Christof Loy semble délaisser ses jeux baroques en nous plongeant dans l’atmosphère ascétique de cette communauté du Graal, qui est, comme on le sait, problématique. Large cabane de bois, aux volets tirés sur une nature hostile (c’est l’automne, on aperçoit une branche aux feuilles sèches), des bancs, pas de décoration hormis un crucifix au-dessus de la porte et un mystérieux réduit à rideau dans lequel passent et repassent une petite troupe d’individus, de genre indistinct, sous leur chemise et pantalon écru tenu par des bretelles. On pense à une communauté d’Amish, retirés du monde pour vivre leur foi et occupés à des taches de survivance. On les voit ainsi cultiver des plantes en pot dont ils seraient l’image miroir : une nature contrainte, hors sol. De temps en temps, ils sont pris de frénésie, de gestes un peu désordonnés : on se jette sur un prie-dieu, on se houspille.. On s’ennuie… C’est un semblant de communauté, prise dans des habitudes dont le sens semble avoir été perdu.
Pour tenir la baraque, Gurnemanz, même accoutrement mais en noir avec, en plus, une croix autour du cou et vêtu d’un long manteau (il est vieux…), tient son monde et raconte les fondements de leur « histoire ». Pour se faire, il a à sa disposition un grimoire (à cour) dans lequel tout est consigné et où tout se consigne. Les longs moments de récit sont ainsi surlignés par Loy qui montre l’histoire dans l’histoire. Est-ce déjà un regard critique ? Non, mais cela viendra.
L’autre tenancière de maison (j’ironise en préparant l’acte II), c’est Kundry. Dame en noire, elle est moins la sauvageonne de Wagner que le pendant féminin de Gurnemanz, même si houspillée par la communauté : elle est femme et pourrait représenter la tentation dans cette communauté de purs.
C’est ce que semble nous suggérer le récit de la perte de la lance et l’évocation des créatures de Klingsor. À ce récit infernal, certain(e ?)s membres de la communauté s’échauffent, ouvrent leur chemise et, pour certains, laissent apparaître, ô sacrilège !, leurs seins. On retrouve encore l’idée de la nature contrariée, empêchée.
Autre symptôme de cette mauvaise éducation, thème récurrent du Conte du Graal, le fils préféré mais maudit car pécheur (il a fauté, sans doute sexuellement, c’est ce que semble nous suggérer la sexualité contrainte de la communauté), Anfortas, est littéralement « travesti » en Christ de pacotille. On retrouve le goût de Loy pour les peintures baroques, caravagesques, avec toujours cette volonté de mise en scène démonstrative-clin d’œil à la peinture.
Pour expier, il fallait que la communauté le distingue, le mette à part dans un déguisement de mauvais goût. On peut même se prendre à penser que l’éducation trop rigoriste de Titurel, en a fait, au lieu d’un champion de la foi, un être voué à perdre et à souffrir, et en cela à se rapprocher du Christ mais uniquement dans la douleur et l’expiation.
C’est un Anfortas-Christ grand guignol et Peter Mattei joue sur cette partition-là avec un lyrisme démesuré, nous y reviendrons.
Un personnage hors histoire, une femme vêtue d’un tailleur rose, parfaitement indifférente à l’action, fait irruption à intervalles réguliers sur la scène et va consulter le grimoire. Première ébauche d’un regard critique, à la Brecht.
Comme il se doit, Parsifal déboule comme un chien dans un jeu de quille, perturbant lui aussi l’ordre naturel par le meurtre du cygne, enveloppé dans des linges (accessoire minimal, purement initiatique comme dirait Chailley). Il est le jeune chasseur, tout de noir vêtu. On ne lui demande même pas de briser son arc (Gurnemanz s’en charge). Son costume indique son étrangeté aux membres de la communauté mais pas aux membres éminents (même noir, même « recherche » relative mais tout de même) : il est l’élu (Chailley toujours).
Au moment du changement à vue (le temps devient espace), la communauté s’affaire, déblaye et se prépare à la cérémonie. Le mur-panneau de bois glisse ouvrant au regard l’entièreté de la scène laissant apparaître ce qui pourrait être une église. Loy fait très attention à ses « signes », ici par exemple, un membre de la communauté, tire sur une corde pendant que retentissent les cloches de Montsalvat. Est-ce pour autant une église ? Ce n’est pas sûr. Loy connait son Wagner et son livret… Et l’espace s’est véritablement déplié !
Entorse au livret, Titurel en pasteur tout de noir vêtu (une sorte de soutane), vient prendre place dans la réduit à rideau qui est aussi un confessionnal. Et c’est la posture d’Anfortas assis sur le banc devant la paroi qu’on découvre grillagée.
Loy brouille les pistes, joue avec les codes christiques des continuateurs de Chrétien de Troyes (Robert de Boron et consorts) et transforme le tombeau de Titurel en confessionnal puisqu’il est vrai qu’il est indispensable de confesser ses péchés avant la communion !
Ne nous attardons pas sur Parsifal qui joue son rôle de nice parfait, pendant que tout le monde se jette sur des petits pains en corbeille pendant qu’Anfortas, avec son accessoire de déguisement, le Calice, bien doré et brillant, fait le show de la mort sur la croix.
Titurel, en pater familias rigoriste, quitte le confessionnal non sans passer devant son fils, le poussant et le houspillant. Pas très Mitleid tout ça… mais on sait que la Communauté du Graal n’est pas exempte de taches morales.
Après ce charmant intermède hors temps (et espace…). Tout rebascule et il ne reste plus à Gurnemanz qu’à rudoyer le knabe (l’influence Titurel…). Et pourtant l’espoir… Des voix angéliques… Et la dame en rose (sans référence à Rouletabille) repasse. Suspense…
L’acte II de ce Parsifal version Loy est construit en totale opposition. Au monde de la foi et du recueillement s’oppose le monde des mirages. Ici Klingsor est donc en magicien de foire, illusionniste de théâtre, montreurs de monstres et… de femmes à poil. Plus de cabane mais une scène avec des fleurs en carton-pâte. Un décor de spectacle qui ne se cache pas, séduisant mais bas, et qui sera encore plus facilement mis à bas (comme indiqué dans le livret). Au cœur de son spectacle, ses créatures, les fameuses danseuses entretenues du XIXe qui tournent sur leur pointes comme dans une boîte à musique (Loy toujours Brechtien). On apprécie au passage l’engagement des chanteuses de la troupe qui n’hésitent pas à chausser leur pointes, tourner et même marcher avec. Belle performance !
Au milieu de ce petit (demi-)monde, Kundry, en mère maquerelle. On constate à quel point Loy joue sur les oppositions plutôt que sur les sens cachés. Bien sûr, on peut supposer que la mère maquerelle est bigote et/ou a du remords mais si la question peut se poser, la mise en scène ne tranche pas, laissant le spectateur libre sur les supposées motivations des apparitions de Kundry des deux côtés du monde. Il joue sur des oppositions d’atmosphère, de couleurs, de décor (on voit des boiseries, des moulures, des dorures : le théâtre, l’apparat, le spectacle, la jouissance des yeux).
Parsifal ne se fera pas étouffer par les joyeuses filles fleurs danseuses, donc légères, mais éprouvera auprès des parfums plus capiteux de la femme expérimentée (voire maternelle-incestueuse…) la fameuse com-passion, nécessaire à son changement d’état (voire cette étape initiatique).
Alors qu’apparaît de nouveau Klingsor, portant la fameuse lance, deux anges gardiens corpulents en centurions à plumes, typiques des scènes de genre religieuses baroques, apparaissent et, par des signes de bénédiction au ralenti (ils sont hors temps et espace, intercesseurs divins auprès de l’humanité souffrante, tels des Bodhisattvas), interceptent la lance qui devait frapper Parsifal.
« par ce signe etc. », Loy n’en fait faire aucun à Parsifal, hormis la main levée (désamorçant le signe « de la croix » attendu). L’Élu récupère la lance et fait tomber le décor du monde spectaculaire de Klingsor.
Next level : acte III… et retour à la situation initiale.
Le temps a passé au sein de la Communauté du Graal, au moins quelques saisons (c’est l’hiver : on voit de la neige par la fenêtre) mais plus raisonnablement des années. Gurnemanz et Kundry sont plus chenus et les membres de la communauté, encore plus sales gosses : mains dans les poches, visiblement désœuvrés (les pots sont presque vides) et presque mauvais (si tant qu’on puisse considérer qu’ils étaient « bons » au premier acte). La main de fer éducative a fondu faisant de ces membres des dégénérés. Bref dans tous les cas, cette communauté n’a pas le guide requis.
Toujours dans le symbole, la seule plante poussant dans un pot est un arbre miniature, une sorte de pommier bonsaï. On se demande quels fruits ils peuvent encore espérer récolter…
Parsifal débarque une nouvelle fois, recouvert d’une armure grossière (on pense à celles que l’on voit dans les tableaux de Bosch) et portant la lance dont la pointe est emmaillotée. On l’invite à se désarmer (c’est le vendredi saint…) et certains membres, véritablement imbéciles, se vêtissent des différentes parties de son costume. Déguisement toujours mais c’est aussi pour montrer à quel point les membres s’approprient, sans réflexion, tout élément qui vient peupler leur monde. Autrefois prie-dieu, à présent armure…
Tous ces éléments-signes viennent se mélanger comme ils se mélangent et se restructurent dans les récits du Graal.
Kundry et Gurnemanz s’occupent de leur protégé ainsi que de la tenue de leur livre de vie et dans leur enthousiasme arrivent même à se prendre dans les bras. Là encore, pas de signe clair dans la mise en scène mais une hypothèse semble être que ces deux-là, guides effectifs de la communauté s’aiment, et n’ont peut-être pas formé le couple que la nature (leur nature ?) attendait. Toujours ce signe de la gaste terre, ce territoire arthurien maudit, stérile…
C’est l’heure de la double célébration : l’enterrement de Titurel et l’ultime célébration du Graal qu’a promise Anfortas. Anfortas toujours sanguinolent (baroque, baroque…) s’affale sur le prie-Dieu pendant que les deux cortèges s’affrontent (unis pourtant dans la même colère). Dans un élan d’amour filial et d’agitation, Anfortas brise l’urne funéraire en s’écriant « Mein Vatter ! » sous les rires d’une partie du public car si on est dans un tableau vivant, une passion renouvelée, on est aussi dans le grand guignol avec ce bon fils à son père qui en a trop fait. Il y a du sacrilège aussi là-dedans, et une vengeance freudienne inassumable par le pauvre Anfortas, laissé sur le bord de la vie (nous y reviendrons : c’est l’image finale). Reste à Parsifal à accomplir l’acte de rédemption ultime et à guérir Anfortas de sa blessure par la lance.
Miracle après le miracle ou plutôt retour à la magie du récit, le décor de la cabane glisse à nouveau pour nous découvrir une salle de bibliothèque contemporaine, qui nous évoque, notamment par son puits de lumière central et ses tables de lectures, la Bibliothèque de Stockholm, dessinée par l’architecte Gunnar Asplund en 1928.
Tout est récit, tout est recherche, tout est interprétation. Et on retrouve la dame en rose (bibliothécaire ? chercheuse ?) affairée et qui va récupérer le manuscrit pour l’intégrer dans la collection.
Reste à quitter les protagonistes. On croit voir Gurnemanz et Kundry se prendre par la main avant de sortir à cour. Reste Anfortas, rêveur, fatigué sans doute d’avoir tant enduré, assis devant un banc, regard vers le public, dos à la bibliothèque, à l’histoire, au monde sans doute aussi.
Ultime miracle, magie du récit, et retour aux signes polyphoniques, la colombe n’apparait pas mais un tableau représentant la crucifixion (et dont sont tirés les personnages d’anges de l’acte II) s’illumine, attirant l’attention des lecteurs/visiteurs de la bibliothèque. Alors que le silence se fait, maintenu au max par Gilbert, le bruit des pas des lecteurs/visiteurs de la bibliothèque se fait entendre. Retour au monde par les bruit de fond du monde qui s’ajoutent à la lecture.
C’est sur la magie de la lecture (des lectures) que s’achève ce Parsifal, assez joueur sur les signes et les interprétations qu’on peut en faire.
Bonus : Une possibilité de lecture sous le prisme scandinave notamment le cinéma de Dreyer :
Il nous a paru qu’une des sources possibles qui alimentent la vision de ce Parsifal par Loy pourrait être le film Ordet (la parole) de Carl Theodor Dreyer. Dans ce film danois, deux communautés s’affrontent au nom de la religion, chacun des deux patriarches (Titurel et le monde du Graal vs Klingsor) se voulant être le plus pur des deux, le plus proche de la vraie religion. Comme dans la Communauté du Graal aux règles strictes mais mystérieuses, chez Dreyer les dissensions religieuses ne sont jamais clairement édictées. Un rapprochement entre les deux familles pourrait avoir lieu via un mariage (Parsifal et Kundry, navettes entre les deux mondes hermétiques) mais l’un reste inflexible (Titurel rejetant Klingsor). Chez Dreyer, il y a aussi le monde de l’amour et des sentiments incarné par les deux jeunes couples formés et désirés (monde du Graal) mais aussi des désirs qui s’expriment (Klingsor) sans basculer dans une sexualité débridée (acte II, sensuel mais pas tant sexué).
Enfin, la dure main éducative paternelle, des deux côtés, laisse un des enfants sur le carreau, complètement abimé par une emprise sans doute trop prégnante : c’est le personnage de Johannes (d’ailleurs perturbé par la lecture de Schopenhauer lors de ses études de théologie) qui se prend pour le Christ et va évangéliser les dunes du Jutland, son sermon sur la montagne à lui. Chez Loy, c’est clairement le fils Anfortas de Titurel, abimé par trop de rigorisme et qui est affublé d’un déguisement christique.
Enfin chez Dreyer, au risque vous de gâcher la vision de ce magnifique chef d’œuvre, il y a comme dans Parsifal, le miracle final, non pas la colombe, mais, lors de l’ultime scène, la résurrection par Johannes de la belle fille Inger, tant aimée par tout le monde.
On peut supposer que tout cela parcourt la vision de Loy, d’où la cabane des 1er et 2e acte, aux murs qui ressemblent à ceux, nus, des décors de Dreyer, de même la cérémonie religieuse qui se déroule chez le Cordonnier, où l’habitat se transforme en lieu de prière. Et bien sûr, le fils prodigue un peu chamboulé par la figure du Christ.
Enfin, on ne peut que le supposer mais l’image de la bibliothèque peut tout à fait faire penser à La Bibliothèque de Stockholm, l’une des constructions emblématiques de l’architecte Carl Asplund, lieu central, de recherche, de lecture et d’où la lumière vient d’en haut.
Direction et chant
On est une fois encore enchanté par la direction d’Alan Gilbert, maître des lieux et visiblement à l’aise et heureux de diriger son orchestre dans Wagner. Avec quelques quatre heures au compteur, nous sommes dans les durées moyennes mais au temps subjectif, Gilbert a joué plutôt sur les lenteurs côté Graal et été plus vif chez Klingsor. Pour notre plus grand plaisir (pour une écoute hors Festspielhaus), sa lecture était plutôt anti Bayreuth, comme s’il s’évertuait à ne pas noyer les timbres les uns dans les autres mais plutôt à jouer des couleurs des différents pupitres voire à accentuer leurs singularités. Ainsi, on jette plus qu’à notre tour de nombreux regards vers la fosse pour constater, non les tuilages mais les coutures bord à bord de l’orchestre. On ne se souvenait pas d’avoir été autant attiré par ce groupe d’alto qui grince presque par moment. C’est assez pyrotechnique sans être démonstratif. Les vents sont bien en place, les cuivres claquent. Le spectacle est plus dans la fosse que sur scène.
Évidemment les chœurs sont magnifiques, surtout ceux des enfants, preuve de l’excellence scandinave, encore à l’œuvre (pour combien de temps ?). On apprécie l’étagement des voix, au foyer des balcons qui participent à nous expédier dans la béatitude de Montsalvat.
La troupe est en grande forme, notamment les jeunes/filles fleurs Joanna Rudström et Vivianne Holmberg (sur pointes !) qui déjà se démarquaient dans Don Giovanni. Présence vocale et scénique, couleurs chatoyantes, elles s’imposent une fois de plus par leur fraîcheur et leur caractère.
Lennart Forsén en Titurel était plutôt dans un de ses mauvais jour : la voix est très grave mais ce soir-là un peu caverneuse et peu présente. Le Klingsor de John Erik Eleby fait le job et rattrape par le jeu de ce magicien lubrique et châtré, le peu de couleur de sa voix somme toute assez terne. C’est dommage car on l’a admiré récemment dans la Dame de Pique.
Miriam Treichl a la voix qu’il faut pour s’imposer en Kundry : de belles couleurs, de la puissance mais le personnage ne parvient pas à exister par la voix. On reconnait la mélodie, mais peu les mots.
Tout le contraire du trio Joachim Bäckström (Parsifal), Thorsten Grümbel (Gurnemanz) et bien sûr Peter Mattei en Anfortas.
C’est une prise de rôle pour Joachim Bäckström, à l’aise, aigus triomphants, jamais dans la tentation du cri, des belles modulations et une vraie présence en nice/élu. Pas de quoi crier au génie mais c’est un beau Parsifal.
Thorsten Grümbel nous surprend totalement dans Gurnemanz, dont les récitatifs à rallonge sont la véritable gageure de cet opéra. Une diction parfaite, des rondeurs dans les graves, l’attention à trouver les mélodies dans les longueurs des récitatifs, une façon élégante d’habiter chaque mot, visiblement pensé d’autant que la mise en scène fait de Gurnemanz l’archiviste de la Communauté : tout cela fait de Thorsten Grümbel la vraie bonne surprise de ce Parsifal maison.
Enfin Peter Mattei en Anfortas (peut-être le meilleur avec Christian Gerhaher ?)… Il est clairement au-dessus du lot, avec sa voix hyper claire, qui surpasse ces partenaires et surnage toujours sur l’orchestre, peut-être jouant un peu trop sur les consonnes et les r roulés dans une surdramatisation de son personnage (on le rappelle : il est en Christ !). En cela, son interprétation détonne et se surimpose sur celles des autres. Ce qui pourrait être immodestie dans une autre mise en scène colle tout à fait à la vision qu’a Loy dans sa production. On comprend évidemment chaque mot, chanté comme un long lied, mieux, on se délecte de chaque phrase, de chaque intonation. Énorme. D’autant qu’on le retrouve hagard, fixant le public, perdu dans la bibliothèque, dans le monde. Il a tout donné