Les Akademiekonzert sont les concerts de l’Orchestre de l’Opéra de Bavière, le plus ancien des orchestres munichois, appelé Bayerisches Staatsorchester (Orchestre d’Etat de Bavière), qui ont lieu une fois par mois selon une tradition qui remonte à 1811 ((La première fois, le lundi 9 décembre 1811 le programma affichait une symphonie de Ludwig van Beethoven, un air de Simon Maier [sic], un concerto pour violon de Carl Cannabich, un air et un concert pour hautbois de Peter von Winter, un duo de Ferdinando Paër et una symphonie de Luigi Cherubini.)).
L’orchestre qui se consacre essentiellement à la saison d’opéra, se dédie au répertoire symphonique avec des programmes de concert qui ne trouveraient pas place dans son activité au quotidien, ou des compositeurs qui ne se sont pas confrontés à l’opéra comme Mahler, Bruckner, Brahms, pour en citer certains au hasard, ou qui s’y confrontèrent sporadiquement comme Beethoven ou Schubert.
C’est une tradition typique de la Mitteleuropa qu’on retrouve chez les Wiener Philharmoniker (Orchestre de l’Opéra de Vienne), la Staatskapelle Berlin (L’orchestre de la Staatsoper Unter den Linden de Berlin), la Staatskapelle Dresden (L’orchestre de la Semperoper de Dresde) et qui a inspiré la naissance d’orchestres philharmoniques aux résultats d’ailleurs contrastés.
S’agissant du Bayerisches Staatsorchester, nous parlons d’une des meilleures phalanges européennes, y compris dans le domaine symphonique, régulièrement dirigée après la deuxième guerre mondiale par Bruno Walter, Hans Knappertsbusch, Clemens Krauss, Rudolf Kempe, Josef Keilberth, Carlos Kleiber, Wolfgang Sawallisch.
Et cet orchestre a été encore désigné, pour la cinquième année consécutive, comme « Orchestre de l’année » par le mensuel Opernwelt.
Kirill Petrenko, GMD (Directeur général de la musique) de la Bayerische Staatsoper depuis 2013 a contribué à en améliorer encore plus si c’est possible, les qualités en termes de transparence du son, de compacité des cordes, de brio des chefs de pupitre complètement dévoués à leur chef et arrivant, au-delà même du plan strictement musical, à créer une symbiose avec l’orchestre qui est contagieuse pour le public.
C’est une joie pour ceux qui assistent en salle à un concert de partager la passion et l’enthousiasme que ce chef arrive à insuffler chez ses excellents musiciens, qu’il s’agisse de Die Fledermaus ou Die Soldaten pour citer des exemples concrets et opposés.
L’élection comme directeur musical des Berliner Philharmoniker in pectore, avec lesquels la collaboration stable commencera en 2019, quatre ans après la décision, a évidemment augmenté l’intérêt pour les concerts symphoniques dirigés par le chef russe à Munich, qu’on pourrait considérer comme une répétition générale de ce que nous réserve le futur.
Rien de plus erroné : le concept d’interprétation "cristallisée" semble étranger à sa manière de penser la musique , qui restitue des interprétations millimétrées et qui exaltent les caractéristiques de la partition en symbiose avec les interprètes. Rien n’est laissé au hasard, chaque détail est pesé et chaque intervention des divers instruments sonne de manière claire et intelligible, même si la musique en apparence coule de manière fluide et spontanée avec le minimum d’excès.
On doit aussi les résultats artistiques auxquels sont arrivés orchestre et chef au soutien essentiel de la gestion de l’autrichien Nikolaus Bachler, Intendant de la Staatsoper de Munich, qui a permis au directeur musical de travailler dans un climat de sérénité maximale. Arrivé aux commandes en 2008, il a lié le destin de sa charge à celle de Petrenko jusqu’au moment, justement, où celui-ci prendra ses fonctions définitivement à Berlin.
En 2021 en effet, le binôme Serge Dorny/Vladimir Jurowski prendra les rênes de la Bayerische Staatsoper.
Une partie importante de ce parcours, visant à attirer l’attention d’un public moins averti que celui de l’aire mitteleuropéenne a été consacrée à des tournées prestigieuses qui ont porté l’orchestre de par le monde, dix étapes en Europe en 2016, un voyage en Extrême Orient en septembre 2017 (Taiwan, Corée du sud, Japon), et Elbphilharmonie de Hambourg et Carnegie Hall de New York en mars 2018.
Alors, dans ce contexte, on ne doit pas s’étonner de cette soirée à Lugano où pour l’occasion (unique) a été proposée au LAC Lugano Arte e Cultura, dans l’auditorium moderne à l’acoustique avantageuse situé à l’intérieur du Musée, le programme du 2.Akademiekonzert présenté trois fois à Munich au Nationaltheater les jours précédents, un programme dont la première partie sera reprise en mars 2019 et en fin d’été avec les Berliner Philharmoniker.
Au programme, deux géants de l’architecture musicale : avec le Concerto pour violon d’Arnold Schönberg et la Deuxième symphonie de Johannes Brahms, deux chefs d’œuvres absolus pourtant considérés souvent au second plan par rapport à des œuvres plus célèbres des deux compositeurs.
Dans les deux œuvres, Petrenko se libère des définitions habituelles, en éloignant le spectre de la prétendue cérébralité du concerto pour violon, et nous offrant une symphonie de Brahms pleine de feu et de passion, loin d’une tranquille contemplation pastorale.
« Ces dernières années, on m’a souvent demandé si certaines de mes compositions étaient dodécaphoniques « pures » ou si en général elles sont dodécaphoniques. Le fait est que je ne le sais pas. Je suis plus un compositeur qu’un théoricien. Quand je compose, je cherche à oublier toutes les théories et je continue à composer seulement après en avoir libéré mon esprit. » ((My evolution, in “The Musical Quarterly”, ottobre 1952, pp. 517–27, da Luigi Rognoni, La scuola musicale di Vienna, Torino 1966)).
Arnold Schönberg
Avec le Concerto pour violon op. 36 composé en 1936, Schönberg était bien conscient d’avoir écrit une page importante dans l’histoire du genre, particulièrement complexe pour l’utilisation de l’écriture dodécaphonique et très difficile pour le soliste dont il arriva à dire que l’idéal aurait été un musicien qui eût pu avoir une « main gauche à six doigts ».
La violoniste Patricia Kopatchinskaja nous guide dans cette musique jusqu’à participer de manière visible à chaque passage de l’orchestre par une mimique démonstrative qui crée instantanément l’empathie avec le public. Le son est parfaitement en phase avec la composition, notes graves et centrales intenses, chaudes, râpeuses pour monter à l’aigu dont les sons s’allègent progressivement, jusqu’à devenir aériens, jusqu’à devenir des souffles, mais toujours nets et bien présents.
La symbiose avec la direction de Petrenko est totale, tous deux nous restituent un Schönberg vif, passionnant, aux chaudes harmonies initiales qui créent un pont sonore vers la Lulu de Berg (contemporaine). Lyrisme et théâtralité marquent cette interprétation dès le chaud soupir initial du violon solo, évanescent et nocturne.
Le public est complètement sous l’emprise de la théâtralité irrépressible, de la vivacité de cette musique et le tonnerre d’applaudissements à la fin de la demi-heure sonne comme une libération à la fin d’une exécution techniquement parfaite.
Sympathiquement, Patricia Kopatchinskaia invite pour deux brefs bis le violoncelliste Emanuel Graf et le clarinettiste Andreas Schablas, solistes de l’orchestre bavarois.
Dans la seconde partie du concert, Kirill Petrenko conduit l’orchestre dans une lecture passionnée et bouleversante de la Deuxième symphonie de Johannes Brahms. Sous sa baguette, elle devient une onde sonore chargée de passion, loin de l’élégie pastorale chère aux amoureux de l’image du compositeur qui l’été 1877 profita d’un séjour au Wörthersee ((Un lac de Carinthie célèbre aussi pour avoir été élu par Mahler qui y composait dans une petite maison isolée)) pour se réconcilier avec le genre après le long et laborieux processus de création de la Première symphonie.
Dans ce dernier cas il s’agit aussi, évidemment d’une clef de lecture plus que légitime, qui pour une fois met d’accord la plus grande partie des exécutants, mais ça n’est pas la seule. Petrenko rend très cohérente la tension et l’inquiétude de l’arc narratif formé par les quatre mouvements, en une lecture qui rappelle par exemple celle d’un très grand Ferenc Fricsay((il reste un enregistrement de la deuxième symphonie de Brahms avec Ferenc Fricsay à la tête des Wiener Philharmoniker auFestival de Salzbourg, live du27 août 1961)), avec les conséquences extrêmes qui en résultent.
A dominer le premier mouvement la puissance de la section des cors, affirmée face aux sonorités des cordes, sereines et solaires, jusqu’à l’épisode conclusif qui avec une précision millimétrée laisse en bouche une saveur de parodie. Passés les mouvements centraux riches de couleurs et d’émotions, on en arrive au dernier mouvement avec des cordes au son piano, mais pas pianissimo, dont la lumière flotte dans la salle d’où se distinguent tour à tour hautbois, flûte, basson, cors en des interventions qui par leur justesse exaltent la cohérence de cette vision de l’œuvre.
Tonnerre d’applaudissements prolongés à la fin du concert.