Kirill Petrenko and The Berliner Philharmoniker, the beginning of a partnership

Ludwig van Beethoven (1770–1827)
Symphonie No. 7 en la majeur, op. 92
Enregistré le 24 août 2018 – durée : 37'41

Symphonie No. 9 en ré mineur, op. 125
Enregistré le 23 août 2019 – durée : 61'52

Piotr Ilitch Tchaïkovski (1840–1893)
Symphonie No. 5 en mi mineur op. 64
Enregistré le 9 mars 2019 – durée :45'13

Symphonie No. 6 en si mineur op. 74 “Pathétique”
Enregistré le 23 mars 2017 – durée : 44'02

Franz Schmidt (1874–1939)
Symphonie No. 4 en do majeur
Enregistré le 13 avril 2018 – durée : 40'52

Rudi Stephan (1887–1915)
Musique pour Orchestre
Enregistré le 21 décembre 2012 – durée : 15'30

Bonus
Conversations avec Kirill Petrenko  (49 min)

Berliner Philharmoniker
Kirill Petrenko

Disponible sur https://www.berliner-philharmoniker-recordings.com/

5 CD et 2 Blu-Ray  / Livret de 76 pages / Berliner Phiharmoniker Recordings 2020

Beethoven, Tchaikovski, Schmidt, Stephan, Concerts de 2012 à 2019

La parution d'un luxueux coffret de cinq CD et deux Blu-ray (audio et vidéo) célèbre l'arrivée de Kirill Petrenko à la tête des Berliner Philharmoniker. Les enregistrements s'échelonnent sur une période allant de 2012 à 2019, répartis en trois ensembles : Beethoven, Tchaïkovski et Franz Schmidt/Rudi Stephan. Si l'on peut s'étonner du fait d'avoir prélevé dans des programmes minutieusement construits, des œuvres qui peuvent apparaître artificiellement comme partitions isolées de leur contexte, on continue d'admirer cet art des équilibres et de l'expression qui fait de Kirill Petrenko un des chefs majeurs de notre temps. 

 

 

Les collectionneurs reprocheront sans doute à ce coffret son peu commode format à l'italienne ; d'autres, le gris mat dominant ou bien encore les très inutiles œuvres de la plasticienne Rosemarie Trockel… Saluons plutôt l'événement que constitue cette édition discographique qui retrace les principaux moments de l'arrivée de Kirill Petrenko à la tête des Berliner Philharmoniker. L'événement se décline en 5 CD et 2 Blu-ray qui présentent l'intérêt d'une prise de son en haute définition, ainsi que la captation vidéo des six partitions. Un code personnalisé permet (outre un abonnement d'une durée limitée à la plateforme Digital Concert Hall), au téléchargement de quatre pistes stéréo et surround pour chacune des oeuvre, respectivement en 192k WAV et 192k FLAC… un luxe absolu qui apporte une indiscutable plus-value en augmentant les contrastes et les détails, avec des plans sonores parfaitement répartis dans l'espace et des timbres à la fois plus denses et plus aérés.

On sait le chef russe moins intéressé par la communication que son prédécesseur, ce qui ne manque pas de faire enrager régulièrement les lecteurs de Wanderer qui suivent le compte-rendu des soirées que Petrenko a offertes depuis 2013 à la Bayerische Staatsoper. Sa présence au disque se limitait jusqu'à présent à des incursions dans des répertoires aussi peu mainstream que le Palestrina de Pfitzner (Francfort – Oehms) ou bien l'étonnante Symphonie "Asraël", point culminant de l'anthologie Josef Suk avec l'Orchestre de la Komische Oper de Berlin (CPO).

Nommé officiellement à la tête de l'Orchestre philharmonique de Berlin en juin 2015, Kirill Petrenko ne prendra officiellement ses fonctions qu'en août 2019. On lit dans cette succession la difficulté née d'une période Rattle tournant à l'interminable (2002–2018) et des prétendants se partageant entre retour à la "tradition" (Thielemann) ou solution consensus (Barenboim). L'éblouissant succès de Petrenko à Munich explique pour une large part, la notoriété grandissante qui le plaça en tête des prétendants au poste de Chefdirigent. Le succès et l'attachement de Petrenko à la Bayerische Staatsoper explique également le laps de temps entre la signature du contrat et la prise effective de fonction. Les apprentis détracteurs parlant de choix par défaut ("il ne les a dirigés qu'à deux reprises seulement", "ce n'est pas un chef symphonique"" c'est un second couteau"), les plus raisonnables observant avec quel soin il préparait son arrivée à Berlin, attentif à une transition en forme de changement d'ère et d'horizon, loin des options de son plus médiatique prédécesseur.

Kirill Petrenko a dirigé dans divers opéras, notamment en tant que directeur musical à Meiningen, Berlin et Munich, et comme chef invité il a souvent dirigé à Lyon (pendant cinq saisons à l'invitation de Serge Dorny), mais aussi à Francfort ou à Vienne. Il a évoqué dans une formule elliptique le défi que représentait le passage de la fosse d'orchestre au podium de concert et le fait que dans l'opéra, la responsabilité était partagée entre les différents acteurs qui réalisent le résultat artistique d'une soirée : "Quand vous dirigez une Symphonie de Brahms, personne ne vous aide". La symphonie étant l'exemple le plus radical d'une pratique entièrement réduite à des éléments musicaux, il convient de trouver, notamment dans les éléments relatifs au choix des programmes les raisons d'une urgence dramaturgique qui ferait d'un concert l'équivalent musical d'un théâtre de sons. Cette présence et ce rapport des œuvres aux programmes initiaux font cruellement défaut ici. Le coffret isole quatre compositeurs (Beethoven, Tchaïkovski, Schmidt et Stefan) dont les symphonies dialoguaient à l'origine avec d'autres œuvres avec lesquelles elles formaient des ensembles dont la cohérence mérite d'être rappelée pour pouvoir replacer l'interprétation dans son véritable contexte.

 

Humanité et humanisme

C'est de toute évidence le cas de cette éruptive et volontaire 7e symphonie de Beethoven, captée dans le programme Beethoven-Strauss qui ouvrait la saison 2018–2019. L'œuvre s'inscrivait après une première partie où figuraient deux lectures très dynamiques de Don Juan et Tod und Verklärung. Ce programme en forme de carte de visite fit les beaux jours d'une tournée qui passa par Lucerne, Salzbourg et Londres. On découvrait alors les mérites d'une direction attentive à concilier la lettre et l'esprit, dégageant le répertoire romantique d'une gangue exagérément expressive qui en gommerait l'équilibre et la construction. La trace enregistrée de cette 7e de Beethoven s'inscrit clairement dans la perspective d'un poème symphonique. On y entend au second plan cette habituelle virtuosité de forces dynamiques et enivrantes. Tout en lignes et en couleurs, l'intention première ne renvoie pas à cette "apothéose de la danse" que décrivait Wagner dans L'Œuvre d'Art du Futur (1849) – "La symphonie est l'apothéose de la danse : c'est la danse dans son essence suprême, la réalisation la plus bénie du mouvement du corps presque idéalement concentré dans le son. Beethoven dans ses œuvres a mis le corps en musique, mettant en œuvre la fusion du corps et de l'esprit". Au-delà du pur mouvement chorégraphique, Petrenko s'applique à souligner l'agôn des rythmes et des accents, inscrivant l'œuvre dans un contexte historique et politique lié aux conséquences de la Bataille de Leipzig et la naissance de la nation allemande. Créée quelques semaines après cette défaite napoléonienne, la Septième Symphonie est donnée sous la direction du compositeur avec une autre œuvre de circonstance, la Victoire de Wellington, au profit des soldats de la coalition blessés lors des combats. L'œuvre referme l'arc révolutionnaire né dix ans avant avec une Eroica imprudemment dédicacée à Bonaparte puis au Prince Lobkowitz. L'Allegro con brio bruisse explicitement du cliquetis et des clameurs du champ de bataille, puisant dans l'obstination du rythme dactyle une martialité bouillonnante qui tranche avec la plénitude des espaces aériens du poco sostenuto. L'allegretto retrouve ici un équilibre et une densité rarement atteintes – méditation métaphysique autour d'une marche faussement funèbre et déjà triomphante. L'accélération terminale joue sur une impulsion plus irrésistible et libératrice que véritablement spectaculaire, qui met à jour le retour de cette ligne basse menaçante qui clôturait le premier mouvement.

La Neuvième Symphonie s'inscrit dans une approche similaire, préférant à l'écrasante explosion d'une puissance tutélaire, le sentiment d'une révolte populaire et une humanité libérée de ses liens. Prévue pour inaugurer la prise de fonction officielle de Kirill Petrenko, elle s'inscrit également dans la célébration du 250e anniversaire de la naissance du compositeur. L'œuvre renvoie également à l'histoire des Berliner Philharmoniker et rend hommage aux anciens chefs d'orchestre, à commencer par Hans von Bülow, qui a présenté la Neuvième deux fois de suite dans une même soirée, mais également Arthur Nikisch, Wilhelm Furtwängler et Herbert von Karajan qui la programma pour l'ouverture de la nouvelle Philharmonie en 1963. Ce 23 août 2019, Petrenko dirigeait en première partie la Lulu Suite d'Alban Berg – étonnante introduction qui fit de ce concert inaugural une double et symétrique ode à la joie : la beauté douloureuse de la fille de joie qui chante la blessure d'une existence bientôt envolée et la joie tumultueuse et populaire de cette "multitude" enfin réunie.

On pénètre dans les eaux sombres de l'allegro ma non troppo, porté par un sentiment d'irrémédiable qui mérite d'être replacé dans la couleur funèbre et désolée de l'opéra de Berg. Avec l'irruption du ré mineur, le geste s'étire soudain dans une urgence plastique, jamais massive mais incroyablement dynamique et accentuée. Les fortissimos martelés à l'unisson laissent entendre une structure et un équilibre extraordinairement ciselés – préambule à l'irruption du molto vivace qui ne vire pas ici à l'habituelle démonstration du timbalier dans le fugato. Les cordes livrent une alternance de tension-respiration qui pousse le mouvement vers l'avant, en forme de surgissement et d'impulsion dont l'ombre portée tient l'adagio molto e cantabile dans une ligne claire qui file vers l'horizon sans atermoiement ni affèterie. Le chant est ici réduit à son expression de souffle pur, admirable démonstration de ce qu'un orchestre comme Berlin sait faire entendre de mieux quand il s'agit de changer le son en peinture – se dédier à une expression musicale qu'il ne s'agit pas de réduire à des effets pour mieux ménager l'efficacité du surgissement dissonant du presto, avec ces contrebasses et violoncelles qui épousent les contours de la voix chantée. Rien ici qui traîne ou qui pèse dans un legato qui refuse l'écueil du narcissisme et ne vise qu'à l'émotion d'une pensée musicale rendue à sa plus pure expression. C'est un Kwangchul Youn empruntant le costume de Gurnemanz qui vient interrompre ces effusions d'un O Freunde, nicht diese Töne ! aux faux airs paternalistes. Benjamin Bruns est idéalement projeté, à l'égal d'une Elisabeth Kulman à la fois charpentée et autoritaire. Nommée artiste en résidence durant la saison 2019–20, Marlis Petersen paie un peu ce soir-là, les efforts de sa Salomé de Munich et l'ambition d'une Lulu Suite qui la sollicitait déjà dangereusement en première partie. L'atour précautionneux de quelques changements de registres nous font préférer l'interprétation en plein air donnée le lendemain devant le Porte de Brandebourg. Dans l'une et l'autre soirée, le Rundfunkchor Berlin parvient à hisser la performance à des hauteurs stratosphériques. En témoignent, le brio et le feu des gerbes finales, ruades aussi joyeuses que rageuses, pour inviter les cieux à se joindre à une fête littéralement prométhéenne. Que ce soit dans cette Neuvième ou la Septième qui précédait, Petrenko engage au combat des forces dont il mesure parfaitement les moyens autant que les intentions. Ce Beethoven n'est sans doute pas à mettre entre toutes les oreilles, dressant un tableau sans concession du Maître de Bonn en archange d'une Humanité partagée entre agressivité destructrice et ataraxie bienfaisante.

La force du destin ?

De par leur repli dans une sphère privée et leur soumission au destin, les symphonies tardives de Tchaïkovski forment une puissante et complémentaire antithèse à cette volonté de Beethoven de vouloir embrasser l’Humanité. On doit commencer la découverte du Tchaïkovski de Kirill Petrenko par cette fabuleuse Pathétique qui s'inscrit chronologiquement dans le premier concert qui suit sa nomination en 2017. Au programme ce soir-là, la symphonie 35 "Haffner" de Mozart et l'étonnant Wound-Dresser de John Adams, pour baryton et orchestre. Écrite d'après le cycle éponyme de Walt Whitman, The Wound-Dresser (Le panseur de plaies) retrace l'expérience bouleversante de Whitman en tant qu'infirmier durant la Guerre de Sécession – journal d'une voix intime qui résonne directement avec les états d'âmes de Tchaïkovski durant la composition de son ultime chef‑d'œuvre. On sent dans cette interprétation le prolongement du scalpel des vers de Whitman décrivant avec une précision ultra-réaliste les corps meurtris des soldats. Jamais sans doute les blessures et les souffrances du compositeur n'auront été rendues à ce degré d'énonciation et de dénuement – à mille lieues de tout sentimentalisme et sans l'enveloppe sucrée qui en déforme trop souvent l'expression. Le chef russe est ici dans un élément qu'il connaît depuis toujours ; il se sait attendu au tournant par les mêmes qui chercheront dans son Beethoven des comparaisons avec les grandes références discographiques. L'exercice est ici d'autant plus vain et inutile qu'il risquerait d'entraîner l'écoute loin de l'essentiel : non une confrontation qui, sans rien enlever aux mérites des versions Mravinski, Karajan, Abbado etc. ne chercherait pas à savoir si Petrenko se situe au-dessus ou en-dessous mais bel et bien parmi le très petit nombre de chefs ayant su tirer de cette partition les effusions de brillance et les degrés de précision qui pénètrent au plus profond la matière musicale.

L'adagio est d'une acuité de rythmes et des nuances qui signent une attention de tous les instants, depuis le basson solo de Daniele Damiano, à la fois dense et élancé, qui donne son point d'équilibre à une petite harmonie qui tutoie les sommets. L'explosion de l'allegro vivo a quelque chose d'organique dans le rapport impulsion-réaction qui éclate en vagues de cordes en ostinato, dont on perçoit jusqu'à la moindre modulation malgré le triple forte. L'allegro con grazia refuse les vapeurs émollientes qui en déforment si souvent les contours. Le geste vif ne cède pas à la tentation de cette fausse valse à 5/4, préférant un équilibre des pupitres qui fait entendre des arrière-plans doux-amers – idéal contraste avec le galbe et l'élan virtuose de l'Allegro molto vivace, saisi entre pluie de notes staccato et impulsion volontaire. On respire enfin dans cet adagio lamentoso où Petrenko réussit à la perfection la quadrature du cercle entre sentiment et expression. Là où tant de chefs s'enlisent dans un vibrato élégiaque et des rideaux de larmes, c'est la simple puissance de l'intensité de la masse sonore ou la mise en valeur des volumes et des timbres qui suffit à exprimer la déréliction et la résignation de l'âme – sans affèterie ni mauvais théâtre, comme on pourra s'en rendre compte dans la version filmée, sans doute un des moments les plus bouleversants de ce coffret.

Couronnant deux ans plus tard un éclectique programme où figuraient le Concerto pour violon de Schoenberg avec Patricia Kopatchinskaja, ainsi que des pièces chambristes de Milhaud et Ravel, cette Cinquième Symphonie de Tchaïkovski marque les esprits par la façon dont Petrenko réussit à obtenir le meilleur des Berliner en usant d'une palette d'effets et de moyens relativement simples. Contrairement à ses poèmes symphoniques, construits autour de sources littéraires, Tchaïkovski réduit ses trois dernières symphonies à une méditation sur le thème de la lutte contre le destin et l’implacabilité du sort auquel il se sentait soumis. L'idée fixe qui en résulte n'a pas ici l'éclat rutilant des fanfares de cuivres qui parcourent sa Quatrième. Il faut savoir saisir dans le demi-jour qui sert d'écrin à cette interprétation, l'extrême concentration qui fait se mouvoir la douceur feutrée des deux clarinettes introduisant l'andante et déployant tout l'arc de l'expression jusqu'aux crêtes martelées de l'allegro con anima. De la même façon, il faut écouter la densité de la courte et mystérieuse introduction précédant l'entrée du cor solo dans l'andante cantabile, con alcuna licenza. Supplétif de luxe venu à la demande de Petrenko du Staatsorchester de la Bayerische Staatsoper, le corniste Johannes Dengler marche ici dans les pas de l'illustre Stefan Dohr, éclairant les lignes oniriques et intimes. À l'élégance naturelle de la valse, on préfèrera la montée graduelle du Finale vers un maestoso qui se mue en tension explosive et transforme les tempi en nitroglycérine. Lecteur passionné de l'Éthique à Nicomaque, Petrenko met en application le principe d'une vertu comme notion de juste milieu. L'affirmation terminale de l’invincibilité du destin est saisie entre fatalité et principe vital – exact reflet de l'idéal de perfection selon Aristote : "une œuvre où il est impossible d'y rien retrancher ni d'y rien ajouter, voulant signifier par-là que l'excès ou le défaut détruisent la perfection, tandis que la médiété ((=l’équilibre parfait, traduction plus accessible de J.Voilquin dans l'édition Garnier-Flammarion)) la préserve".((Aristote, Éthique à Nicomaque, II,6 : " ὅθεν εἰώθασιν ἐπιλέγειν τοῖς εὖ ἔχουσιν ἔργοις ὅτι οὔτ᾿ ἀφελεῖν ἔστιν οὔτε προσθεῖναι, ὡς τῆς μὲν ὑπερβολῆς καὶ τῆς ἐλλείψεως φθειρούσης τὸ εὖ, τῆς δὲ μεσότητος σῳζούσης, οἱ δ᾿ ἀγαθοὶ τεχνῖται, ὡς λέγομεν, πρὸς τοῦτο βλέποντες ἐργάζονται"/ "de là vient notre habitude de dire en parlant des œuvres bien réussies, qu'il est impossible d'y rien retrancher ni d'y rien ajouter, voulant signifier par-là que l'excès et le défaut détruisent la perfection, tandis que la médiété la préserve), si donc les bons artistes, comme nous les appelons, ont les yeux fixés sur cette médiété quand ils travaillent, et si en outre, la vertu, comme la nature, dépasse en exactitude et en valeur tout autre art, alors c'est le moyen vers lequel elle devra tendre."– Traduction J.Tricot, 1959))

 

 

Terra incognita

Le coffret se referme sur un couplage Franz Schmidt – Rudi Stephan qui forme une géographie musicale isolée des deux autres ensembles Beethoven et Tchaïkovski. On connaît très peu Franz Schmidt sous nos latitudes latines. Sa Quatrième Symphonie fait partie, avec l'oratorio apocalyptique Das Buch mit sieben Siegeln (Le Livre aux Sept Sceaux) des chefs d'œuvres trop oubliés d'un entre-deux guerre peinant à se remettre d'un post-romantisme en lutte avec les bouleversements de la Seconde École de Vienne. Violoncelliste de formation, Schmidt fut membre de l'Orchestre philharmonique de Vienne et joua sous la direction de Gustav Mahler. Pédagogue hors pair, il occupe une place importante dans la vie culturelle de la Vienne des années 1920. On peine cependant à imaginer un compositeur à mi-chemin entre Max Reger et Anton Bruckner interprétant en 1929 la partie de piano du Pierrot lunaire de Schoenberg… C'est une étrangeté identique qui relie cette Quatrième Symphonie à un autre chef d'œuvre : le concerto pour violon "à la Mémoire d'un Ange" d'Alban Berg, écrit en 1935 en hommage au décès de Manon, fille de Walter Gropius et Alma Mahler. Un arpège de cordes à vide ouvrait la partie soliste, curieuse parenté avec le solo de trompette qui introduit la Quatrième symphonie de Franz Schmidt – écrite un an avant le concerto à la mémoire d'un ange, et dédiée à sa fille, morte en couches deux ans auparavant.

Programmée en seconde partie d'un concert qui comportait une éclatante Péri de Paul Dukas et le roboratif Troisième Concerto pour piano de Prokofiev (https://wanderer.legalsphere.ch/2018/05/un-concert-ou-explosent-les-couleurs/), cette symphonie de Schmidt appartient à ces œuvres du répertoire Mitteleuropa que Kirill Petrenko ambitionne désormais à faire connaître. Découverte à son arrivée à Vienne au milieu des années 1990, cette partition correspond pour Petrenko à une alternative à la musique de Mahler, que Franz Schmidt connaissait pour l'avoir jouée mais sans y trouver de l'intérêt en tant que compositeur. Construite sur un unique mouvement, cette symphonie revêt l'aspect personnel que peuvent avoir les dernières symphonies de Tchaïkovski. Musique de l'adieu au monde et requiem symphonique, la Quatrième symphonie reste attachée à une écriture enracinée dans une tonalité à la fois terrienne et oppressante. Les chromatismes et les accords de quatrièmes diminuées sont assénés avec la foi du charbonnier, répétés à l'envi dans un continuum mélodique qui peine à se frayer un passage dans cet épais rideau de brumes et de mélismes. Au milieu de cette grisaille se développe une mélopée funèbre sur un solo de violoncelle signé Ludwig Quandt, d'une sobriété et d'une tenue remarquables. Au point d'aboutissement des quatre mouvements, le solo de trompette revient une dernière fois, refermant la pièce à la manière d'un palindrome d'une simplicité quasi déroutante.

La très sobrement nommée Musique pour orchestre de Rudi Stephan est extraite d'un concert de décembre 2012, dans lequel figurait une autre de ses partitions (Musique pour violon et orchestre), ainsi que la Symphonie de Psaumes de Stravinski et un éblouissant Poème de l'extase de Scriabine qui fit entrevoir les belles perspectives que Kirill Petrenko pouvait offrir à cet orchestre. Décédé tragiquement à 28 ans sur le front de l'Est en 1915, Rudi Stephan se distingue très jeune par un intérêt pour les timbres en imaginant le prototype d'un "piano à couleurs" qui n'est pas sans évoquer le future "orgue à parfums (et couleurs)" de Scriabine – compositeur qu'il contribua à faire connaître en dirigeant plusieurs de ses œuvres, de la même manière que celles de Schoenberg, Debussy ou Stravinski. Le titre ostensiblement neutre de "Musique pour…" dissimule une écriture d'une originalité et d'une complexité remarquables. Cette musique du son absolu se détourne de l'obsession formelle, faisant parfois penser aux tourments et à l'énergie d'un Albéric Magnard par la façon qu'il a de réunir des idées thématiques relativement hétérogènes pour en tirer un matériau mélodique de grande tenue. Le passage d'un solo de violon à un thème fugato, ou bien les combinaisons de timbres aussi disparates qu'un son étouffé de tam-tam sur tenues de trombones, font irrésistiblement penser à une modernité qu'on trouve chez un Bartók ou un Janáček, jouant avec une grammaire sonore à la fois expressionniste et kaléidoscopique. Conclure cette anthologie par une œuvre absolument inconnue a de quoi surprendre.

L'écoute attentive révèle une partition qui met admirablement en valeur les principes qui sont à la base même de l'art de la direction de Kirill Petrenko. Fuyant comme la peste ce qu'Adorno avait déjà bien perçu en parlant de "culte" – sciemment entretenu par certains chefs pour dissimuler sous une figure héroïque une fonction essentiellement non-musicale ou non-instrumentale au sens strict. Adepte de la dialectique hégélienne du "maître et serviteur" de la musique, Petrenko fait sienne cette relation asymétrique qui le relie aux instrumentistes, en plaçant la fidélité à la partition au cœur des enjeux. Forcément déceptif pour une oreille soumise au diktat des "versions", cet art de la direction va bien au-delà d'une écoute qui transformerait l'auditeur en entomologiste épinglant ses plus beaux spécimens. Nous sommes confrontés à une lecture qui dimensionne les moyens à la mesure d'une ambition et d'une intelligence qui perçoit dans la musique une forme d'art total, à la croisée des sciences sociales, des connaissances historiques et philosophiques. Abordée comme fait social total, la musique prend ici une importance et une autorité qui place l'humanité en point de fuite – mieux qu'une lecture, une leçon.

 

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David Verdier
David Verdier Diplômé en musicologie et lettres modernes à l'université de Provence, il vit et enseigne à Paris. Collabore à plusieurs revues dont les Cahiers Critiques de Poésie et la revue Europe où il étudie le lien entre littérature et musique contemporaine. Rédacteur auprès de Scènes magazine Genève et Dissonance (Bâle), il fait partie des co-fondateurs du site wanderersite.com, consacré à l'actualité musicale et lyrique, ainsi qu'au théâtre et les arts de la scène.

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3 Commentaires

    • bonjour Alain, j'ignore dans quelle langue mais Petrenko en parle dans un entretien accordé au violoncelliste Olaf Maninger (disponible sur le site Digital Concert Hall – concert du 23 mars 2017)

    • Deux possibilités : il peut lire Aristote dans sa langue maternelle, le russe, ou dans sa langue d'études supérieures, l'allemand.

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