Dans son troisième opéra, Puccini joue gros, s’attaquant à une intrigue inspirée du célèbre roman de l’Abbé Prévost déjà mise en musique par Daniel François Esprit Auber et Jules Massenet. A la grâce juvénile du premier, à la sentimentalité charmeuse du second, il préfère la passion, qu’il traduit par une orchestration riche et brillante et une écriture vocale au lyrisme exacerbé.
Le premier atout de cette nouvelle intégrale, c’est la direction de Marco Armiliato : très vivante, ne chargeant jamais le trait, animant à la perfection les scènes de foule, elle donne littéralement à voir l’action. Armiliato possède un véritable sens du théâtre ; il sait créer une atmosphère, doser la progression du discours, varier les couleurs – de l’agitation juvénile teintée d’humour du premier acte à la sombre tension du finale, en passant par les élans amoureux des scènes parisiennes. Le talent du chef est patent dans le fameux Intermezzo de l’acte III, dont la puissance dramatique n’exclut pas l’élégance.
Saluons d’abord l’investissement émotionnel des interprètes de cette version concertante digne d’un spectacle mis en scène. Carlos Chausson utilise la raucité de son timbre pour incarner Geronte de Ravoir, le vieillard excité par la chair fraîche. Armando Piña est un Lescaut convenable mais sans grand relief. Membre du Yong Singers Project du festival, Szilvia Voros campe un Musico au charme vocal irrésistible. Pour beaucoup, le jeune Benjamin Bernheim sera une révélation ; son chant délié, stylé, distingué, son timbre de ténor suave et juvénile, son phrasé éloquent font d’Edmondo bien plus qu’un comparse. Au premier abord, le Des Grieux de Yusif Eyvazov peut surprendre. La voix, d’un métal tranchant, est corsée, l’aigu claironnant, le « Trai voi, belle » du début joue sur la vaillance, voire la force, et le « Donna non vidi mai » renforce cette vision que l’on pourrait qualifier d’athlétique. Mais dès l’entrée de Manon la ligne vocale s’assouplit, et ce ténor dramatique, qui a déjà abordé le Canio de Pagliacci ou l’Otello verdien, prouve qu’il peut se plier à des emplois plus lyriques. Ses duos énamourés (avec celle qui, pour l’anecdote, est son épouse à la ville) sont enflammés, son « Guardate, pazzo son » impressionnant même si son expressio demeure conventionnelle. Dès son entrée, Netrebko joue la carte de la séduction, déployant un timbre soyeux et voluptueux, au médium riche et onctueux, à l’aigu facile et lumineux. Enjôleuse et coquette, sensuelle, comptant sur son instinct, sa Manon brûle les planches. On regrette toujours certaines imprécisions dans l’intonation, mais comme celle qu’elle incarne la cantatrice est instinctive, et s’abandonne à un personnage qu’elle a fait sien depuis qu’elle l’a abordé sous la direction de Riccardo Muti à Rome en 2014. Après Maria Callas et Mirella Freni, et sans jamais leur ressembler, Anna Netrebko, diva charismatique, fait revivre une héroïne pour laquelle chacun a les yeux (et les oreilles) de Des Grieux.