Festival Sound of Stockholm 2023, Kungasalen, Kungliga Musikhögskolan (KMH), 19 novembre 2023, 14h

Créé il y a plus de quarante ans, l’énorme Quatuor à cordes n°2 de Morton Feldman n’avait jusqu’ici jamais été joué en Suède. L’œuvre est immense (entre 5 et 6 heures sans pause) et requiert autant du public que de ses interprètes une préparation, voire une mise en condition hors norme. Le prestigieux Mivos Quartet, invité par le Festival de musiques expérimentales et alternatives, Sound of Stockholm, s’est follement lancé dans l’aventure et nous avec. Récit d’une plongée en apnée dans le fleuve du temps.

 

Précautions d'usage

On ne plonge jamais deux fois dans le même fleuve.
Héraclite, Fragments.

 

Il y a des déclics pour tout, certains à rebours, d’autres à contretemps. Mon entrée dans le monde musical de Morton Feldman fut, à l’origine, une rencontre ratée lors d’un Triadic Memories joué par Jean-Luc Fafchamps lors d’une soirée-nuit marathon compositeurs américains au Théâtre des Arts de Rouen en février 2005. Concert au milieu de la nuit, public allongé sur des transats dans le foyer, le tout propice à une écoute très flottante voire d’une seule oreille… dans l’attente d’une soupe  à l’oignon.

L’épiphanie, un satori plutôt, eut lieu lors d’une énième écoute de Palais de Mari, sur un enregistrement de Stéphane Ginzburgh (Last Pieces chez Sub Rosa en 2001), acquis dans un magasin jadis précieux, Le Bonheur, à Bruxelles. Depuis ce jour, j’ai totalement basculé dans le camp des Feldmaniens, plus précisément la dernière période, dite des pièces longues.

Comme Guillaume Belhomme (auteur d’un ouvrage sympathique sur sa relation avec la pièce For Bunita Marcus, publié chez Le Mot et le Reste), j’ai mes marottes : Triadic Memories, For Samuel Beckett,  et le fameux String Quartet n°2.

Fameux puisque outrepassant, et de loin, tous les formats longs de Feldman, confinant aux performances de 5 à 6 heures. Sans (réelle) pause permettant au public et aux artistes de sortir du cadre du concert.

On se souvient que Morton Feldman, ami et collectionneur des peintres abstraits « américains » (Rothko, Pollock, De Kooning…), avait rompu son amitié, longue et riche, avec Philip Guston lorsque ce dernier, lors de son ultime période, avait abandonné les grands formats abstraits pour des dessins presque cartoonesques((d’ailleurs visibles pour une grande part lors de la Biennale de Venise à l’Accademia en 2017)). Il avait suffi d’une courte hésitation de Feldman lorsque Guston lui demanda ce qu’il en pensait pour creuser un abyme entre les deux artistes.

Feldman explique dans une conférence((J’ai arrêté de poser des questions, introduction à For Philip Guston dans le recueil Au-delà du Style, conférences, master classes, conversations à Middleburg 1985,1986,1987 paru aux Editions de La Philharmonie de Paris )), déchirante, donnée à Middleburg avant une exécution de For Philip Guston que, pour lui, Guston avait simplement arrêté de se poser des questions. Ce que Feldman ne pouvait supporter.

Les deux hommes ne se sont plus fréquentés. Guston a peint Feldman se détournant de lui (Friend To M.F, 1978) et a demandé, à sa mort, à ce que Feldman récite le kaddish pour lui.

Quant à Feldman, il a composé une étonnante pièce pour marimba, flute et piano, For Philip Guston, débutant, révèle-t-il, par une cellule C‑G‑A‑E en hommage au compositeur John Cage qui les présenta l’un à l’autre pour la première fois.

Tout cela pour dire que Feldman sous-entend, lors de cette conférence, que lui a continué de se poser des questions, notamment sur la composition (comment continuer ?), la place de la musique dans l’art (il répète à longueurs de conférence que la musique n’est pas une forme d’art), l’orchestration, la notation…. L’une de ses questions, absurde peut-être, mais qui tient précisément à la dernière période des pièces longues est : que peut-on composer quand on ne tient pas compte des interprètes ?

La réponse tient peut-être dans cet Everest du quatuor à cordes, sans doute pas un chef d’œuvre d’écriture (pour celui qui tenait le Beethoven des quatuors fort en estime) mais un chef d’œuvre dans l’expérience du temps. Temps de l’écriture, de la performance, de l’écoute. Ce cheminement fait de légères variations, de répétitions, qui est surtout expérience de concentration, d’écoute et de mémoire. En cela, c’est peut-être l’œuvre la plus Proustienne et on marche sans cesse sur les pavés inégaux de l’Hôtel de Guermantes en écoutant le Quatuor à cordes n°2. D’ailleurs, Proust est partout dans les œuvres finales de Feldman, comme dans sa vie de grand lecteur. On imagine le plaisir de Feldman travaillant par deux fois avec Samuel Beckett, dont il appréciait les œuvres mais aussi son ouvrage critique Sur Proust (d’ailleurs le meilleur sur le sujet).

Pour une analyse détaillée de l’œuvre String Quartet n°2, on peut s’aider du livret contenu dans l’édition DVD/CD de l’interprétation par le Flux Quartet parue chez Mode Records en 2002. C’est Christian Wolff qui fait le boulot et détaille par le menu et de manière précise et concise la trame utilisée. On sait que Feldman appréciait follement et collectionnait passionnément les tapis turcs, notamment anatoliens. Là encore les rapports avec la répétition/variation des motifs ne sont pas sans rappeler les rapports avec la peinture et, d’ailleurs, pour l’anecdote, Feldman soupçonnait Matisse de s’être inspiré de la collection des tapis orientaux du Louvre pour ses tableaux.

Quelques précisions sur la préparation et les conditions de l’écoute car on ne fait pas le voyage dans le Quatuor à cordes n°2 par hasard. D’abord, on peut s’amuser du fait que le Quatuor à cordes n°2 semble avoir été composé pour… le futur. Feldman rapportait que l’une des premières choses que son éditeur fit lors de la remise de la partition fut de la peser ! Ainsi, pendant les quarante premières années, l’acquisition de la partition, manuscrit volumineux et couteux à acheter et à envoyer mais indispensable à son étude, est un problème à part entière, aujourd’hui, en grande partie résolu par les éditions numériques et les tourneurs de pages à pédales électroniques.

Outre le fait que l’œuvre interprétée est rare, se pose la question de son enregistrement et de son accès. Longtemps, la seule version disponible enregsitrée par le Ives Quartet était gravée sur plusieurs CD et publiée chez Hat Hut en 2001 . Difficile à acquérir d’occasion (3000 exemplaires en avait été tirés), elle permettait une écoute de l’œuvre forcément morcelée et donc dénaturée. Le format mp3, popularisé autour des années 2000 permettait de coupler les différentes pistes et de retrouver la continuité de l’œuvre… en perdant en qualité sonore. Enfin, il fallut attendre 2002 et l’édition par le Flux Quartet chez Mode Records d’un coffret CD et de son pendant en DVD audio permettant enfin d’allier durée continue et qualité audiophile.

Enfin, la mode de la course et notamment du marathon a également popularisé l’usage de tout un tas de boissons et mets vitaminés qui permettent de tenir la longueur… aux coureurs de fond ainsi qu’aux courageux musiciens dédiés à l’interprétation de Morton Feldman ! Toujours dans l’optique de l’entrainement de fond, comme pour les courses longues, on ne peut se préparer aux 5h de l’interprétation en le jouant en entier avant le concert proprement dit. Ainsi le Mivos, jeune quatuor américain fortement impliqué dans la création contemporaine, aurait commencé à s’entraîner à l’automne dernier. Il y a donc une sorte de mise en bouche, de connaissance et de travail de la partition mais qui reste partielle. La découverte de la pièce dans sa durée totale au moment du concert met, d’une certaine manière, artistes et public dans les mêmes conditions de surprise.

Il y a aussi une certaine inquiétude (va-t-on « tenir » aussi bien physiquement que mentalement ?) et donc une tension partagée qui abolit, un peu, la frontière entre scène et public.

Derniers instants de silence avant le frisson

Le public de ce dimanche est visiblement mêlé : vieux briscards de la scène expérimentale, jeunes étudiants curieux et/ou vaguement amusés, Feldmaniens de tout poil… Mais on constate que les habitués des salles de concerts dits classiques n’ont pas fait le déplacement. Ont-ils seulement eu accès à l’information ? Rappelons que l’évènement était, pourtant, gratuit…

Le Festival Sound of Stockholm a une relation particulière avec Morton Feldman et on se souvient d’un concert de Triadic Memories joué par le pianiste, Feldmanien émérite, John Tilbury dans la salle de Fylkingen le 30 novembre 2011. C’était il y a quelques années mais le concert tout en douceur, rigueur et apesanteur reste encore dans les mémoires comme un des moments les plus marquants du festival et de notre vie de mélomanes.

On constatera seulement que beaucoup sont venus picorer du concert (rats quittant bruyamment le navire dans la première heure), d’autres (plus nombreux) s’étaient organisé : encas, couverture, boissons… A l’image du Mivos, chacun ayant à disposition thermos à paille et autres boissons vitaminées colorées.

 

Dès le début du concert, je remarque que ma longue pratique morcelée de l’enregistrement du String Quartet n°2 m’a donné une certaine connaissance, une mémoire que j’imaginais vague mais plus précise que je ne pensais de l’œuvre, jouant ainsi, de manière finalement négative sur mon écoute.

Comme le soulignait Christian Wolff, la première heure (ici sans doute un peu moins, mais l’estimation des durées perd vraiment son sens) expose pratiquement tout le matériau de l’œuvre. Et de fait, c’est un véritable feu d’artifice, avec un alphabet très limité comme le dit Feldman(( contrairement à Xenakis, je n’utilise que le début de l’alphabet)), des possibilités du langage Feldmanien. De courts motifs, répétés ou légèrement variés, jamais tout à fait identiques dans la répétition ouvre comme un kaléidoscope de couleurs primaires, avec un éventail de ressentis. C’est là qu’on apprécie le plus l’exécution : le soin minutieux et virtuose de supprimer les attaques, la précision et l’attention des quatre instrumentistes. C’est un véritable catalogue de toutes les « notes préférées » de Feldman et de leur mode de production. Si les pizzicati ne laissent aucun doute, on ne peut qu’apprécier de voir le tissage des cordes frottées, en action, cet artisanat que Feldman appréciait tant en dehors de toute virtuosité démonstrative dans la difficulté. La difficulté ici est de « tenir » et de se mettre dans un état d’intense concentration.

On apprécie alors tout autant d’entendre mais aussi de voir et de participer à cette tension palpable. Feldman s’ingénie à produire des sons inouïs, tirés de l’ensemble typique de la musique classique occidentale, vers des ailleurs, des timbres véritablement autres. Alors, on entend des sons d’orgues, des cloches, des sirènes même (celles de New York) autant que des vestiges lointains du Quatuor des Harpes (op.74) de Beethoven ou des Suites pour violoncelles de Britten.

 

Une image juste/Juste une image

Jean Luc Godard, Histoire(s) du cinema

Mivos Quartet, dans le bain

On pense très souvent à une exposition de peintures sonores et notamment à celle de Rothko à l’Espace Vuitton, actuellement en cours (lire le compte-rendu de Laurent Bury sur le sujet).  Feldman nous invite à regarder un tableau/une cellule, apparemment fixe et composé(e) de quelques éléments de couleurs puis à s’approcher et constater ses vibrations, ses changements intimes, ses réflexions avec la lumière. Puis on se déplace vers un autre, n’accordant que quelques secondes (parfois quelques minutes) à chaque toile.

C’est ainsi que le musicien japonais Tori Kudo, frontman du projet Maher Shalal Hash Baz, œuvre depuis les années 80 avec des compositions ultra courtes (certaines de quelques secondes) comparant ses enregistrements à une visite de musée, constatant que, même devant des chef d’œuvres, on ne reste jamais très longtemps de manière prolongée.

 

Ainsi, on entre dans la temporalité longue de l’œuvre par une succession de monochromes Gustonien ou des polychromes chiches de Rothko. On constate, mais là c’est sans doute le souvenir de mes écoutes d’un enregistrement qui contraste avec l’écoute réelle, que le Mivos joue plutôt sur un tempo soutenu, voire rapide.

Il est difficile de séparer l’écoute du phénomène physique de l’attention. On sait que le début est décisif et si la musique de Feldman rebute ou déconcerte certains, on constate au contraire que pour une bonne part des présents, elle happe, voire tétanise, en tout cas met dans un état d’attention très particulier, abolissant presque temps et espace.

Et c’est sans doute sur ces états de conscience modifiée que joue sans doute Feldman car on bascule dans une autre dimension d’écoute : on fait corps avec les musiciens, respirant de même, évitant de trop bouger pour éviter les bruits parasites. Et on perd peu à peu la notion du temps. Combien de temps dure chaque mesure, chaque motif, chaque répétition/variation ? On ne sait plus, comme on ne sait plus si on a déjà entendu ce que l’on vient juste d’entendre dans une suppression de tout langage, de tout développement, pour ne rester que sur un (très beau) babil, sur des abstractions nécessaires.

Le temps semble se distordre, s’étirer et on entre dans ce qui sera (sans doute plus de la moitié de l’œuvre) une sorte de brouillard, de stase, comme si le relatif feu d’artifice s’était dilué. Les couleurs semblent moins vives, les répétitions plus vagues, comme si l’ensemble se glaçait. Encore une fois, la comparaison avec Rothko s’impose : on semble se perdre dans les tableaux rouges peints pour le restaurant Milgram. La même atténuation de lumière, la profonde répétition des mêmes teintes. On sent que Feldman arrive à perdre même l’auditeur rompu à l’écoute de son œuvre. Il y a quelque chose de vraiment méditatif, une certaine lenteur et même un lâcher prise qui malgré la concentration atteinte provoque un basculement. On peut même précisément dire qu’on a ressenti le franchissement d’un cap aussi bien sur scène que dans le public dans le sentiment d’être sûr d’arriver au bout, que les limites physiques étaient abolies et que le mental (concentration, écoute) avait résolument pris le dessus. C’est une expérience assez unique. On arrive même à un tel état qu’on sent que cela pourrait durer 2,3,… 10 heures de plus sans aucun problème (du moins pour le public).

On est surpris de découvrir, ce qu’on ne peut voir que dans le cadre du concert, les premières pauses, venues assez tôt (1h ?), qui permettent aux instrumentistes par groupe de deux (d’abord alto et violoncelle puis violons 1 et 2) , de se détendre les muscles, d’avaler une gorgée. Puis ces « instants » de pause se raréfient ou du moins se perdent dans un temps dilaté qu’on ne peut plus quantifier. On découvre aussi des mesures de pause, certaines assez longues, qu’on ne soupçonnait pas, disons qu’on n’avait pas entendues parce qu’on ne pouvait pas les « voir », ni même les apprécier dans une écoute forcément morcelée.

On voit également la fuite du temps, sur les corps des instrumentistes, les visages du violon 2 et de l’altiste se creuser au fur et à mesure, les attaques resurgir… malgré tout. Tandis que d’autres (violon 1 et violoncelliste) ne semblent pas être atteints par l’écoulement du temps. Une certaine impression physique du temps qui passe et laisse des traces…

Alors que le temps semble à la fois s’arrêter et marquer les présents, on ressent dans la dernière heure à nouveau une concrétion temporelle, comme un couloir qui resserre à nouveau le matériau et son écoulement. Sans retrouver l’apparent et relatif feu d’artifice de la première heure, on ressent comme une accélération ou un atterrissage dans le concret, des motifs qui semblent revenir plus fréquemment ou du moins s’inscrire davantage dans un temps désormais moins mou. Comme une sorte de pendule qui va se mettre à osciller davantage avant de retrouver un équilibre et de finalement s’évanouir dans un dernier silence. Là encore pour ceux ayant eu la joie d’errer dans l’exposition Rothko, on entre dans la partie finale avec des salles de dimensions (relativement) plus petites.

On pourrait comparer la première heure à une entrée dans un Ring (Rheingold et Walküre), la grande stase centrale à Siegfried, jouissance mais déjà amorce de la pente descendante et la dernière heure à Götterdammerung, répétition/variation à la fois ultime réjouissance et voyage mélancolique vers la petite mort. On pourrait aussi comparer l’expérience avec la lecture de La Recherche de Proust… y compris dans l’expérience de ceux qui l’abandonnent à tel ou tel moment…

Le voyage se termine alors, trop court pour les spectateurs, en franchissant l’ultime barre de mesure—barre de victoire pour les interprètes dans un véritable match contre la montre dont sort l’écrasant Feldman, avec sa si discrète musique.

Ultime page

5 heures et un petit quart d’heure de musique après, il est temps, enfin, de se réchauffer après ce marathon dans la salle glaciale.

Cette expérience de retour sur soi dans l’écoute permet aussi de se découvrir des facultés insoupçonnées, au-delà des capacités développées pendant les concerts de Mahler ou du Festival de Bayreuth dans l’étuve du Festpielhaus, comme de rester concentré pendant une écoute de plusieurs heures sans manger et surtout sans boire, voire sans quasiment bouger.

Petite note à soi-même et aux prochains organisateurs : prévoir du chauffage ou des vêtements adéquats. Et l’indispensable : des sièges confortables et bien huilés ainsi qu’une atmosphère à l’hygrométrie et la température parfaites.

Mivos Quartet, héros après la bataille

Quelques extraits du concert sont visibles en vidéo ici.

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Guillaume Delcourt
Il collabore, en amateur revendiqué, depuis les années 2000 à divers médias, de la radio associative à la programmation et l’organisation de concerts, festivals et happenings (Rouen, Paris, Stockholm) dans les champs très variés de la musique dite alternative : de la pop à la musique électro-acoustique en passant par la noise et la musique improvisée. Fanziniste et dessinateur de concerts, ses illustrations ont été publiées dans les revues Minimum Rock n’ Roll et la collection Equilibre Fragile (revue et ouvrages) pour laquelle il tient régulièrement une chronique sur la Suède. Il contribue, depuis son installation sous le cercle polaire, en 2009, à POPnews.com, l’un des plus anciens sites français consacrés à la musique indépendante. Ces seules passions durables sont À La Recherche du Temps Perdu de Marcel Proust, les épinards au miso et la musique de Morton Feldman. Sans oublier celle de Richard Wagner, natürlich.
Crédits photo : © DR/Wanderersite

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