Saverio Mercadante (1795–1870)
Il Bravo (1839)
Opéra en trois actes
Libretto de Gaetano Rossi et Marco Marcello d'après La Vénitienne d'Auguste Anicet-Bourgeois elle-même inspirée de The Bravo, roman de James Fenimore Cooper.
Direction musicale : Jonathan Brandani
Mise en scène : Renaud Doucet
Décors et costumes : André Barbe
Lumières : Paul Hackenmueller
Assistante-Metteur en scène : Kathleen Stakenas
Assistant  Décorateur : Luca Dalbosco
Assistante Costumes : Catherine Buyse
Il bravo : Rubens Pelizzari
Pisani : Alessandro Luciano
Foscari : Gustavo Castillo
Luigi : Simon Mechlinski
Violetta : Ekaterina Bakanova
Teodora : Yasko Sato
Cappello : José de Eça
Marco : Toni Nežić
Messaggero : Richard Shaffrey
Michelina : Ioana Constatin-Pipelea
Wexford Festival , National Opera House, 30 octobre 2018

Le Festival de Wexford marque sa singularité en affichant des titres inconnus ou disparus des programmes, pris notamment (mais pas seulement) dans le répertoire du XIXème italien. C’est le cas dIl Bravo de Mercadante, créé avec un grand succès à la Scala en 1839, pour son malheur puisque la même année et dans le même théâtre un certain Giuseppe Verdi créait son premier succès, Oberto, conte di San Bonifacio, départ d’une carrière qui pour sûr fit de l’ombre à son malheureux concurrent. Au-delà de quelques titres très rarement repris, Mercadante n’est jamais affiché hélas dans les grands théâtres internationaux. Le Festival de Wexford relève le gant, et propose une production très digne, qui montre que l’œuvre non seulement tient la route, mais mériterait une reconnaissance plus large.

Wexford est une petite cité d’une vingtaine de milliers d’habitants, en bord de mer, dans les replis de la côte de la mer d’Irlande, entre Dublin (150 km)  et Cork (190km), et à quelques kilomètres du port de Rosslare, qui reçoit des ferrys d’Angleterre et de Cherbourg.
Le festival de Wexford a été fondé par Tom Walsh en 1951, c’est la manifestation musicale la plus importante d’Irlande et il en est donc à sa 67ème édition, dédiée depuis ses origines à des opéras rares et peu représentés (la première édition est dédiée à The rose of Castille de Balfe, un opéra créé en 1857 à Londres). Sous l’impulsion notamment d’Elaine Padmore qui resta 12 ans aux commandes (1982–1994), puis de l’italien Luigi Ferrari (jusqu’en 2005) et de David Agler depuis 2005, le festival défend un répertoire rare avec des productions d'une qualité constante.
Depuis 1963, trois opéras se partagent la programmation annuelle, entre fin octobre et début novembre. Cette année, une création de William Bolcom, Dinner at Eight, une soirée vériste avec L’Oracolo de Franco Leoni, créé en 1905 à Covent Garden et Mala Vita, la première œuvre complète en trois actes d’Umberto Giordano (Scala 1892) et Il Bravo de Mercadante.
C’est le sixième titre  (sur environ soixante-dix) de Mercadante créé à Wexford après Elisa e Claudio (1988), Elena da Feltre (1997), Il Giuramento (2002), La Vestale (2004), Virginia (2010). On peut tenir pour sûr que c’est à Wexford que les représentations modernes de Mercadante sont les plus nombreuses.
Un autre trait de Wexford est d’être un creuset pour des jeunes artistes, qui peuvent être encore en académie, ou qui sont au tout début de leur carrière, avec un beau travail de préparation qui garantit un niveau très honorable des représentations, en donnant aussi une place à des jeunes chanteurs irlandais.
À côté des productions importantes, des concerts et récitals, dont des représentations scéniques en format réduit  d’opéras plus connus accompagnés au piano pour permettre aux jeunes la plupart affichés dans les trois productions de l’année de se produire dans des rôles plus "standard", cette année La Fanciulla del West et Don Pasquale. Ces représentations ont lieu dans un hôtel voisin et sont très fréquentées.
Le Festival est très largement sponsorisé, à l’anglo-saxonne, et bénéficie aussi depuis dix ans d’une très belle salle, le National Opera Theatre, de 800 places, au beau revêtement de bois, à l’acoustique claire, où ont lieu les représentations des trois opéras de Festival.

Rideau initial

Comme naguère la mise en scène du Ring de Bayreuth de Tankred Dorst, qui imaginait notre monde contemporain et en surimpression le monde des dieux du Ring et le déroulement de la trame, l’équipe composée du canadien André Barbe pour les décors et costumes et du français Renaud Doucet pour la mise en scène imaginent un va et vient entre la Venise touristique d’aujourd’hui et la Venise de la Renaissance, ainsi les projections en guise de rideau de scène impriment non sans humour sur des tableaux de Vedutisti du XVIIIe des réalités d’aujourd’hui, groupes de touristes devant San Zanipolo ou énormes paquebots (le bien nommé MS Calamità) sur fond de bassin de San Marco.

Venise d'aujourd'hui et d'hier dans son espace rêvé

Les tableaux sont ainsi précédés de visions de groupes de touristes, qui se font des selfies avec un doge ou qui suivent un guide dans les espaces où le drame se noue, dans un décor par ailleurs très réussi de André Barbe (qui signe aussi des costumes soignés), fait de pièces, de façades, de plafond en perspective, aux proportions un peu torturées, comme quelquefois dans les films où l’on travaille en flash-back et où le décor progressivement se déforme pour que le spectateur se retrouve au moment historique évoqué. L’effet esthétique est très séduisant et donne en même temps quelque chose d’abstrait à cette histoire impossible, comme si cette Venise que nous visitons était un tremplin pour une histoire débridée cachée dans les recoins de nos imaginations contemporaines.
Les éclairages réussis de Paul Hackenmüller font le reste.
Il y a quelque chose dans cet ensemble qui tient un peu de la bande dessinée, et la trame de l’œuvre s’y prête : tous les ingrédients y sont et d’abord Venise, la Venise de la Renaissance et du Conseil des Dix, masques, ombres et lumières, venelles et palais, qui abritent complots et crimes.
Carlo, « Il bravo » est en fait un mercenaire chargé de très basses œuvres, autrement dit un tueur à gages employé par le gouvernement de Venise qui a accepté la charge pour sauver son père de la mort. On lui demande d’assassiner Teodora, une riche étrangère, mais il découvre que cette femme est en réalité son ex-femme qu'il avait tenté d’assassiner par jalousie parce qu’il croyait à tort qu’elle l’avait trahi. Teodora a été objet d’amour de Foscari, mais ce dernier est désormais amoureux de Violetta, sa fille, elle-même amoureuse de Pisani un proscrit qui revient pour revoir sa belle. Carlo et Pisani échangent les masques, d’où évidemment des quiproquos, mais au bout du compte. Pisani et Violetta, réussissent à fuir, Carlo ne sait s’il doit sauver Teodora e condamner son père à mort ou exécuter Teodora et sauver son père. Teodora résout le dilemme en se sacrifiant. Mais Carlo apprend alors la mort de son père. Le suicide de Teodora a été inutile.

Chœur de femmes

La mise en scène encadre cette trame un peu fragile quelquefois sans vraiment aller au-delà d’un respect du livret, mais qu’y gagnerait-on à « actualiser » cette histoire. Elle en respecte donc la couleur, alternant des moments spectaculaires et plus intimes, dans un rythme qui répond avec justesse à cette œuvre échevelée dans un cadre esthétique très réussi comme on l’a souligné plus haut et au total, on ne s’ennuie jamais. Comme chez Verdi, il n'y a pas de personnage vraiment négatif : chacun a son destin obéré par une puissance supérieure (Venise), par la méchanceté des hommes, jamais par un fatum anonyme et chacun poursuit un bonheur qui s'avère impossible, sauf pour le couple Violetta/Pisani qui réussira à se sauver.

Dans une œuvre qui ne cesse de haleter dans un rythme soutenu (Mercadante se souvient de papa Rossini), la direction de Jonathan Brandani tient l’ensemble sans jamais relâcher la tension : les indications précises, la clarté de la lecture, l’absence totale de scorie d’aucune sorte dans un orchestre qui sonne bien sont ses atouts notables, mais il sait aussi retenir le son, et alterner des moments explosifs avec des moments plus lyriques et plus suspendus. C’est une direction qui rend justice pleinement à l’œuvre qui sous cette baguette recèle des moments réellement séduisants. Tout cela montre combien l’oubli dans lequel Mercadante est tombé est injuste.

Alessandro Luciano (Pisani) et Ekaterina Bakanova (Violetta): ils se sauveront

Mercadante est ici avant tout un compositeur qui veille au drame et à sa cohérence, il impose un rythme qui d’une certaine manière ignore les mignardises belcantistes, et qui au contraire ne laisse jamais le drame s’arrêter pour telle ou telle acrobatie vocale. Il n’y a pas de moments vocalement démonstratifs ou stratosphériques, même si l'œuvre  exige de tous les chanteurs des moments héroïques, des moments très lyriques de grande émotion et de grande retenue. Le duo Violetta/Teodora au troisième acte est par exemple l’un des moments les plus riches d’émotion de l’œuvre. S’il n’y a pas de « morceaux de bravoure », l’exigence vocale est grande ainsi que l’énergie à déployer et on peut dire que l’ensemble de la distribution y répond avec bravoure, sans rien de démonstratif. C’est le cas de l’excellent Carlo, très humain, de Rubens Pelizzari et du Pisani de Alessandro Luciano, deux ténors dans la tradition des duos de ténors chez Rossini, mais sans combats de contre ut ni de vocalises inaccessibles, mais avec un engagement particulièrement fort, sans jamais faillir. Bon Foscari également de Gustavo Castillo qui sort de l’Accademia de la Scala.Deux sopranos sont aussi face à face, la japonaise Yasko Sato, vaillante dans Teodora,  avec quelques stridences et des petits problèmes de justesse cependant, et l’excellente Violetta d’Ekaterina Bakanova, émouvante et à la technique solide.
Au total tous méritent d’être cités, de Simon Mechlinski (Luigi), José de Eça (Cappello), Toni Nežić (Marco), au messager de Richard Shaffrey et à la Michelina de Ioana Constatin-Pipelea.

Dans un écrin contenu comme ce National Opera House de Wexford, les voix n’ont aucun mal à dominer la partition sans forcer, l’orchestre est d’une grande clarté, et la production particulièrement soignée. Une vraie soirée de festival, d'une qualité qui rend justice à une œuvre qui mériterait d’être programmée plus fréquemment dans le circuit notamment italien.

Une nuit à Venise…

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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