Programme

Arnold Schönberg (1874–1951)
Concerto pour violon et orchestre, op. 36
1. Poco allegro – vivace
2. Andante grazioso
3. Finale. Allegro

P.I. Tchaikovski (1840–1893)
Symphonie n° 5 ien mi mineur, op.64
1. Andante – Allegro con anima
2. Andante cantabile, con alcuna licenza
3. Valse : Allegro moderato
4. Finale : Andante maestoso – Allegro vivace – Moderato assai e molto maestoso – Presto – Molto meno mosso

Patricia Kopatchinskaja, violon
Berliner Philharmoniker

Kirill Petrenko, direction

Baden-Baden, Festspielhaus, 15 avril 2019

Le concert du « designierter Chefdirigent » à Baden-Baden attire évidemment à mesure que se rapproche sa prise de fonction (en août prochain) un public de plus en plus large, curieux de découvrir ce chef inconnu du disque et du grand public, au-delà du public régulier de Munich.
Le programme (
Schönberg, concerto pour violon et Tchaikovski, Symphonie n°5) a déjà rencontré un succès immense à Berlin en mars dernier, alliant Schönberg, un compositeur qu’affectionne Petrenko, qui a étudié à Vienne et qui connaît donc parfaitement les écoles de musique viennoise, dont la seconde école de Vienne ; il a aussi étudié d’abord et jusqu’à 18 ans en Russie, et donc Tchaïkovski lui est de fait familier.
Ainsi donc ce programme est-il un bon résumé de l’identité artistique hybride de Kirill Petrenko, preuve qu’une identité est toujours le résultat de croisements : ce sont même les croisements qui font richesse.

On a suffisamment écrit que les Berliner avait fait un choix non commercial mais musical en confiant leur destin à un chef qui ne les avait dirigés que trois fois. Il fallait que l‘expérience fût singulière pour qu’en si peu de temps la messe ait été dite. Nous ne reviendrons pas sur les débats internes et naturels qui ont précédé cette élection, mais on peut affirmer qu’elle n’est pas comme certains l’ont supposé un second choix.

Ce qui compte dans un choix, c’est le rapport que va instituer le chef avec le groupe, un rapport toujours délicat, car chef d’orchestre est un des métiers où l’on fait sans cesse face au groupe. Il s’agit donc de gagner l’estime de tous, au minimum, et l’affection, au maximum. On sait qu’il n’a pas été facile pour Claudio Abbado, pourtant connu de longue date par les Berliner quand ils l’ont élu, de gagner l’adhésion de tout l’orchestre, tant son impact sur le groupe était différent de celui d’Herbert von Karajan, qui avait imposé une autorité charismatique qu’Abbado a toujours refusé dans le rapport de travail. Le tissage des relations avec un tel groupe prend forcément du temps : un orchestre comme les Berliner a une tradition, une histoire, des habitudes avec les résistances inévitables qui en sont la conséquence, d’autant que nombre de pupitres sont des solistes internationaux reconnus notamment dans les bois, comme Andreas Ottensamer (clarinette), Albrecht Maier, (hautbois) Emmanuel Pahud (flûte). Ce qui est rassurant dans le cas de Petrenko, c’est que les analyses sur les nécessités commerciales ont été battues en brèche par l’exigence musicale. De fait les concerts de Petrenko avec les Berliner depuis son élection sont des triomphes de la part du public.
Et celui de Baden-Baden n’a pas fait exception.

Patricia Kopatchinskaia et Kirill Petrenko pednant l'exécution du Concerto pour violon de Schönberg (15 avril)

Kirill Petrenko affectionne le concerto pour violon de Schönberg, et l’a dirigé avec Patricia Kopatchinskaia aussi bien avec son Bayerisches Staatsorchester qu’avec les berlinois ce printemps. Il y a une belle entente entre Petrenko et Kopatchinskaia : une très belle entente musicale et sans doute personnelle. Patricia Kopatchinskaia est une violoniste intuitive, et pas forcément intellectuelle : elle se lance dans le jeu qu’elle affronte crânement, avec un engagement visible (qui peut en agacer certains d’ailleurs) écoutant l’orchestre, faisant des petits gestes, très naturelle et sans l’affèterie du soliste traditionnel ou un peu raide ; il y a chez Kopatichinskaia une indéniable spontanéité qui sert dans ce répertoire difficile ; le concerto pour violon de Schönberg est suffisamment périlleux que Schönberg lui-même demandait au soliste un sixième doigt à ma main gauche…
Mais l’exécution d’un concerto aussi difficile aussi bien de Petrenko avec son orchestre que de la soliste n’a rien de cérébral  ni de la part de Petrenko, ni de la part de la soliste au contraire de ce qu’on dit souvent de cette pièce qui remonte à 1936 :
L’attitude de Patricia Kopatchinskaia n’a rien du comportement habituel et un peu formel des solistes, elle se tourne vers l’orchestre, marque le rythme, cherche le regard du premier violon Daniel Stabrawa. Elle cherche la clarté, la netteté, la précision du son dans les parties les plus centrales et charnues, mais aussi dans les parties les plus aiguës, celles où le son est tel qu’on a quelquefois l’impression de problèmes de justesse. Il n’en est rien, tout est vif, enlevé, si singulièrement séduisant qu’on oublierait le caractère sériel de la pièce, il y a dans certains rythmes quelque chose de « viennois » au sens où cela « chante et cela danse », Kirill Petrenko suit la soliste qui donne l’impression qu’elle l’est qu’un des bras armés de l’orchestre, tant la symbiose est forte et surtout tant les solistes et premiers pupitres de l’orchestre sont au sommet, suspendus à la soliste.
Kopatchinskaia varie les couleurs, les rythmes, le volume, si bien qu’on a rarement entendu cette pièce de manière aussi kaléidoscopique, avec d’ahurissants aigus. La virtuosité exigée, si terrible à certains moments, passe presque après ce stupéfiant assemblage de couleurs variées, et il faut bien dire que l’attitude très chaleureuse et extravertie de la violoniste lui fait gagner immédiatement l’adhésion du public. Ainsi passe-t-on d’une couleur assez noire au départ, presque inquiétante, à une certaine brutalité, puis à un lyrisme final qui surprend.
En bis, elle joue le deuxième mouvement de « Jeu » de Darius Milhaud, sans le piano mais avec le clarinettiste Andreas Ottensamer. Triomphe.

Kirill Petrenko dans plusieurs concerts précédents (où il avait dirigé la Pathétique) avait montré avec quelle énergie et quelle tension il pensait l’exécution de Tchaïkovski. De nouveau il propose le même type d’approche pour la Cinquième.
On a déjà parlé de la difficulté à classer Kirill Petrenko dans une tradition ou une école (à propos de son Beethoven notamment). Il en va de même avec son Tchaikovski. Ses origines russes devraient pourtant nous orienter vers la grande école de Saint Petersbourg, mais c’est très discutable. Petrenko dirige la partition sans y introduire de sentimentalisme, de ces mélismes qu’on entend quelquefois, il n’y rien de complaisant, rien de trop sirupeux, ce que certains contempteurs regrettent chez Tchaïkovski. Il travaille avec la partition de manière analytique, mais sans distance non plus, comme s’il laissait les notes aller leur cours, ici soyeux (deuxième mouvement), là énergique, là inquiétant, là tendu : le chef n’est pas là pour souligner ce qu’il croire lire entre les portées de la partition, il est là pour traduire les effets que le texte, le simple texte propose. Il y a une sorte d’objectivité de lecture, mais sans que l’objectivité confine à la froideur, ce que fait craindre toujours ce mot.
Alors, rien de plus humain que cette lecture qui semble porter la partition à incandescence, et à des niveaux rarement atteints, sans effets appuyés, notamment sur les cordes. Le début Allegro, allegro con anima, procède par touches, laisse écouter les notes jamais appuyées, mélancoliques en soi, jusqu’à ce l’intervention du basson change le rythme, mais sans jamais avoir une expressivité marquée, allant en crescendo (répondant au con anima), jusqu’à l’expression tempétueuse introduite par le cuivres et l’ensemble de l’orchestre. Petrenko soigne les contrastes comme toujours, du « presque rien » à l’explosion. Et ainsi se crée la tension, alimentée par une exécution superlative de l’orchestre à tous niveaux : il faut un orchestre de cette qualité pour répondre aux exigences techniques, aux contrastes, à la précision millimétrée de chaque son, qui produit cette incroyable lisibilité.
Le deuxième mouvement andante cantabile, con alcuna licenza est marqué par un apport très charnu des cordes (violoncelles et altos…) mais aussi d’interventions tellement justes et senties des bois dans leur ensemble, avec un schéma similaire au premier mouvement allant de l’exposition presque objective jusqu’à une tension explosive (rôle exceptionnel des timbales, comme souvent chez Petrenko), comme une âme qui découvre ses propres complexités, ses propres contradictions, ses lumières et ses ombres. Et cette manière de faire, nous dit aussi pourquoi Petrenko refuse les enregistrements et les disques, qui fossilisent un moment en annihilant ce que l’exécution sur le vif peut apporter et qu’aucun disque ne saurait rendre, en laissant ouverts les possibles, et laissant circuler la vie dans les rangs de l’orchestre et aussi dans les travées des salles. De même ces longs silences marqués qui séparent chaque mouvement, comme une manière de se reprendre après avoir (tout ? trop ?) donné, seraient-ils possibles au disque ?
La valse du troisième mouvement, Valse. Allegro moderato, retourne à l’impression de simplicité dans l’exécution, une impression de naturel, sans effets, sans affèterie, mais non sans virtuosité, parce que les enchaînements sont impeccables, et le rythme s’accélère en un vertige pas forcément langoureux comme dirait Baudelaire, avec des interventions ponctuelles et singulières des bois (basson, clarinette !). Le troisième mouvement s’éteint progressivement et légèrement, presque délicatement en plein contraste avec la ponctuation forte de l’accord final.
Cette respiration fluide va précéder le dernier mouvement le plus fou qu’il m’ait été donné d’entendre, Le dernier mouvement, à la fois majestueux et débridé, où l’on sent immédiatement la volonté de crescendo, par tel ou tel instrument qui se détache, comme mû par une volonté d’aller plus loin, jusqu’à l’intervention dynamique de l’ensemble de l’orchestre qui va être emporté à un rythme effréné qui coupe littéralement le souffle. Un Tchaikovski étourdissant, qui ne laisse pas un instant de trêve, et qui semble en même temps mû par une indicible joie, que ne dit pas toujours la partition : il y a là une fraîcheur presque adolescente qui n’est pas forcément contradictoire avec les éclairs noirs qu’on pense quelquefois percevoir. C’est une démonstration de virtuosité de la part de l’orchestre qui bouge dans tous les sens comme un océan en folie, comme souvent quand les Berlinois dans un état d’hyperconcentration sont immergés dans la musique. C’est aussi une vision d’un Tchaikovski d’un romantisme pas si sombre.
On a beau désormais suivre régulièrement Kirill Petrenko, il y a toujours une surprise au terme des concerts, qui place l’auditeur dans un état de bonheur et d’épuisement qu’on n’avait pas connu depuis longtemps. Une fois de plus, stupéfiant.

Salut et triomphe final (15 avril)
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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.
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