Leonard Bernstein (1918–1990)
Candide (1956)
Opéra en deux actes
Livret de Richard Wilbur, John La Touche, Dorothy Parker, Lillian Hellman, Stephen Sondheim et Leonard Bernstein
Création  au Martin Beck Theatre de Broadway le 1er décembre 1956 d'après le conte philosophique Candide ou l'optimisme de Voltaire (1759)

Direction musicale : Wayne Marshall
Mise en scène : Daniel Fish
Décors : Andrew Lieberman, Perrine Villemur
Costumes : Terese Wadden
Lumières : Eric Wurtz
Chorégraphie : Annie‑B Parson
Collaboration à la chorégraphie : Catherine Galasso
Chef des Chœurs : Benedict Kearns

Candide : Paul Appleby
Cunégonde : Sharleen Joynt
Pangloss : Derek Welton
La Vieille Dame : Tichina Vaughn
L
e Gouverneur, Vanderdendur, Ragotski : Peter Hoare
Maximilien : Sean Michael Plum
P
aquette : Thandiswa Mpongwan
Charles Edward, 1er Inquisiteur/Juge, Crook, Alchimiste, Señor 1 : Robert Lewis
Martin, 2e Inquisiteur/Juge, Le Capitaine, Herman Augustus, Junkman : Pawel Trojak
Tsar Ivan, 3ème Inquisiteur/Juge, Croupier, Señor 2 : Pete Thanapat
Le Sultan Ahmet : Tigran Guiragosyan
Un Montreur d'ours/Stanislas : Antoine Saint Espès
Un Docteur : Paolo Stupenengo
U
n Marchand de cosmétiques : Didier Roussel

Quatuor : Marie-Eve Gouin, Sylvie Malardenti, Didier Roussel, Charles Saillofest
Trio : Marie-Eve Gouin, Sylvie Malardenti, Didier Roussel

Narrateur : Paul Lazar
Solistes du Lyon Opéra Studio

Orchestre et Chœurs de l'Opéra de Lyon

 

Lyon, Opéra, vendredi 16 décembre 2022 à 20h

L'Opéra National de Lyon termine l'année avec le Candide de Leonard Bernstein mis en scène par Daniel Fish. En refusant d'accorder à l'œuvre la légèreté d'une comédie de Broadway et dans le même temps, la distance et l'ironie qui sied au conte philosophique de Voltaire, la scénographie reste au milieu du gué – prisonnière d'une lecture conceptuelle qui vide l'opéra de sa substance et impose au regard une scène débarrassée de tout élément de décor. La frustration est d'autant plus grande que le plateau présente de belles individualités, à commencer par Paul Appleby particulièrement en forme dans le rôle-titre et Sharleen Joynt pétillante Cunégonde. L'orchestre et le Chœur de l'Opéra bénéficient de la direction attentionnée et légère de Wayne Marshall qui tente avec brio de faire oublier la vacuité de la scène. 

Paul Appleby (Candide), Sharleen Joynt (Cunégonde), Tichina Vaughn (La Vieille Dame)

C'est la dramaturge et scénariste Lillian Hellman qui souffla à Leonard Bernstein l'idée de faire de Candide un livret d'opéra. Fortement engagée dans les combats sociaux et syndicaux de l'Amérique des années 1930, elle s'engagea contre la censure morale que le code Hays faisait peser sur le cinéma et fut plus tard victime du maccarthysme. En faisant du conte philosophique de Voltaire une comic operetta, Leonard Bernstein choisit de donner à la dénonciation du fanatisme religieux et des injustices une couleur festive avec le Martin Beck Theatre de Broadway pour écrin. En combinant esprit des Lumières et glittering new-yorkais, le projet de Bernstein donne à la philosophie de Voltaire le langage expressif de la comédie musicale. D'où le sentiment contradictoire d'être confronté à un objet musical non identifié, construit autour d'une forme extrêmement accessible, avec des "tubes" qui pénètrent l'oreille et l'esprit, tandis que le message philosophique se dissimule derrière le trompe‑l'œil de l'ironie.

Dans un entretien de présentation, le metteur en scène Daniel Fish pointe cette contradiction entre une œuvre qu'on croit connaître et dont le sens véritable pourtant nous échappe. Que penser en effet de cette insistance tragi-comique du réel qui impose à Candide et ses compagnons la démonstration cruelle d'un monde qui est loin du "meilleur des mondes" que leur assène le philosophe Pangloss ? Fish choisit comme angle de lecture ce point obscur qui montre Candide s'obstinant à suivre la leçon de son précepteur. Se faisant, il prend au premier degré l'ironie et la portée du message philosophique de Voltaire en faisant fi de l'importance de la fiction dans la démonstration. La catégorie "conte philosophique" sous-entend cette nécessaire distance entre analyse et forme narrative – distance qui semble échapper complètement à Daniel Fish dont le travail scénographique réduit le livret à une sorte de tristesse désabusée dont l'épure sert de morale anguleuse et postmoderne. Le décalage est d'autant plus grand qu'il ne s'appuie pas vraiment sur des similitudes entre notre époque et ce XVIIIe siècle où Candide s'inscrivait dans ce débat autour du fatalisme défendu par Leibnitz (caricaturé en Pangloss). La confiance en l'homme et cette invitation à "cultiver son jardin" répondait chez Voltaire à l'optimisme béat de Leibnitz et sa croyance en une "harmonie préétablie". L'extravagance invraisemblable des malheurs qui s'accumulent sur le héros n'a pour seul but que de dénoncer la thèse du meilleur des mondes possibles.

Pawel Trojak (Martin), Paul Appleby (Candide)

En annonçant dès la note d'intention que le spectateur ne verra pas "de représentation littérale" des différents épisodes du conte, Daniel Fish sape un principe essentiel de la démonstration philosophique, à savoir la multiplicité des lieux et des péripéties qui font des aventures de Candide un véritable roman d'éducation avant l'heure. Visuellement, le résultat se borne à un plateau vidé de tout décor, avec l'idée de rendre au plus près un théâtre chanté comme arme de dénonciation des injustices. Le travail de scénographie joue sur des séries de gestes et symboles à interpréter en surface, comme une fine couche sémantique qui affleure au regard. Souvent trop discrets quand ils ne sont pas carrément imperceptibles, ces éléments sont régulièrement brassés par ce qu'il est bien convenu d'appeler une chorégraphie signée Annie‑B Parson. Celle-ci a imaginé une grammaire de gestes en forme de réseau construit tel un bruit de fond qui parcourt l'œuvre d'un bout à l'autre de la soirée. Impossible ici de ne pas évoquer la pensée rhizomique développée par Deleuze-Guattari dans cette approche où la finesse de perception finit par percevoir dans un amalgame de lignes, des formes signifiantes.

Ce Candide (en définitive si peu candide) de Daniel Fish est un spectacle hautement ambitieux qui invite le spectateur à re-composer le sens et la lecture de l'œuvre qu'il regarde, dans une approche similaire à l'analyse d'un tableau ou d'un objet plastique. Théâtralement, le spectacle dégage une énergie à bas bruit, une énergie "négative" qui joue sur de micro-événements dont la répétition seule permettra (ou pas) au regard de capter le sens sur la durée. Ici, une ondulation des hanches, une rotation de poignet ou bien cette petite danse subtile qui passe d'un corps à l'autre comme une onde qui se propage… Pour parodier Barthes, la forme l'emporte ici sur la figuration.

Le concept l'emporte ici sur une représentation visuelle volontairement trop frustrante, même en sollicitant une solide connaissance (ou du souvenir) du livret, lui-même écho du conte philosophique de Voltaire. L'absence de tout élément purement illustratif contraint à de libres hypothèses pour faire correspondre les tableaux scéniques avec les épisodes de la narration. Ainsi, ce geyser de mousse qui jaillit à intervalles réguliers et dont on imagine qu'il fait écho à la fois à la catastrophe naturelle (le tremblement de terre de Lisbonne) et au symbole sexuel du jaillissement du plaisir. Entre effroi et plaisir, cet élément est à la fois symbole de jouissance et de catastrophe (petite vérole). L'impressionnante bulle translucide qui roule d'un bord à l'autre du plateau pourrait librement s'interpréter en relation avec le geyser (mousse et bulle de savon), ou bien représenter ce globe terrestre que parcourt incessamment Candide… à moins qu'on puisse aussi y voir une allusion au ballon de Charlie Chaplin dans le Dictateur ou bien la bulle menaçante et psychédélique qui empêchait l'acteur Patrick McGoohan (alias John Drake dans la série le Prisonnier) de fuir le "village". Cette sphère finit par se dégonfler lentement telle une baudruche géante, allégorie de la pensée agonisante de Pangloss et d'une fatalité qui rend les armes face à la puissance de la pensée humaine.

Le résultat pèche largement par la multiplicité vagabonde des signes à analyser et revendiqués d'emblée dans l'absolu comme "non signifiants" par la scénographie. Dans ce brouillard se croisent trop d'idées volontairement disparates, allant de la fluidité des genres avec ces costumes qu'on s'échange continûment, à la dénonciation de la fatalité et du fait que rien n'arrive sans qu'il n'y ait à l'origine une cause nécessaire. Les interventions parlées du comédien Paul Lazar ponctuent les scènes par des aphorismes d'un humour décalé, parfois cynique, parfois énigmatique et vaguement inspiré par la façon qu'avait Robert Ashley d'intervenir au micro dans des opéras qui flirtaient déjà dangereusement avec le conceptuel branché des années 1980. Ces citations résonnent ici comme autant de formules conclusives qui commentent l'action passée et annonce la scène suivante. L'idée aurait pu garder un intérêt relatif dans le cadre d'une scénographie qui tienne un peu mieux compte de l'ironie voltairienne. Au lieu de cela, ce métadiscours alourdit encore la mise en scène, au point de créer entre le spectateur et l'action un écran abscons et irritant.

Voulant "orienter l'histoire dans une voie plus ouverte, plus essentielle", Daniel Fish fait disparaître tous les éléments qui auraient pu permettre de suivre les péripéties de Candide, Cunégonde, Pangloss et les autres. Au lieu de quoi – et faute de mieux – on devra se contenter d'une suite de numéros vocaux avec un Orchestre de l'Opéra de Lyon dirigé par Wayne Marshall qui tente par tous les moyens de percer l'ennui. Secouant la torpeur et la vacuité de la scène, le chef américain impose à l'orchestre une tension et une énergie qui peine parfois à trouver le relief et la brillance capable d'emporter l'adhésion, faute d'un atavisme et d'une souplesse naturelle capable de convaincre. L'interprétation reste sagement dans les clous, traversant à gué, là où on attendrait plus libre et plus débridé. Le geste vif ciselle dans la masse une Ouverture pleine de caractère avec une carrure vive et séduisante. D'autre numéros se contentent de décliner les diverses parodies de formes et danses anciennes (tango, valse, jazz, grand air d'opéra romantique) en restant en retrait, comme si l'inertie de la scénographie emportait par le fond toute velléité musicale.

 

Le plateau est lui aussi limité par des options scéniques qui ajoutent à la contrainte de l'absence total de décor, des placements parfois trop éloignés de la fosse, parfois de guingois dans des duos ou des ensembles perturbés par une acoustique rebelle. La résonance naturelle des voix est exposée avec un réalisme assez cru dans les zones où les chanteurs doivent forcer pour projeter correctement leurs phrases. Paul Appleby réussit à faire exister le rôle-titre en imposant un charme et un naturel qui signe la qualité et la netteté d'un phrasé allié à l'expression (it must be so). La Cunégonde de Sharleen Joynt soulève d'enthousiasme dans Glitter and Be Gay, avec des aigus aériens et pulpeux qu'elle met en avant avec une aisance naturelle dans les changements de registres. La prouesse est d'autant plus impressionnante que la voix résonne à nu dans une acoustique d'une matité redoutable qui ne laisse rien passer. Tichina Vaughn campe avec un abattage et un brio remarquables une Vieille Dame dans I Am Easily Assimilated tandis que le Pangloss de Derek Welton reste en deçà du rôle, faute d'un timbre trop sec (The Best of All Possible Worlds). Peter Hoare croque avec gourmandise dans ses trois rôles (Gouverneur, Vanderdendur, Ragotski) avec une expression goguenarde et gourmande malgré un volume restreint. Sean Michael Plumb (Maximilien) impose une ligne puissante et maîtrisée là où Thandiswa Mpongwana peine à faire exister le rôle de Paquette. Parmi les autres seconds rôles se distinguent Pawel Trojak (Martin, 2e Inquisiteur-Juge, Le Capitaine, Herman Augustus, Junkman) et Robert Lewis (Charles Edward, 1er Inquisiteur/Juge, Crook, Alchimiste, Señor 1).

Paul Appleby (Candide), Paul Lazar, Peter Hoare (Gouverneur)
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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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