Nabucco a attiré un vaste public à l’auditorium de Lyon qui affiche à peu près complet, il est vrai que Leo Nucci l’une des stars inusables du chant italien était affiché, avec Anna Pirozzi, à l’autre bout du spectre, l’une des gloires montantes parmi les sopranos. Leo Nucci ayant déclaré forfait, c’est le baryton mongol d’un peu plus de trente ans Amartuvshin Enkhbat qui a repris le flambeau, qu’on commence à voir un peu partout en Italie. Du même coup Lyon affichait sans le vouloir le chant du futur et ce fut une grande réussite.
Le premier artisan en est Daniele Rustioni, qui a mis le feu à l’orchestre de l’Opéra de Lyon pour une exécution aux éminentes qualités sino mémorable.
Tout d’abord, la clarté du rendu, avec un espace notable laissé aux solistes de l’orchestre, et une limpidité rare. Loin de rechercher les seuls effets, et ils sont nombreux dans cette l’œuvre, Rustioni exalte chaque section, notamment les violoncelles et leur chef de pupitre Ewa Miecznikowska (par sa notable intervention en accompagnement de « Tu sul labbro », la prière de Zaccaria), mais aussi les bois. Cette clarté et cette manière de valoriser l’instrumentation d’une partition tellement labourée montre la profondeur de la lecture du chef et la manière dont l’orchestre est impliqué.
Mais il sait aussi rendre l’énergie, la couleur, la violence et le clinquant d’une œuvre qui « sonne » fortement : il soigne les contrastes, avec de vrais forte, et des moments beaucoup plus allégés et subtils, sans toutefois jamais couvrir les chanteurs, dans une salle (l’auditorium) à l’acoustique pourtant difficile. Cette énergie dans laquelle le chef se jette littéralement est lisible par une gestique spectaculaire : il saute, il s’accroupit, il crie même quelquefois. Cette fougue, qu’on pourrait penser excessive finalement convient à un tel Opéra. En tous cas, cette manière de faire sonner ce jeune Verdi qui emporte tout sur son passage convient particulièrement bien : elle exalte toutes les couleurs verdiennes du futur, avec les chœurs spectaculaires, les moments de retenue et très intimistes, et les ensembles vibrants qui ponctuent les actes.
Il est servi aussi par un chœur très bien préparé par Christoph Heil, énergique et particulièrement engagé dès le début, dont le sommet est évidemment le Va pensiero, parce que c’est LE moment de l’opéra, et qu’il est ici à la fois très ardent, et particulièrement intime. C’est une très belle exécution, dont la version de concert relativise sans doute sa position de « climax », mais qui est marqué à la fois par une vibration évidente, mais aussi par une retenue d’une très grande tension, la dernière note tenue jusqu’à la sourdine est magnifique.
Ainsi l’orchestre (qui a été dirigé par de très grands chefs (Gardiner, Nagano, Fischer) et à qui le prédécesseur de Rustioni, Kazushi Ono, a donné une clarté et une précision marquées, a trouvé en Daniele Rustioni un chef empathique, au contact chaleureux et l’on sent la relation affective qui s’est nouée entre les musiciens et leur directeur musical . Le chœur est devenu l’une des phalanges les plus notables du paysage lyrique français, en attente de chef de chœur attitré, il est dirigé par différents chefs, mais à chaque fois montre son professionnalisme et sa qualité, et particulièrement ce soir.
La distribution dans son ensemble est d’un grand niveau, des rôles d’appui aux protagonistes. Dans les ensembles et notamment au final, on entend distinctement la voix claire, puissante et sûre de la jeune Erika Baikoff, du studio de l’Opéra de Lyon, qui chante Anna (sœur de Zaccaria) et dont la prestation laisse bien augurer de la suite. De même Grégoire Mour, avec une voix de ténor précise, et un très joli timbre, chante l’épisodique Abdallo, avec une voix contrôlée la jeune basse Martin Hässler dans le grand prêtre de Baal serait sûrement plus à l’aise dans une version scénique, mais dans l’ensemble ces trois jeunes complètent avec bonheur la distribution.
La particularité des protagonistes de Nabucco, ce sont des rôles protagonistes de premier rang (Nabucco, Zaccaria, Abigaille) et de second rang (Fenena, fille de Nabucco et Ismaele, neveu de Zaccaria) : ces deux derniers chantant dans les ensembles, avec quelques moments solistes mais un espace vocal néanmoins plus réduit.
Enkelejda Shkosa est un mezzo-soprano reconnu depuis une vingtaine d’années, on connaît la qualité de sa voix homogène, qui projette bien, malgré un léger vibrato, dans un rôle ingrat qui a peu d’espace pour se développer dans l’œuvre, sinon dans son air final chanté avec une belle intensité « Oh dischiuso è il firmamento ! ».
Face à elle, le jeune ténor Massimo Giordano, aux qualités de timbre éminentes, à la prestance réelle, à la belle projection, mais qui ne semble pas avoir résolu ses problèmes de passage à l’aigu avec la voix qui se serre presque systématiquement, pour s’élargir néanmoins après de belle manière. C’est très dommage, car la couleur, la diction, le phrasé et l’engagement sont impeccables.
Zaccaria est Riccardo Zanellato, qui nous est apparu peut-être en moins bonne forme qu’à d’autres occasions. Le timbre semble avoir perdu un peu de son bronze, plus opaque, et moins projeté. Bien sûr, il y a des moments notables (la prière) mais l’air d’entrée, plus héroïque, a semblé moins lui réussir. Il reste que la personnalité est forte et qu’il arrive, même en version de concert, à imposer un personnage fort qui remplit l’espace.
Abigaille, rôle périlleux entre tous, était la jeune Anna Pirozzi, l’une des voix les plus sollicitées du moment dans les lirico-spinto des répertoires verdien et puccinien. Ainsi chante-t-elle aussi Turandot, mais aussi Odabella (dans l’Attila récent de Parme) ou la Leonora de la Forza del Destino.
Cette voix se distingue d’abord surtout par l’aigu proprement incroyable de volume, de souffle, de tenue, et de puissance : on en reste proprement médusé ; ensuite, elle sait aussi contrôler avec des filati réussis et une technique notable dans les vocalises, en particulier dans les fameuses scalette initiales de son air d’entrée (« Prode guerrier ! ») notamment sur
« di mia vendetta il fulmine
su voi sospeso è già ! ».
Anna Pirozzi a un style de chant plutôt traditionnel, et le timbre n’est pas d’une séduction immédiate, mais tout est sûr et sans scorie aucune, et l’air final « Su me… morente… esanime… discenda il tuo… perdono!… » est un moment où se transmet et se partage une très grande émotion. C’est une prestation qu’on peut dire à la fois rare, impressionnante et exceptionnelle.
Nabucco qui devait être Leo Nucci a été remplacé par le baryton mongol Amatuvshin Enkhbat, que notre site dans ses pages italiennes a déjà remarqué dans Rigoletto à Gênes et Nabucco à Novara et à Vérone.
Ce qui frappe d’abord, c’est une voix d’une qualité exceptionnelle, par la puissance, le velouté, le timbre aussi. Rares sont les barytons qui ont de tels atouts. Certes, le phrasé est un peu « daté », mais n’est-ce pas l’effet d’une prestation de concert ? Peut-être manque-t-il à cette voix – exceptionnelle, je le répète- d’être un peu plus incarnée. Il reste que le dernier acte est vraiment remarquable : la prière « Dio di Giuda » précédée des magnifiques violoncelles et de la flûte solo de l’orchestre est un très grand moment de chant pur, d’une grande intériorité et d’une très grande émotion. Et la cabalette qui suit « O prodi miei seguitemi », au rythme éclatant grâce à l’orchestre incroyable de Rustioni, avec l’aigu puissant et tenu en point d’orgue, est un de ces immenses moments d’opéra qu’on aime vivre !
Nous tenons là un très grand chanteur, qui se place d’emblée dans les barytons qui comptent sur le marché lyrique. Pour sa première apparition en France, c’est là un coup de maître. Parisiens, courez ce soir au Théâtre des Champs Élysées, vichyssois courez samedi 11 novembre dans votre beau théâtre. Personne ne le regrettera.