D’un côté, Cézanne ou l’esprit de géométrie : l’affaire semble entendue, tant l’Aixois manifesta, dès les années 1870, un métier de la construction dans ces paysages urbains, maçonnés comme à la truelle à Auvers-sur-Oise, ou, à l’autre extrémité de sa carrière, vers 1900, un art du découpage de la toile au gré de formes improbables, comme ce trapèze suspendu en l’air qui surgit dans le coin supérieur droit du Rocher rouge. Du reste, la géométrie cézanienne ne se borne pas au paysage : la nature morte s’y soumet évidemment, avec ses pommes alignées comme autant de cercles tracés comme au compas sur le plateau quasi vertical de ses tables. Jusqu’au portrait, qui n’y échappe pas davantage, non seulement dans les plis parallèles des robes de Madame Cézanne, mais aussi dans la composition même d’un portrait du fils du peintre réalisé vers 1880, où sur un fond uni se détache, à droite, une forme abstraite qui doit néanmoins avoir été celle d’un fauteuil avant de devenir une sorte de bitte d’amarrage dont la courbure répond par son rythme aux rondeurs de la tête de l’enfant.
De l’autre côté, Renoir ou… Mais dans ses nus hippopotamesques, ses bébés au cerveau écrasé, peut-on vraiment discerner l’esprit de finesse ? Devant ces jeunes filles inlassablement déclinées, avec leurs bouches immenses et leurs yeux qui ne brillent guère, tristement vouées à orner plus tard boîtes de chocolats et canevas à broder, c’est plutôt l’esprit de mièvrerie qu’on croit d’abord rencontrer. En persévérant un peu, on trouve néanmoins cette finesse dans le poudroiement de la touche : quand Renoir peint des pêches, ou quand il peint un paysage, il y fait vibrionner mille menues touches juxtaposées, en recourant à des couleurs particulièrement hardies pour tel ravin algérien.
Mais Renoir ne fut pas qu’incarnat et nacré, il ne fut pas que couleur, et le dessin revint en force dans sa période ingresque, et au-delà. N’est-ce pas un certain esprit de géométrie qui, dans son portrait des sœurs Lerolle au piano, le pousse à positionner les deux jeunes filles entre les cadres rectangulaires de deux œuvres de Degas suspendues à droite et à gauche ? Renoir sait se montrer rigoureux dans le découpage de ses compositions, divisées par des bandes verticales judicieusement placées à l’arrière-plan. Quant à Cézanne, s’il préfère pour ses nus la vigueur charpentée à l’opalescence des chairs, il sait respecter dans ses bouquets la gracilité des feuillages et le mousseux des roses.
Chez Renoir, qui vécut quinze ans de plus que Cézanne, l’usure du corps n’explique peut-être pas tout. Sans doute ne faut-il pas mettre sur le seul compte de l’arthrite le bras pachydermiques et la bouche gonflée de telle Femme accoudée des années 1910, le flou du trait ou le rougeoiement des couleurs des dernières années. Mais toutes ces caractéristiques, ainsi que l’épaississement des nus où les bourrelets se superposent, c’est précisément ce que les modernes retinrent de Renoir. Car si l’influence de Cézanne sur les cubistes est bien connue – l’exposition la rappelle admirablement, en juxtaposant en fin de parcours des Pommes et biscuits de l’Aixois et une Grande Nature morte peinte par Picasso en 1917 –, le même Picasso sur faire son miel des déformations expressives imposées par Renoir à ses modèles féminins : le Grand Nu à la draperie de 1923, par-delà sa monumentalité, rejoint les baigneuses de Renoir. A ce sujet, on lira avec profit, dans le catalogue, l’article de Claire Bernardi, « Postérités de Renoir : un classique dans l’atelier des modernes ? », qui emprunte notamment aux collections de la Fondation Barnes plusieurs œuvres dont l’influence sur Picasso ou Matisse paraît incontestable.
La collection de l’Orangerie, complétée ici et là par quelques prêts de l’institution partenaire, le Musée d’Orsay, suffit néanmoins à montrer de manière significative, et grâce à plusieurs chefs‑d’œuvre, tout l’intérêt que les deux impressionnistes ont pu présenter pour les modernes. Avec ses cernes noirs et ses aplats de couleur, le Vase paillé, sucrier et pommes peint par Cézanne dans les années 1890 semble préfigurer le néo-primitivisme de Larionov et Gontcharova. (Les quelques œuvres provenant de la collection de la Fondation Gianadda ont aussi leur rôle à jouer, notamment le bronze de la Grande laveuse accroupie réalisée par Renoir avec la collaboration de Richard Guino en 1917, et l’on regrette que la sanguine Jean Renoir dans les bras de Gabrielle, reproduite dans le catalogue, ne figure finalement pas sur les cimaises, tant elle rappelle certains Picasso des années 1920).
De cette collection « Walter-Guillaume », léguée à la France en 1959 et 1963 et exposée aux côtés des Nymphéas de Monet dans le pavillon de l’Orangerie, la curieuse histoire a fait qu’elle possède quinze Cézanne et vingt-quatre Renoir. Si le noyau initial fut bel et bien constitué par le marchand et collectionneur Paul Guillaume, qui envisageait même de créer un musée d’art moderne dans un bâtiment conçu par Le Corbusier, la physionomie de ce rassemblement d’œuvres fut considérablement modifiée par la veuve, Juliette Lacaze, dite Domenica, remariée à l’architecte Jean Walter (avec laquelle elle formait déjà un ménage à trois du vivant de son mari). Madame Walter veuve Guillaume décida en effet de se séparer des œuvres cubistes de la collection (excepté la Nature morte de Picasso mentionnée plus haut) pour acheter de nombreux Renoir, mais aussi, malgré tout, x Cézanne, dont quelques somptueux paysages et, étrangement, l’autre moitié d’une toile associant fruits et bouquet de fleurs, dont Paul Guillaume avait auparavant acquis la partie gauche). Il a néanmoins fallu emprunter au Musée d’Orsay trois petits tableaux de baigneurs et baigneuses de Cézanne, l’Orangerie ne possédant dans ce domaine que La Barque et les baigneurs, dessus de porte conçu vers 1890 pour le collectionneur Victor Chocquet, également amateur de Renoir.
On pourrait bien sûr rêver d’un rapprochement Cézanne/Renoir plus complet encore que celui permis par la double collection Orangerie-Orsay, car il arriva aux deux peintres de travailler côte à côte sur le même motif (dans le catalogue, l’article de Cécile Girardeau, qui retrace tous les liens d’amitié et de travail entre les deux artistes, reproduit ainsi deux vues du Pigeonnier de Bellevue datant de 1889, celle de Renoir appartenant à la Fondation Barnes, celle de Cézanne au musée de Cleveland). Telle quelle, avec sa soixantaine de numéros au catalogue, cette exposition, la dernière dont il put encore étudier l’accrochage avant sa disparition, n’en constitue pas moins un superbe hommage à Léonard Gianadda, décédé en décembre dernier. (Une exposition « Léonard Gianadda sur les traces de Tintin » rend hommage au fondateur de l’établissement, en rapprochant ses photographies prises à travers le monde et les dessins de Hergé).
Catalogue réunissant des textes de Sylvain Amic, Claire Bernardi, Juliette Degennes, Cécile Girardeau et Alice Marsal. Fondation Pierre Gianadda, 184 pages, 35 CHF.