On connaissait depuis peu l'invention de l'hologramme comme avatar politique et démonstration vivante des thèses de Guy Debord dans la Société du spectacle (1967)… la chorégraphe Anne Teresa de Keersmaeker réinvente Così en lui tricotant ce qu'il est difficile d'appeler une mise en scène, tant le rapport au jeu et au geste revient à une focalisation quasi exclusive sur la danse. En pénétrant dans la salle, le rideau est déjà levé – le public découvrant un espace d'un blanc immaculé – une scène vue de l'autre côté du rideau, à bien considérer la séparation métallique qui ferme l'accès au… foyer de la danse. Dans cet avers de la réalité de la scène d'opéra, de Keersmaeker enchâsse une autre réalité qui est l'espace de la danse. On pense dans une certaine mesure, au Così très théâtral de Patrice Chéreau dans lequel le spectateur était convié à suivre les chanteurs dans les coulisses. Mais revenons aux hologrammes…
Chaque rôle chanté s'accompagne d'une présence dansée, un corps hors du corps, littéralement "extatiques" (ἔκστασις, ékstasis : "se tenir hors de soi-même") et qui se met en mouvement dès lors que le chanteur intervient. Le procédé surprend dès les premiers instants puis les coutures se faisant trop voyantes, on finit par percevoir les scènes avant même qu'elles se déroulent. Un code vestimentaire à la fois très strict et très libre, aide le regard à mieux se repérer parmi les protagonistes. Ces amalgames par paires jouent sur la couleur, les textures et le type de vêtements. An D’Huys a imaginé pour l'occasion une couleur commune mais des coupes différentes (Fiordiligi et Dorabella) et des talons à la fois très féminins et parfaitement compatibles avec la danse.
Au sol se lit le schéma des déplacements, cartographie que de Keersmaeker a élaboré en géomètre afin d'y déployer une syntaxe de gestes reconnaissables au premier coup d'œil. C'est l'inclinaison imperceptible des corps alignés dans les scènes de groupe, la figure spiralée et centrifuge comme tentative de s'arracher à l'attraction terrestre (et donc sentimentale). Ailleurs, on verra ces équilibres précaires, à la limite de l'inconfortable, le corps raidi à l'horizontale, posé sur une seule jambe à angle droit. Rien de très sensuel dans cette relation à l'autre que la chorégraphe choisit de représenter par la distance et l'absence de contact. La virtuosité giratoire de la conclusion de l'Acte I ouvre momentanément une fenêtre jubilatoire sur ce qu'aurait pu être cette course effrénée à la fois vers et hors du désir. En préférant géométriser les affinités électives qui résultent de la stratégie de Don Alfonso, on n'obtient que la surface du drame, sans les arrière-fonds qui permettraient d'en lire comme chez Haneke, les dimensions ambiguës, entre ingénuité et inversion-perversion.
Il faut à ce dispositif et cette mécanique du cœur des chanteurs rompus à cette discipline chorégraphique. Deux distributions alternent sur la scène de Garnier, avec des résultats semble-t-il très différents d'une soirée à l'autre. La première équipe à entrer dans la danse est menée par le Don Alfonso au timbre bougonnant de Simone Del Savio et un duo de garnements duquel se détache l'énergique Edwin Crossley-Mercer (Guglielmo) tandis que le prudent Cyrille Dubois (Ferrando) chante sur un fil son Aura amorosa. Chez les filles, Ida Falk-Winland (Fiordiligi) semble gênée aux entournures, abandonnée en scène tandis que son double Cynthia Loemij évolue autour d'elle. Son Ei parte… Per pietà est comme limité dans son volume et sa liberté – sensation inverse chez la Dorabella de Stéphanie Lauricella, vibrante et sensible dans É amore un ladroncello. Des lauriers également pour la piquante Despina de Maria Celeng, parfaitement en phase avec la virtuosité délicieuse et gamine de la danseuse Marie Goudot.
Moins d'humour en fosse, avec un Philippe Jordan qui limite sa battue à une carrure rythmique parfaitement calibrée (l'ouverture !). La chorégraphie y gagne en repères mais l'oreille peine à trouver de l'intérêt à cette absence de relief dans les relances et ce moteur émotionnel qui tourne au ralenti dans les ensembles. Les tempos, pour l'essentiel très vifs, ne laissent pourtant rien paraître du nécessaire cadre expressif sans lequel Mozart n'est plus tout à fait Mozart…