniers moments : il y a donc deux couleurs très nettement différentes entre le premier et le second acte. Un premier acte « actif » et un deuxième acte « méditatif » pour chacune des deux femmes…

Toute l’œuvre est construite dramaturgiquement entre les deux femmes qui doivent être représentées en fort contraste avec un rôle de ténor, Leicester écartelé entre les deux reines. Les deux autres personnages Talbot (basse), au rôle ambigu de go between et William Cecil conformément à l’histoire, le conseiller d’Elisabetta qui a toujours demandé la condamnation de Maria.

Mais dans cette œuvre comme dans bien des œuvres du Bel canto tragique, les hommes n’ont pas vraiment le beau rôle.

Elsa Dresig (Elisabetta), Edgardo Rocha(Leicester)

Il faut lire la mise en scène de Mariame Clément à l’aune de l’idée de trilogie dont le fil rouge est Elisabeth 1ère.
C’est sans doute Rossini avec son Elisabetta Regina d’Inghilterra qui fait de la reine un personnage d’opéra que Donizetti va représenter trois fois, dans Elisabetta al Castello di Kenilworth, Maria Stuarda, Roberto Devereux. C’est par la vertu de la trilogie genevoise qu’Elisabetta apparaît dans Anna Bolena (sa mère, décapitée quand elle avait trois ans).

Disons qu’à la faveur de la vogue shakespearienne du XIXe, l’âge élisabéthain gagne les scènes d’opéra.
Ainsi la structure du décor de Julia Hansen, découverte la saison dernière avec Anna Bolena se retrouve dans Maria Stuarda et Mariame Clément conçoit son projet comme un scénario en trois volets où Elisabeth se met à considérer sa vie. On la voit petite fille dans Anna Bolena, sorte de fantôme qui traverse le drame terrible vécu par sa mère, ici, le regard de la reine se porte sur cet épisode qui l’oppose à Maria Stuarda. Un bureau extérieur au dispositif scénique montre comment Elisabetta est à la fois dans l’histoire et en dehors, la scène devenant en quelque sorte à la fois réelle et mentale, grâce aux changements fréquents, à l’intervention d’une nature presque idéale, et aux éclairages très réussis de Ulrik Gad. Au-delà de la mise en scène, il est clair que le spectacle dans sa fluidité se laisse très agréablement voir.

Elisabetta comme image fantasmée ?

En se concentrant au premier chef sur Elisabetta, Mariame Clément cherche à donner un peu de nerf et de peps à une dramaturgie à l’action relativement faible. Elle travaille à une Elisabetta non traditionnelle, ouvrant dans la première image sur une scène que je trouve un peu ambigüe : on a l'impression au premier regard de lla reine âgée qui se souvient de la mort de Maria, mais en réalité il s'agit de la dernière image de l'opéra précédent, Anna Bolena, où la petite fille vêtue de la grande robe corsetée cylindrique dans laquelle Elisabeth est souvent représentée, contemple la fin de sa mère… Souvenirs… Souvenirs… C'est d'autant plus ambigu que le décor de la scène finale de Maria Stuarda n'est pas  fondamentalement différent… Le temps passe, rythmé par les billots..
Le personnage dans l’opéra va évoluer essentiellement dans un costume masculin avec une allure juvénile (ce qui on l’a vu n’est pas la vérité historique).
Un des éléments ddu drame de Schiller est justement l’isolement d’Elisabeth dans un monde exclusivement masculin, et Mariame Clément reprend cette idée en prêtant à Elisabeth ce choix vestimentaire, qui illustre un « pouvoir masculin » qu’elle épouse, sans doute aussi particulièrement marquée par sojn père. Comme elle le déclare dans le programme de salle « La femme est un homme de pouvoir comme les autres ».
En même temps l’usage de ce costume lui permet de de marquer la différence avec Marie Stuart, qui quant à elle, est présentée dans la scène où elle apparaît pour la première fois, en robe rose, allongée dans la nature sous les arbres, comme hors de tout pouvoir, vivant et respirant son identité féminine. D’autant qu’elle porte son fils (le futur successeur d’Elisabeth, dans l’histoire) en drapeau, elle est femme et elle est mère, tout ce qu’Elisabetta n’est pas.
Mais le portrait d’Elisabetta va un peu plus loin, elle en fait une femme de désir (elle dont tout le programme iconographique consistait à glorifier la femme libérée des désirs, la vierge au service de son peuple). Elle montre en Elisabetta un corps traversé de désirs impérieux, d’où la scène avec Leicester qui a fait frémir quelques spectateurs et critiques à cause de gestes plus que lestes et plutôt précis (cela choque dans Donizetti, mais Mariame Clément aurait-elle autant choqué avec le même geste dans une œuvre plus récente comme Lady Macbeth de Mzensk ou même Lulu… Tout est une question de contexte et d’horizon d’attente. Après tout Elisabeth avait sans doute le droit d’avoir des désirs impérieux : elle ne fut « la femme sans homme » que dans l’image d’Épinal. Ici elle est une Elisabetta à la sauce Christine de Suède, et pourquoi pas ?
Pour marquer le contraste, le traitement de Marie Stuart est donc forcément plus éthéré
D’abord dans l’imagerie habituelle on la pense entre les quatre murs d’une forteresse, elle est ici au milieu d’une nature trop jolie pour être vraie (sans doute une projection jalouse d’Elisabetta), en harmonie avec les éléments naturels, l’herbe et les arbres, éléments qu’on retrouve dans l’univers d’Elisabetta en tapisserie, une nature encore moins « naturelle » représentée à deux dimensions, et son personnage vêtu en homme montre une volonté de s’afficher dans en contradiction avec son genre d’origine, nécessité politique qu’on sanctionne par une photo, à diffuser dans le bon peuple. Elisabetta entre les murs de Westminster et dans son costume d’homme en apparaîtrait presque plus contrainte que Marie Stuart.

La Maria Stuarda sanctifiée va monter au Ciel (Stéphanie d'Oustrac)

Mais Mariame Clément laisse percer sous cette image de Marie Stuart non un personnage directement perceptible au premier degré, mais travaillé par le souci de construire son image pour la postérité, comme le dit son motto, brandi par la foule de ses suivants au moment de sa mort : «  En ma fin est mon commencement » (qui vient aussi de Guillaume de Machaut) qui pourrait signifier ici que la mort de la reine d’Ecosse est en réalité la naissance de sa légende, de Schiller à Stefan Zweig. Il s’agit donc de construire la légende, d’une reine pure et naturelle, d’une mère aimante, et surtout inoffensive, une sainte, une nouvelle Vierge Marie en quelque sorte dont elle porte le prénom.
Mariame Clément s’intéresse à la question de l’image pour la postérité, parce qu’elle est la cause de la composition de l’opéra et de sa fortune.
On raconte ainsi une histoire et une méta-histoire, allant jusqu’à caricaturer l’opposition entre les deux femmes.
C’est particulièrement sensible dans le deuxième acte, comme on l’a dit plus méditatif, où d’un côté Elisabetta se renferme dans son insécurité et ses doutes, et de l’autre, Maria sachant que tout est perdu pour ce monde, construit l’image qui devra être celle de sa postérité, du monde d’après. Qui manœuvre qui ?

Elisabetta médite au début du deuxième acte et doute devant la décision à prendre. Dans l’opéra, c’est William Cecil qui intervient. William Cecil, le conseiller, le premier cercle de confiance d’une reine isolée, qui conduisit la politique anglaise et finit par convaincre la souveraine de condamner Marie Stuart. Mariame Clément choisit dans sa grande scène avec Elisabetta de lui donner les traits du fantôme d’Henry VIII, comme si Elisabetta à travers Cecil, le plus fidèle des proches, entendait son père en transparence. En même temps elle donnait dans son intimité un signe de faiblesse et d’insécurité.  L’apparition d’Henry VIII, entre fantôme et statue du commandeur avec cette légère distance ironique (le costume est ridicule), n'est pas forcément si claire d’ailleurs, même si l’idée peut se défendre dans une mise en scène qui veut montrer des lignes  de force et souligner des signes plutôt que des détails de l’histoire ou des petits faits vrais.

À l’inverse, toute la partie finale dédiée à Marie Stuart est une mise en scène dans la mise en scène, comme un tableau pour la postérité, avec une Marie qui meurt comme une sainte au centre d’un dispositif où ses fidèles (osons le sens religieux) la regardent s’abstraire et se préparer à l’ascension céleste. Robe blanche, bras écartés comme attendant les signes d’en haut, tout est mis en place et discrètement Talbot (au rôle pas si clair) fait venir des cameramen qui filment la scène, non pour les « actualités » mais pour l’immortalité, comme un peintre David devant le sacre de Napoléon.

Mariame Clément joue de ces anachronismes parce qui l’intéresse ce sont les mécanismes du livret et ce qu’il nous dit d’une situation, comme la photo dans la première scène.. Ily aurait eu sans doute d’autres moyens de rendre l’idée, mais l’anachronisme est signe théâtral, tout comme une voiture sur scène ou tout autre objet qui semble en décalage, et surtout c’est un topos dans la mise en scène d’aujourd’hui  quand elle défend un propos et qu’elle ne reste pas simplement illustrative.
La mise en scène réserve un sort moins attentif aux hommes, au moins les rôles de Cecil réduit aux utilités puisque dans sa plus grande scène il apparaît sous les traits d’Henry VIII, et de Talbot, dont nous avons dit qu’il est ici un go between  plutôt gentil essayant d’arranger les choses dans un monde où elles ne s’arrangent jamais.
Roberto Leicester est des trois hommes qui comptent celui qui est le plus dessiné par la mise en scène, en personnage un peu balloté… déjà son histoire en dit long, il était amoureux de Marie Stuart, et il est maintenant le favori d’Elisabetta, qui dans cette mise en scène l’a quasiment dans la peau, presque réduit à un statut d’objet sexuel. Pas très à l’aise le bonhomme, pris entre ses désirs, ses souvenirs, ses contradictions, sa veulerie et sa carrière… Alors Mariame Clément le fait boire plus que de raison, il a toujours dans sa poche une petite bouteille de remontant dont il use abondamment. Elle en fait un personnage sans colonne vertébrale, le « gigolo » (le mot est de Mariame Clément) de la reine qui voudrait quand même remonter dans sa propre estime, alors il entreprend de vouloir sauver l’autre reine (on ne s’y fierait pas…).
On voit ici que le librettiste a repris là quelque chose du rôle de Mortimer dans la tragédie de Schiller, mais Mortimer est un vrai héros romantique, qui se suicide pour l’amour de Marie, Leicester est un pauvre type, y compris chez Schiller.

Il y a dans ce travail des idées qui auraient peut-être pu être mieux réalisées avec un travail sur les mouvements et les personnages moins caricatural et moins simpliste, moins rapide peut-être dans ce recours à des solutions un peu éculées (caméras, téléphone sur le bureau), il y a incontestablement une ambiance un peu irréelle de roman du XIXe, médiatisée par un regard contemporain. L’idée du bureau extérieur pouvait être le fil rouge d’une Elisabetta qui aurait alors été le Pimen (le moine chroniqueur de Boris Godunov) de sa propre vie, et le jeu de miroir aurait alors été peut-être plus rigoureux.  On aurait une sorte de remake de Confessions ou d’Allée de la Reine comme Françoise Chandernagor a fait pour Madame de Maintenon dans son roman L'Allée du Roi ou tout ce qu’on aurait vu aurait été médiatisé par le souvenir d’Elisabetta et sa volonté de réarranger l’histoire à son profit. Sans doute le travail propose-t-il quelque chose de ce projet, mais jamais jusqu’à son terme  Alors les idées semblent tomber à plat, et on se laisse porter par les couleurs et l’ambiance,  comme si la mise en scène n’osait pas s’affirmer en tant que telle et rester en deçà, dans un entre-deux entre une sorte de tradition un peu poussiéreuse et un évident regard moderne. L’idée que Maria Stuarda mette en scène sa propre fin pour la postérité n’est pas mauvaise, elle aurait gagné en puissance si cette idée était vue comme un fantasme ou un cauchemar d’Elisabetta du type « elle est plus grande morte que vivante » .

C’est dommage, parce que dans l’ensemble, il y a dans cette production plus de profondeur que dans celle d’Anna Bolena la saison dernière, mais aussi de singulières platitudes, comme cette chorégraphie de bal de cour, pas très bien faite et trop longue, où les personnages échangent entre deux pas de deux ou de trois (chorégraphie Mathieu Guilhaumon) ou comme un chœur désespérément disposé en oratorio (c’est bien pour le chef, mais pas trop pour le théâtre), certes pour fixer une image ou un souvenir, mais un peu passe-partout, et je passe (ou plutôt je ne passe pas) sur l’éternelle bestiole pendue par les piattes qui est signe de la chasse dans les opéras depuis les siècles des siècles.
Si les bonnes idées de la production n’arrivent pas à être vraiment mises en valeur dans leur réalisation, au moins il y a quelques idées.
Il n’y en a pas ou peu dans la direction musicale d’Andrea Sanguineti, à mon avis l »élément le plus faible de l’ensemble de la soirée.
On a vécu pendant des années avec des chefs valeureux mais qui souvent accompagnaient les voix, en faisant de l’orchestre un écrin suffisamment confortable pour que les choses fonctionnent. Mais le chef à quelques exceptions près n’était pas l’enjeu de ce type de soirée dans la mesure où il y a quelques dizaines d’années, quelques divas se partageaient les grandes scènes et les disques créaient les légendes. Je pense à Callas bien sûr, mais aussi Caballé, Sutherland, Horne, Sills, et plus récemment Baltsa, Anderson (qui fut Norma à Genève, lecteurs genevois, vous en souvient-il ?), Di Donato (qui fut  Elisabetta à Genève en 2005, lecteurs genevois, vous en souvient-il ?) Gasdia ou la grande Devia voire Netrebko et Garança. Il y a des chefs qui ont honorablement écumé les fosses, sachant paerfaitement faire le job d’accompagner ces voix-là..
Aujourd’hui, la tendance au HIP (historical informed performance) venue du baroque a permis de redécouvrir ce répertoire avec des instruments d’époque et surtout un diapason plus bas que le diapason d’aujourd’hui, permettant aux chanteurs d’aborder ce répertoire avec plus de sécurité et sans danger de tendre la voix à l’extrême. Ainsi une Bartoli put-elle chanter Norma dans la magnifique production Caurier/Leiser avec en fosse Giovanni Antonini. C’est une approche gloable, qui n’est plus focalisée sur la Diva, mais sur un ensemble de données qui rendent le spectacle global et non un concerto pour gosier d’or et continuo.
C’est je crois l’idée qu’avait Aviel Cahn en appelant pour les trois opéras de la trilogie Stefano Montanari qui vient du baroque et l’un des meilleurs chefs lyriques italiens aujourd’hui.
Hélas, celui-ci a dû renoncer et c’est Andrea Sanguineti, futur GMD à Essen en Allemagne, et l’un des jeunes chefs italiens dont on commence à parler qui le remplace, sans avoir sur ce répertoire la maîtrise et les idées nécessaires et donc pas le style qu’on pourrait attendre.
Il en résulte une lecture plate, sans nerfs, techniquement pas toujours au point avec des décalages nombreux, une maîtrise des ensembles approximative, et une interprétation qui au mieux ne tient aucun compte des lectures récentes de ce répertoire. il en résulte des étrangetés sonores, un manque de fusion des instruments, et à l’inverse des moments où les instruments solistes (les bois par exemple) semblent se promener en apesanteur sans qu’on arrive à déterminer une vraie ligne. Là où l’on attendrait vivacité et surtout un peu de chair, nous ne trouvons que fadeur et qu’indifférence, avec pour corollaire une absence totale de couleur alors qu’il faut un échange de couleurs entre le plateau et la fosse, surtout dans ce répertoire ou chacun doit s’écouter, peut-être encore plus que dans des répertoires qu’on croit plus exigeants comme Wagner ou Verdi.

Il en résulte un sentiment de vide, de creux, et un ensemble musical sans aucun intérêt qui soutient d’ailleurs mal les voix quand elles sont en difficulté.

On a déjà l’an dernier souligné la gageure qui consistait à distribuer la trilogie Tudor à la même équipe vocale, et on touche cette année de manière encore plus sensible le problème, car les deux rôles féminins sont d’une très grande exigence vocale et stylistique, où chacun est particulièrement exposé.

Le chant exige une maîtrise technique dans tous les répertoires, mais les voix dans le répertoire italien et notamment dans le répertoire belcantiste sont particulièrement exposées, bien plus que chez Wagner par exemple où la fusion voix orchestre permet même à des voix moyennes de passer.
Ce n’est pas le cas dans le répertoire italien, et c’est suicidaire dans le bel canto. Le Bel canto exige un style qui s’est rodé au baroque, à Mozart, à Cherubini, à Rossini dont il est le point d’aboutissement. Ce répertoire exige une précision vocale peu commune, qui vient par exemple pour les concertati (les ensembles de fin d’acte par exemple), de Rossini, on entend aussi dans Maria Stuarda particulièrement ce que Verdi puisera pour ses premiers opéras Il y a chez Donizetti une manière d »orchestrer qui vient de Rossini mais aussi de Cherubini et qui va donner naissance à une nouvelle importance du son orchestral dans les décennies suivantes. C’est aussi une manière d’entendre les rythmes, la palpitation, la respiration. le chœur du Grand Théâtre, dirigé par Alan Woodbridge, répond avec sa qualité habituelle aux sollicitations, d’autant que la mise en scène ne lui demande pas grand-chose.

Maria Stuarda (Stéphanie d'Oustrac) vers son destin

Dans l’équipe vocale réunie, pour la majorité une prise de rôle (à l’exception du Talbot de Nicola Ulivieri) on constate une grande homogénéité et une bonne qualité d’ensemble.
On relèvera donc une fois de plus Ena Pongrac membre du « jeune ensemble » et déjà remarquée par sa flatteuse interprétation de Varvara dans Katja Kabanova, qui chante ici avec une belle présence la nourrice Anna Kennedy.
Le Cecil de Simone del Savio n’est pas valorisé par la mise en scène, nous l’avons déjà remarqué, mais son intervention au deuxième acte dans le costume d’Henry VIII est puissante, avec un beau phrasé et un volume flatteur .
Il en va de même pour Nicola Ulivieri dans Talbot, la basse depuis plus de deux décennies dans la carrière, a toujours ce timbre chaud, la projection satisfaisante, la voix bien contrôlée pour une prestation maîtrisée et  un peu mise à l’ombre par une mise en scène qui s’interesse essentiellement au ténor, parmi les rôles masculins.
C’est une prise de rôle pour Edgardo Rocha, dont nous connaissons les interprétations rossiniennes, le timbre clair, la belle diction, le phrasé bien contrôlé et la précision. Comme dans Rossini, la mécanique vocale est au point, sans faute technique, mais l’interprétation manque de couleur, d’expressivité et reste un peu monocorde. Alors que la mise en scène lui permet des moments où le personnage apparait troublé ou déséquilibré, la voix reste imperturbablement la même, avec un joli timbre mais sans véritable incarnation. Et du coup, il apparaît indifférent. C’est dommage, parce que le rôle est riche et pourrait permettre un véritable travail d’approfondissement . Il reste à la surface, élégant mais sans chair.
Avec Elsa Dreisig, nous sommes à un tout autre niveau. Autant j’avais émis des doutes sur sa Bolena de 2021, autant elle montre ici une présence scénique et une conviction exemplaires . Je continue à penser que du point de vue strictement stylistique nous n’y sommes pas, notamment dans sa manière de darder des aigus au demeurant puissants et triomphants, mais la diction est plus maîtrisée, le phrasé mieux contrôlé et surtout le personnage voulu par la mise en scène vraiment incarné avec une vraie présence indispensable dans le rôle et dans ce répertoire. Comme je n’ai pas toujours été convaincu par ses dernières prestations, je peux affirmer ici qu’elle est sur le plateau de loin la plus engagée, qui embrasse la mise en scène avec gourmandise : c’est une personnalité forte, audacieuse et qui ne triche pas, et ici cela sert vraiment.
Du style, Stéphanie d’Oustrac en déborde, elle qui est rompue aux opéras baroques mais à l’inverse de sa Seymour en 2021, elle n’arrive pas à convaincre en Maria Stuarda, pour des raisons plus techniques  qu’interprétatives d’ailleurs. Son sommet ? le duo avec Elisabetta où elle lui lance « vile bastarda » avec une morgue et une énergie noire absolument convaincantes (un moment qui faisait exploser les publics d’enthousiasme et de tension dans les années 1960): ici nous sommes au bord du frisson.
Mais le rôle a hélas d’autres exigences. D’Oustrac sait ce que tragédie veut dire, elle sait être une vraie personnalité incontestable en scène. Mais le rôle est terrible et elle n’y arrive pas, notamment dans tout le deuxième acte (mais pas seulement). Elle n’arrive pas à tenir certains aigus, souvent problématiques par tenue de souffle et surtout problèmes de justesse, et dans la très longue scène finale et cette merveilleuse prière qui exige tant de contrôle et de variations sur la couleur vocale, elle est visiblement à la peine, ne tenant jamais la longueur de souffle, avec des aigus difficiles, et les conséquences sur l’intonation, le phrasé et la diction. Son jeu n’est pas en cause, mais la voix est trop grave pour une Stuarda, sans entrer dans la discussion stérile de savoir si elle aurait mieux réussi en Elisabetta (mais alors Dreisig eût elle été une vraie Stuarda ? ) .
Le rôle repose sur deux pieds, d’une part la scène avec Elisabetta du premier acte, où en une seconde, elle est vraiment convaincante, et la scène finale, dont elle n'arrive pas à se sortir, qui du même coup devient un peu ennuyeuse et longue, car la mise en scène très statique finit par mettre en relief l’absence de conviction vocale. Nous y laissons des regrets parce que nous aimons beaucoup cette artiste qui a relevé le défi de chanter avec ses moyens un rôle qui en exige d’autres.

Pour la postérité…

Que dire ? Nous gardons toujours nos doutes sur les prérequis de l’entreprise et les choix vocaux, mais malgré les problèmes irrésolus, le chef peu convaincant, et une mise en scène à idées peut-être quelquefois mal traduites visuellement, la production ne gâche pas le plaisir d’entendre une des plus belles œuvres de Donizetti, pas si fréquente sur les scènes : laissez-vous aller à ce plaisir-là, modestement, sans placer trop haut vos rêves et vos exigences. Et vous ne passerez pas un mauvais moment.

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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