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Ce devait être l’événement de la saison 2020–2021 à l’Opéra de Nice, la première pour laquelle Bertrand Rossi était pleinement aux commandes : Akhnaten, qu’on n’avait plus revu en France depuis la production donnée à Strasbourg en 2002. C’est aussi l’un de ces spectacles qui ont été répétés dès la rentrée, en toute confiance, malgré quelques difficultés, et qui ont été captés à huis-clos à défaut de pouvoir être présentés au public (mais ce n’est que partie remise, apparemment). Akhaten est donc visible sur les petits écrans en attendant de retrouver la scène niçoise dès qu’une saison « normale » sera possible.
Pour la mise en scène, on a fait appel à une Glassienne de la première heure : Lucinda Childs, associée dès 1976 à la toute première incursion de Philip Glass dans le genre lyrique, puisqu’elle fut l’une des conceptrices de ce spectacle total qu’était Einstein on the Beach. Depuis les années 1990, la chorégraphe américaine s’est par la suite lancée dans la mise en scène d’opéras du répertoire, principalement aux Etats-Unis, mais on se souvient que l’une de ses dernières productions lyriques en France avait été le Farnace de Vivaldi à l’Opéra du Rhin en 2012.
Avec Akhnaten, malgré toute l’estime qu’on peut avoir pour une personnalité qui a marqué le monde de la danse, il faut bien reconnaître que Lucinda Childs assure une sorte de service minimum. On peut comprendre qu’elle ait choisi de se démarquer du spectacle coproduit par Londres et New York, réalisé par Phelim McDermott en 2016 et repris en 2019, qui misait beaucoup sur l’occupation de l’espace par une troupe de danseurs et d’acrobates. La production niçoise brille donc, au contraire, par un dépouillement extrême, l’élément le plus spectaculaire étant le plateau proprement dit, un vaste disque – solaire ? – qui tourne, pivote et s’incline, dont le héros occupe le plus souvent le centre, et où les chanteurs doivent lutter avec la pente pour conserver l’équilibre. Les éclairages sont efficaces, avec notamment quelques moments plongés dans l’obscurité ou dans une lueur rouge. Les costumes sont sobres, eux aussi, l’Égypte étant surtout évoquée à travers les pectoraux pharaoniques que les personnages principaux arborent par-dessus leurs vêtements ; le buste d’Akhénaton apparaît fugitivement, les projections vidéo, parfois assez fascinantes, employant également les hiéroglyphes comme élément décoratif, la description de la ville fondée par le héros appelant aussi une image de temple typique. La danse n’est pas aussi omniprésente que l’on aurait pu s’y attendre, Lucinda Childs réservant la part de la chorégraphie à quelques scènes seulement, mais en dédoublant parfois les danseurs grâce à la projection sur le fond de scène du film de leurs évolutions sur le plateau. C’est parfois aussi l’image de Lucinda Childs elle-même qui occupe l’arrière-plan, à chacune des interventions du récitant, rôle qu’elle s’est attribué et pour lequel on peut se demander s’il n’y a pas une légère entorse aux volontés initiales du compositeur, qui avait prévu des textes en allemand lors de la création de l’œuvre à Stuttgart en 1984 (sous le titre Echnaton). L’anglais est certes une langue moderne par opposition à l’égyptien, l’akkadien ou l’hébreu ancien, mais l’hymne au soleil, également chanté en anglais dans la production niçoise, ne devrait-il pas être interprété dans l’idiome vernaculaire des spectateurs ?
On peut donc considérer que la première place est laissée à la musique, l’image choisissant de s’effacer au profit du son. C’est néanmoins un peu dommage, non que le minimalisme de Glass appelle impérativement une « compensation » visuelle, mais parce que d’autres ont su proposer une véritable réflexion sur le sens de cette œuvre. Le dernier des trois premiers opéras de Philip Glass est bien sûr celui qui se rapproche le plus d’une conception traditionnelle du genre lyrique : là où Einstein on the Beach refusait catégoriquement le sens, en vidant le langage de toute signification, là où Satyagraha enfilait les formules de la sagesse hindoue sans rien de narratif, le livret d’Akhnaten suit de manière chronologique le parcours du pharaon rebelle, sans en éviter les principaux incidents. Néanmoins, le texte chanté reste un peu abstrait et laisse une grande marge de liberté à qui décide de s’en emparer comme l’a brillamment fait Laura Scozzi à Bonn en 2018, proposant une mise en scène qui s’interrogeait sur la violence qui peut accompagner l’instauration d’un monothéisme. Rien de tel ici, et Lucinda Childs semble avoir voulu « wilsoniser » un opéra auquel Robert Wilson n’avait nullement été associé, en y appliquant la gestuelle stylisée chère à son compatriote. Mais il est vrai qu’à force de voir dans les spectacles signés Bob Wilson les acteurs se déplacer torse de face, visage de profil et bras écartés, on en oublierait presque qu’avant de devenir un wilsonisme, c’était la manière dont les Egyptiens se représentaient sur leurs monuments…
Finalement, l’originalité de cette production tient donc plus à la façon dont la partition de Philip Glass est interprétée par une équipe presque exclusivement francophone. Dans la fosse, Léo Warynski prouve ses affinités avec la musique de notre temps, souvent manifestée à travers la programmation de son ensemble vocal Les Métaboles, ainsi que dans son activité de chef lyrique, largement tournée vers la création contemporaine. Le chœur de l’Opéra de Nice relève également le défi avec conviction, et l’on a fait appel, pour la scène où le pharaon est entouré de ses filles, à cinq jeunes chanteuses du CALM, le Centre d’Art Lyrique de la Méditerranée.
Quant aux solistes, il s’agit en grande majorité d’artistes habitués à servir les grandes œuvres du passé, et non de ces voix qui se dévouent exclusivement à la musique d’aujourd’hui à défaut de pouvoir s’imposer dans un répertoire plus classique. Cela signifie des timbres plus généreux que ce n’est souvent le cas, et se traduit aussi par la présence d’un vibrato plus large que les oreilles n’en ont l’habitude dans les partitions contemporaines. Vincent Le Texier chante ainsi Aye, père d’Akhénaton, d’une voix si vibrante que cela déconcerte d’abord. Sans que l’on puisse parler d’une véritable reconversion, même si elle était à Berlin en novembre 2019 l’héroïne de Heart Chamber, l’opéra de Chaya Czernowin, Patrizia Ciofi est tout aussi inattendue dans cette musique où, fort heureusement, l’on ne remarque pas certaines difficultés qu’elle rencontre désormais dans des compositions d’époques antérieures. Présence sculpturale, voix chaude, Julie Robard-Gendre confirme que de belles voix peuvent et doivent aborder ce genre d’œuvre. Malgré une tension parfois perceptible dans l’aigu, Fabrice Di Falco est le pilier sur lequel repose cette production, et le contre-ténor français déploie dans le rôle-titre la sensualité et la puissance qui confèrent tout son relief au pharaon visionnaire. On espère que, pour lui, d’autres théâtres en France auront le courage de monter cet opéra qui constitue un des titres marquants de la deuxième moitié du XXe siècle.