La musique et l’opéra accompagnent depuis longtemps le travail de la chorégraphe belge Anne Teresa De Keersmaeker qu’elle soit le soutien, la toile de fond sonore de ses pièces, ou la matière originelle de ses spectacles. Bach, Bartok, Beethoven, Reich ou Schönberg ont ainsi ponctué ses créations qu’il s’agisse d’apporter de la danse à la mise en scène comme ce fut le cas avec le diptyque Erwartung/Verklärte Nacht réalisé par Klaus Michael Grüber, vu entre autre au Chatelet en 1995, ou de mettre en scène une œuvre lyrique comme avec Hanjo de Toshio Hosokawa à Aix en 2004. Avant de se voir confier le Cosi fan tutte de Mozart, la chorégraphe avait au préalable abordé le compositeur en 1993 avec un programme d’Airs de concerts interprétés en direct par de grandes cantatrices, qui demeuraient statiques alors qu’autour d’elles dansaient les artistes de la toute jeune Compagnie Rosas. La réussite de cette première approche avait été saluée mais il fallut attendre 2017 pour que la créatrice soit à nouveau invitée sur la scène du Palais Garnier, pour y présenter cette fois son premier opéra de Mozart.
A l’opposé des lectures psychanalysantes ou intellectuelles qui se sont succédées, celle de Anne Teresa De Keersmaeker se veut légère, ludique et transparente. Pas de décor si ce n’est la cage de scène de l’opéra repeinte en blanc, délimitée à cour et à jardin par de grand panneaux vitrés qui constituent les coulisses d’un théâtre, ou plus vraisemblablement d’un « laboratoire des âmes » (Jan Verweysveld également responsable des lumières). Au sol un marquage de cercles concentriques permet aux six personnages, tous doublés par un danseur, d’habiter l’espace et de trouver leurs places sur cet étrange damier animé par un incessant ballet.
Plus chorégraphe que metteur en scène, de Keersmaeker ne cherche pas à raconter l’histoire de Cosi fan tutte, mais plutôt à traiter l’intrigue en sondant moins les âmes que les corps, en cherchant à rendre visible l’intériorité de chaque personnage. Souvent présents à former de larges cercles, tous les protagonistes semblent savoir à l’avance ce qui va advenir, exécutant les mêmes gestes, voir les mêmes mouvements pendant plusieurs scènes, avant que les doubles ne se mettent enfin à danser et donc à exister individuellement. Si les changements d’identités persistent (le départ des amants au 1er acte puis leur retour en turcs, Despina passant de la servante au médecin puis plus tard au notaire) tout cela n’est que pure formalité, les conventions n’étant évoquées que pour mieux être mises à distances. Hommes et femmes s’amusent, se cherchent, s’affrontent, sans notion d’enjeux, le doute, la trahison, la dévastation étant sans cesse balayés. La danse se fait intense surtout dans les grands ensembles (notamment pendant le final du 1 d’une maitrise décoiffante), parfois elle n’est que décorative ou reléguée comme lors du second air de Fiordiligi « Per pieta », où celle-ci se retrouve seule comme pétrifiée face au public et à elle-même. Pour le reste l’ensemble est vif, aéré, piquant, sans lourdeur, la physicalité des danseurs ayant pour conséquence de stimuler les chanteurs qui se prêtent au jeu et se libèrent de leurs enveloppes corporelles : ceci est flagrant chez Guglielmo et Ferrando qui ont fière allure et dégagent un entrain communicatif.
L’orchestre de l’Opéra de Paris mené à vive allure par Pablo Heras-Casado n’est pas sans rappeler l’allégresse impatiente d’un Krips, cette manière de fouetter les tempi tout en sachant prendre la pause pour mieux retenir le flux général étant caractéristique. Dans cette course virevoltante ou le moindre dérapage pourrait être fatal, les détails d’orchestration sont soulignés avec précision, les plans sonores dessinés avec scrupule et la ligne mélodique traversée par une palette expressive sans cesse renouvelée.
Emergeant d’une distribution homogène, Vannina Santoni confirme après une remarquable Contessa des Noces (TCE 2019) son avantageux profil mozartien, son timbre capiteux et son instrument développé lui permettant de soutenir les tensions et de caractériser les passions de ce personnage volcanique. Angela Brower n’a pas une voix inoubliable et a tendance à ne pas toujours maitriser ses aigus, mais son sourire et son abattage conviennent parfaitement à Dorabella, truculente sœur chérie de Fiordiligi. Paulo Szot est un brin engoncé dans son costume XVIIIème, mais sa vocalité est suffisamment accomplie pour apporter à Don Alfonso toutes ses ambiguïtés, Hera Hyesang Park brossant un portrait complet de Despina d’une voix volubile aux accents déterminés. Josh Lovell est tout simplement idéal en Ferrando, qu’il chante avec un naturel, une justesse et une aisance pas si fréquentes de nos jours, physiquement libéré comme son partenaire et complice le baryton Gordon Bintner, remarquable Guglielmo, par le plaisir palpable procuré par cette mise en scène dansée.