Vaut-il la peine de programmer seulement un deuxième acte de Tristan quand les moyens du Lucerne Festival permettraient sans doute de programmer l’opéra entier ? Mais peut-être les forces artistiques invitées n’y étaient-elles pas disposées ou le coût induit était trop important.
En tout cas, la soirée permettait de réentendre le Tristan solide de Stuart Skelton, et d'entendre l’Isolde de Christine Goerke, qui a abordé le chant wagnérien assez récemment (en 2013). C’est une chanteuse très demandée outre-Manche et outre-Atlantique, mais qui n’a pas encore pignon sur rue en Europe continentale, et qu’on verra en Brünnhilde (du Götterdämmerung) à Bayreuth l’an prochain. Quant au rôle d’Isolde, elle ne l’a pas encore abordé à la scène.
Au-delà de la frustration de n’entendre qu’un tiers de l’œuvre, une version de concert permet de se concentrer sur la musique, sur la diction, sur le phrasé, et de méditer sur l’art du texte chez Wagner, dont on sait qu’il était primordial : les livrets s’appellent « Dichtung » (Poème) et Wagner travaillait en priorité le texte, puis la musique. Il a toujours considéré le texte comme élément princeps et revendiquait son identité de poète. C’est d’ailleurs un paradoxe, car il était il y a quelques années fréquent d’ironiser sur la qualité très discutable de son texte, sur son style antiquisant, sur ses tics de langage, alors que sa musique…Aujourd’hui, on entend moins ce type de remarques, et la lecture de ses textes ne frappe pas le lecteur par leur ridicule ou leur style ampoulé, évolution des temps ? Effets de l’herméneutique ? Habitude ?
Ce qui est toujours vrai en revanche, c’est que chez Wagner en particulier, la compréhension du texte est déterminante pour que fonctionne le théâtre. Le théâtre est l’élément cardinal de l’œuvre wagnérienne, c’est pourquoi une représentation concertante est toujours une petite trahison de l’esprit wagnérien.
On a essayé de pallier cette question en faisant ce qu’on appelle aujourd’hui une représentation semi-scénique où les chanteurs jouent en s’adaptant à l’espace, c’est désormais beaucoup plus fréquent un peu partout. Mais ce Tristan était « concertant », comme en témoignent les pupitres en place.
Cela n’a pas empêché Christine Goerke d’esquisser quelques éléments de « jeu » avec son partenaire Stuart Skelton, un peu plus distant. Non dirigée, esquissant des gestes à son initiative (caresses, bisous etc…), c’était plutôt un peu ridicule et cette Isolde semblait plus minauder que jouer, avec des attitudes qui rappelaient ce qu’on imagine être une Isolde des années Vingt. Pour ma part, l’effet a été plus délétère, et a eu tendance à anéantir toute velléité d’émotion.
Mieux vaut en version de concert faire confiance exclusivement à la musique qu’à vouloir créer des gestes qui sont censés augmenter le potentiel d’émotion et qui tombent à plat ou pire, aboutissent à l'effet inverse.
La machine parfaitement huilée du Royal Concertgebouw Orchestra, au son compact, somptueux, sans scorie aucune, remettait à sa place la hiérarchie des choses. Malgré la crise qu’il a traversée après le licenciement de Daniele Gatti, stupidement provoquée par son manager (qui laisse sa charge en fin d'année), il garde ce son soyeux qu'on aime, ces cordes (ah, les contrebasses…) impeccables, ces bois d’une fabuleuse précision (le hautbois…une tradition) et des cuivres merveilleux, sans aucune bavure. Quel cadeau !
On regrette d’autant plus que Daniel Harding, un chef que nous suivons avec affection depuis ses débuts, n’ait pas plus approfondi le rendu, n’ait pas profité de la qualité de l’orchestre pour proposer une véritable lecture… Son approche qui ne manque ni de passion, ni d’élégance ni de précision technique (il a pratiqué Tristan depuis longtemps) est marquée par une grande énergie, mais reste un peu superficielle, le tempo est très rapide et la clarté, la lisibilité, la limpidité en pâtissent sans l’exigence nécessaire de la concentration, dans une œuvre où elle est indispensable. Un seul exemple : l’accompagnement de « O sink hernieder Nacht der Liebe » à l’orchestre n’a pas la profondeur mystérieuse qu’on aimerait ressentir avec une telle phalange.
Le travail sur les volumes n’est pas entièrement accompli non plus : dans une salle que l’on sait moins faite pour les voix que pour les instruments, avoir placé les chanteurs au fond se justifie si on adapte le volume pour rendre claire l’expression et audible le texte. Ce n’est que partiellement vrai. Et c'est dommage parce que Daniel Harding a la technique, l’énergie, la dynamique, le feu. Mais a‑t‑il le désir, n’a‑t‑il pas la tête ailleurs, déjà dans les nuages ?
La distribution réunie est évidemment sur le papier peu contestable, elle surprend par les « petits rôles » (dans le contexte d’un deuxième acte) notamment le Melot juvénile à l’émission claire, au ton agressif et engagé du ténor néerlandais Mark Omvlee : on n’a pas l’habitude de remarquer à ce point un Melot. Les trois ou quatre mots du très jeune baryton (21 ans !) Stefan Astakhov, né à Moscou mais qui étudie en Allemagne, laissent présager une voix à suivre sans doute aucun.
Stuart Skelton est un Tristan désormais bien connu, à la diction soignée, à l’émission claire, au timbre chaleureux, la voix s’est affirmée et réserve de très beaux moments lyriques ; il est bien plus Tristan qu’Otello (au printemps dernier à Baden-Baden), la prestation est bien dominée, et c’est un Tristan à la couleur plus « jeune » que d’autres, et qui mériterait peut-être d’être plus engagé encore, mais il nous procure sans conteste de beaux moments.
On était curieux d’entendre l’Isolde encore en devenir (elle n’a pas encore abordé le rôle à la scène) de Christine Goerke, dont le petit monde wagnérien fait grand cas, et qui va chanter à Bayreuth la saison prochaine. Si la voix est incontestablement puissante, elle use et abuse du vibrato, notamment dans les parties retenues du duo, et cela devient à la longue gênant, les aigus restaient un peu courts (ce soir au moins) et pour certains à la limite de la justesse mais ce qui peut-être dérange le plus, c’est un manque de clarté du texte, et un phrasé bizarre, surprenant, et c'est là aussi au total gênant. Pour tout dire, cette Isolde (certes débutante) ne m’a pas vraiment convaincu. Il faut l’attendre dans Brünnhilde pour se faire une idée plus juste de cette voix, et surtout il faut d’entendre sur scène…
La leçon de chant, la leçon de diction, la leçon d’allemand, et surtout la leçon d'émotion, c’est Matthias Goerne et Claudia Mahnke qui ce soir nous l’ont donnée, dominant la distribution, sans jamais surjouer, surchanter, mais simplement disant et vivant le texte : ils nous ont véritablement émerveillé par leur science du phrasé et leur justesse, tout simplement..
Claudia Mahnke dans la première scène était puissante, avec un volume vraiment impressionnant, et sans jamais oublier de dire le texte avec un engagement et une expressivité exemplaires, c’était d’autant plus évident qu’on faisait la comparaison avec l’Isolde de Goerke : l'une était compréhensible et l’autre pas, l’une était incarnée et l’autre pas…Du coup, c’était Brangäne qui fascinait. Évidemment, les « habet Acht » dits du deuxième balcon avaient une puissance suggestive inégalée, à donner le frisson. Surgissait le souvenir de Fujimura dans cette salle avec Abbado dans ce même deuxième acte, et la comparaison pouvait être largement soutenue : Claudia Mahnke est une Brangäne d’exception. Voilà une artiste qui poursuit une carrière exemplaire, sans faire de bruit, et qui est en train de devenir un des très grands mezzosopranos du moment outre-Rhin.
Matthias Goerne en Marke, c’était un choix de distribution surprenant d’autant qu’il est un baryton (il chantait encore Kurwenal à Paris en 2018) et d’autant que les dernières prestations de l’artiste n’avaient pas toujours été convaincantes..Sans doute la partie de Marke dans ce deuxième acte permettait-elle cette translation et sans doute aussi est-ce un coup d’essai exploratoire. D’emblée, dès « Tatest du's wirklich ? », s’impose une voix qui sculpte chaque mot, avec une profondeur insoupçonnée, et un volume qui remplit l’immense nef du KKL. Tout est dans le texte et la manière de le dire : on entend derrière le spécialiste du Lied qui dessine un univers. Chaque syllabe est colorée, chaque modulation est donnée, avec des aigus profonds et soutenus de manière exemplaire. De plus, ici, le chanteur est parfaitement soutenu par l’orchestre de Harding qui est vraiment exemplaire. C’est un Marke impressionnant et l’un des plus incarnés qu’on ait pu entendre. L’intensité de son chant est telle que c’est de lui qu’est venu le grand moment d’émotion de la soirée. Simplement extraordinaire.
Dans une salle du KKL loin d’être remplie, un concert digne, mais pas exceptionnel, qui a réservé quelques petites déceptions et grandes et belles surprises. C’est de ces dernières qu’on gardera le souvenir.