Lucerne Festival 2019
Jeudi 29 août 2019

Berliner Philharmoniker
Kirill Petrenko, direction
Patricia Kopatchinskaia, violon

Arnold Schönberg
 (1874–1951)
Konzert für Violine und Orchester op. 36

Pjotr Iljitsch Tschaikowsky (1840–1893)
Sinfonie Nr. 5 e‑Moll op. 64

 

 

Lucerne, KKL, jeudi 29 Août 19h30

Deuxième programme de Petrenko pendant cette courte tournée des Berliner, celui donné au printemps à Berlin et Baden-Baden, le Concerto pour violon de Schönberg avec en soliste Patricia Kopatchinskaia et la Cinquième de Tchaïkovski, après la Pathétique la saison dernière. Et l’orchestre, rompu à ce programme a été ce soir absolument éblouissant, voire inattendu offrant une de ces soirées mémorables qui assomment l’auditeur pour longtemps.

Les Berliner Philharmoniker sous la direction de Kirill Petrenko le 29 août 2019 au KKL Lucerne © Peter Fischli /Lucerne Festival

Les commentaires que nous évoquions dans l’article précédent sur le premier programme proposé par les Berlinois ont commencé, et un bel article monitoire d’Alex Ross dans The New Yorker ((https://www.newyorker.com/magazine/2019/09/16/kirill-petrenkos-unadventurous-debut-at-the-berlin-philharmonic .)) alerte sur l’absence de musique d’aujourd’hui dans ce programme inaugural, et sur le danger à voir les Berliner Philharmoniker devenir une machine huilée, au lieu d’être un corps sonore vivant, à cause de l’extrême précision du travail millimétré de Petrenko avec les orchestres, qui aurait tendance à brider la liberté du musicien. C’est effectivement un danger dans cette manière de travailler qui laisse apparemment de côté toute « improvisation » ou toute initiative au musicien du rang. Sir Simon Rattle, invoqué dans l’article, était un grand communicant, venu d’une culture musicale différente, et qui a voulu donner dans son premier concert (avec une œuvre de Thomas Adès) un signe qui rompait avec l’ère d’Abbado précédente, qui a toujours contribué à ouvrir le répertoire, mais de manière au total assez homéopathique. Rattle a rajeuni les rangs des musiciens, il a effectivement ouvert le répertoire, et pas seulement vers les contemporains, mais n’a pas toujours convaincu sur le répertoire traditionnel de l’orchestre, Beethoven-Brahms, et à ce que je sache, il a toujours lui-aussi soigné la précision du son, contrôlé le rendu, sans toujours laisser l’individu-musicien s’exprimer. Abbado au contraire (et cela aussi lui a été reproché par ses détracteurs) « laissait jouer », et restait toujours ouvert aux propositions des musiciens, le but n’étant pas « le concert », mais la musique, dans ce « Zusammenmusizieren » qu’il a toujours privilégié : il considérait l’orchestre comme un ensemble de musiciens pour lequel tout programme était l’occasion de faire de la musique ensemble, et non d’étudier un programme de concert dans un répertoire que les berlinois ont labouré depuis des décennies.
Un seul fait (et non une seule conjecture) doit intéresser, c’est la raison pour laquelle après seulement trois programmes, les Berlinois (au départ la moitié d’entre eux) ont proposé Petrenko comme Chefdirigent, face à Christian Thielemann, soutenu par l’autre moitié (et notamment les cordes) et qu’au total c’est Petrenko qui a été choisi, lui si peu médiatique, lui qui n’aime pas les disques, lui l’inconnu, lui le second couteau comme on a pu le lire en France sous la plume d’observateurs myopes. De deux choses l’une, ou cet orchestre est devenu médiocre et suicidaire, au point de se tromper aussi lourdement, ou bien l’expérience vécue avec Petrenko fut telle, au-delà de toutes les réserves exprimées plus haut, que le jeu en valait la chandelle.
De nature optimiste, je préfère la seconde possibilité.
Petrenko a 47 ans. Curieusement c’est l’âge où Karajan devint lui-aussi le Chefdirigent du Philharmonique de Berlin en 1955, et où Sir Simon Rattle entama son mandat en 2002. Abbado quant à lui avait 56 ans en 1989. Seul Furtwängler en prit la direction bien plus jeune, à 36 ans, en 1922.
Petrenko arrive certes jeune, mais à l’âge grosso modo presque canonique pour accéder au trône le plus ambitionné de la carrière musicale. Ce qui veut dire que, comme Karajan, comme Rattle, comme Abbado aussi, le regard sur la musique et les interprétations vont évoluer, en fonction de l’âge, de l’expérience, du lien tissé avec les musiciens de l’orchestre, qu’il va connaître de plus en plus, dans une relation de plus en plus libre sans doute. Le Philharmonique de Berlin est une vieille dame vénérable, même si ses musiciens sont rajeunis : plus de la moitié de l’orchestre n’a pas connu Abbado, et cette autre génération a besoin d’autres repères, que peut-être leur donne Petrenko. Ne pas tenir compte de cette vie interne-là c’est laisser de côté un pan de la vie d’un orchestre, même si le critique se doit (paraît-il) de ne juger que ce qu’il écoute hic et nunc.
Dans les programmes de Petrenko à Munich notre point de comparaison essentiel, il y a effectivement peu de créations (South Pole, l’opéra de Miroslav Srnka) mais il a dirigé aussi Die Soldaten, et avec quelle puissance. Il est inévitable qu’il ait dans le futur des créations contemporaines en commission des Berliner, c’est un point essentiel et nécessaire voire obligatoire d’une programmation artistique. Mais Petrenko n’a pas la culture d’un Rattle, qui en bon britannique très ouvert, qui plus est né à Liverpool, patrie des Beatles, a toujours regardé la scène pop, il n’a pas la culture d’un Abbado plus lié à l’histoire politique des années 60 ou 70 et qui a plutôt regardé vers la création contemporaine liée à la gauche (Luigi Nono), mais on l’a vu aussi à la tête des Berlinois inviter Wynton Marsalis (il reviendra d’ailleurs plus tard à l’invitation de Sir Simon Rattle ).
Petrenko a une culture initiale russe (il est né à Omsk, en Sibérie occidentale), puis une formation viennoise très classique après son arrivée en Autriche à l'âge de 18 ans. Son parcours est celui d’un exilé dont la famille a laissé la Russie, et qui a eu une carrière très traditionnelle germanique (GMD de plusieurs théâtres de grande tradition historique et culturelle, Meiningen, Komische Oper Berlin, Bayerische Staatsoper. C’est pétri à cette culture-là qu’il arrive à Berlin, qui n’est pas si éloignée de celle d’un Thielemann, formé à la Hochschule für Musik Hanns Eisler de Berlin-Est qui reste encore aujourd’hui comme l’un des centres de formation les plus remarquables en Europe.
Enfin, Kirill Petrenko affiche le désir de mettre d’abord en avant  le répertoire traditionnel((Il répond en cela à ceux qui l'accusent de ne pas connaître le "grand" répertoire symphonique)) de l’orchestre, plutôt qu’une ouverture vers le contemporain que son prédécesseur a affirmée dès son concert inaugural, et ensuite d'affirmer ses propres origines : c’est une vraie carte de visite personnelle que Petrenko propose dans ces deux programmes : par Beethoven, il se rattache à sa formation germanique, par Tchaïkovski, à sa formation russe, et par Schönberg et Berg, il montre son attachement toujours affirmé vers la seconde école de Vienne (encore sa formation …) mais aussi peut-être à ses origines juives. En deux programmes, il dit au public qui il est, autre manière d’annoncer la couleur et de se présenter, autre manière de communiquer.
Ainsi ce programme Schönberg / Tchaïkovski est-il la seconde carte de visite de cette tournée, un programme rodé auquel les berlinois ont pu se confronter depuis plusieurs mois et qu’ils ont eu le temps de laisser mûrir.

Patricia Kopatchinskaia, le 29 août 2019 au KKL Lucerne © Peter Fischli /Lucerne Festival

Dans le concerto pour violon de Schönberg, c’est à la fois la perfection de l’exécution et l’incroyable allant et imagination de Patricia Kopatchinskaia qui font l’événement. J’ai écrit que c’est peut-être dans Berg et Schönberg que Petrenko se laissait le plus aller, était le plus lyrique, et en travaillant avec la violoniste incroyablement virtuose dans ce concert d’une monstrueuse difficulté, il laisse entrevoir des espaces infinis, de liberté, de virtuosité, de sensibilité. Kopatchinskaia nous a laissé l’impression opposée à celle laissée par Kavakos dans Beethoven (voir notre article :  https://wanderer.legalsphere.ch/2019/08/le-lucerne-festival-orchestra-emporte-par-yannick-nezet-seguin/) là où Kavakos cherchait le raffinement maniaque, démonstratif et artificiel complètement centré sur lui-même, Kopatchinskaia impose la fantaisie, la liberté, et l’écoute : elle ne cesse d’écouter l’orchestre, de se tourner vers lui, de le regarder, cherchant toujours à faire de la musique ensemble, presque en formation de chambre, jamais n’allant son propre chemin. Tout en démontrant une technicité superlative, elle ne cesse de faire de la musique, de faire chanter son instrument (jusqu’à l’aigu le plus extrême) et cette musique, en la rendant incroyablement séduisante, pleine de couleurs et de vie, à la fois énergique et apaisée, lyrique et rude.
Elle a été le petit ange qui libérait l’orchestre du travail très strict de Petrenko, ou mieux, le travail si strict et précis de Petrenko était si digéré par les musiciens qu’il a permis à l’orchestre de se libérer complètement à l’intérieur du cadre imposé, en une jouissance sonore rarement atteinte dans ce répertoire. Outre l’extrême virtuosité de l’une et des autres (et citons Mathieu Dufour le flûtiste ou le basson stupéfiant de Stefan Schweigert), il y avait là un bonheur, une joie, mêlés d’une discrète nostalgie (un sentiment si viennois…) qui a fait fondre l’auditoire.

Andreas Ottensamer (clarinette) et Patricia Kopatchinskaia dans le bis de Darius Milhaud © Peter Fischli /Lucerne Festival

Et cette joie de jouer fut démontrée encore une fois dans le bis, par l’arrangement pour clarinette (Andreas Ottensamer) et violon de la troisième partie (Jeu) de la Suite pour clarinette, violon et piano de Darius Milhaud, datant de 1936, l’année même où Schönberg terminait son concerto pour violon. Ainsi donc ce bis participait de la construction d’un programme qui affichait cette jouissance du jeu musical qui a traversé l’auditeur. Un moment d’exception.

Nous avions écouté Tchaikovski à Baden-Baden, et notre ami et collaborateur Paolo Malaspina avait rendu compte du concert de Berlin (voir ci-dessous quelques rappels de nos comptes rendus), dans cette symphonie qui n’avait pas satisfait son auteur (« je me suis convaincu qu’elle n’est pas réussie » écrivait-il à son amie Nadejda von Meck).
Tout ce qui peut être reproché par les détracteurs de Tchaikovski en matière de sensiblerie, de sentimentalisme excessif s’efface ici : on y trouve la même approche rigoureuse et apparemment sans laisser-aller, où tous les boulons sont serrés et en place, où ne s’exprime jamais un laisser-aller mais au contraire un contrôle de tous les instants. Un signe, fréquent chez Petrenko : le volume n’est jamais écrasant, mais toujours en-deçà de la saturation (sans doute une habitude de chef d’opéra qui ne couvre jamais les chanteurs), un autre signe, le souci de l’agencement millimétré des phrases, de la mise en valeur successive de chaque pupitre. Et la précision, si habituelle qu’il n’est presque pas nécessaire de la signaler tant précision et clarté sont les deux mamelles de cette manière de diriger.
L’essentiel est ailleurs : il est dans cette manière très physique de faire percevoir cette musique, décelable bien sûr à une gestuelle qui embrase tout le corps du chef, auquel rien n’échappe, mais qui débouche aussi et surtout sur une perception tout aussi physique chez le spectateur, qui ne se sent pas forcément ému, mais totalement traversé physiquement par des faisceaux d’énergie, comme un courant électrique qui crée çà et là des effets rares, comme des palpitations (on les avait déjà éprouvées dans une fabuleuse Troisième de Mendelssohn à Munich) ou une tension inouïe de l’audition. La musique est un art physique qui atteint l’auditeur avant d’être un art de l’émotion. C’est cet écrasement physique qui cloue à son siège qui est ici le fait essentiel de ce concert. Un effet d’une direction directe (on excusera le jeu de mots) sans maniérisme, sans apparente intentionnalité autre que son exécution hic et nunc. On comprend alors pourquoi Petrenko n’aime pas la musique en boite ou l’enregistrement qui forcément aplatit les effets et leur enlève leur immédiateté. Il fait peut-être partie de ces chefs qui sont uniques au concert et décevants au disque. En tout cas, il est difficile de rendre l’effet électrisant d’une interprétation de Tchaikovski débarrassée de sucre et miel, mais pas pour autant acerbe ou amère.
Ce travail est essentiellement attaché à la dynamique, aux contrastes, à la valeur émotive du silence (celui, marqué qui va précéder la partie finale du 4ème mouvement), au rythme très serré, aux crescendos calculés. Il n’y a jamais d’emphase, chaque instrument (la flûte, la clarinette) joue avec un naturel confondant. Le sommet est atteint au début du 2ème mouvement avec le solo ahurissant (il n’y a pas d’autre manière de le qualifier) du cor de Stefan Dohr. On y trouve une maîtrise absolue d’un instrument qu’on sait capricieux, mais aussi un lyrisme, un naturel et une fluidité confondantes y compris dans les variations qui laissent pantois et qui ouvrent le mouvement avec une émotion indicible, seulement par le donné du son. C’est un des moments les plus intenses vécus dans un concert que ce solo de cor, qui n'avait pas atteint cette perfection ni cette intensité le printemps dernier, et qui montre comment au fur et à mesure, une interprétation peut progresser jusqu’à atteindre une manière de perfection.
La valse du 3ème mouvement (allegro moderato) a cette construction dialectique où les cordes se laissent aller et où basson (formidable ! de Stefan Schweigert) et flûte (Mathieu Dufour) mais aussi les cuivres tempèrent par des interventions discrètement sarcastiques : Tchaïkovski ne se laisse pas aller à la simple expression d’un apaisement discret, et peut-être heureux, parce qu'il tempère toujours par une distance et un commentaire, où le basson fait ici office d’avertissement très discret (annonce du dernier mouvement, presque en sourdine).
Un dernier mouvement qui va laisser l’auditoire complètement sonné, d’un début somptueux, où l’orchestre sonne comme jamais (cordes ! pizzicati !) jusqu’à l’explosion tel un flot impossible à arrêter avec une timbale (Wieland Wenzel !) plus convaincante que la veille (Benjamin Forster) et un orchestre traversé par l’énergie communicative d’un chef qui les emporte vers l’impossible.
Ici on sent l’orchestre peut-être un tout petit peu moins sur sa réserve que dans Beethoven la veille, complètement dédié,  complètement engagé dans le tourbillon instillé et en totale confiance avec son chef. Il en résulte une soirée miraculeuse, de celles qui marquent la mémoire de l’auditeur pour longtemps.
Indescriptible accueil du public, complètement tourneboulé par ce qu’il vient d’entendre.

Joie de jouer © Peter Fischli /Lucerne Festival

 

 

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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