Sexe tranché, plaies sanguinolentes, sol fangeux, hurlements, danses tribales et douleur profondes, rien dans le dernier spectacle d'Ivo van Hove tiré d'Euripide ne nous est épargné. Mais l'homme de théâtre qui signe ici sa seconde mise en scène pour la Comédie Française après des Damnés anthologiques n'a rien inventé ; il a juste choisi de représenter la sauvagerie des Atrides à sa manière en adaptant deux pièces du célèbre auteur grec : Electre et Oreste.
Frère et sœur séparés volontairement pendant de longues années après la mort de leur père Agamemnon, Electre et Oreste sont deux exclus, deux blocs de solitudes privés d'amour, qui ne survivent que parce qu'ils espèrent se retrouver un jour pour se venger. Electre vit en dehors du palais où sa mère Clytemnestre règne, aux côtés de son amant Egisthe qui l'a aidé à supprimer son époux. Réduite à néant comme une esclave, elle évolue dans un infâme galetas, les pieds dans la boue où elle ne fait qu'attendre le retour d'Oreste, seul espoir qui l'aide à supporter sa condition. Pour créer une collusion entre ces deux mondes, Ivo van Hove soutenu par son habituel scénographe Jan Versweyveld et de la costumière An D’Huys a trouvé une extraordinaire idée de théâtre : Electre et ses sœurs, les « mendiantes », voient arriver ceux et celles qui ont le pouvoir, somptueusement vêtus de bleu, par une rampe de bois inclinée à cour. Ainsi qui s'agisse d'Oreste flanqué de son ami Pylade, de Clytemnestre, de Ménélas, de Tyndare ou d'Hermione, ces « étrangers » qui doivent rencontrer Electre, sont contraints de venir se salir, de s'écrouler parfois dans la boue qui les transforment instantanément.
L'image est à chaque fois saisissante, Clytemnestre – divine dans sa longue robe y laisse même sa chaussure – chacun devant s'abaisser, s'humilier dès lors qu'il doit approcher le « monde » sordide d'Electre.
Pas de vidéo cette fois-ci pour accompagner ce dispositif scénique, mais de puissantes lumières signées Jan Versweyveld et des musiciens dont les percussions obsédantes créent un riche univers sonore imaginé par Eric Sleichim et joué en direct par les membres du Trio Xenakis.
Suliane Brahim est une Electre très physique, au verbe haut et incisif, boule de nerfs imprévisible, qui semble se consumer, mais qui garde ses dernières forces pour accueillir Oreste le jour où il apparaitra enfin. Et pourtant quand ce jour arrive cette dernière ne le reconnaît pas immédiatement… mais l'émotion la gagne et atteint très vite son paroxysme, Oreste n'hésitant pas à se traîner dans la boue et à étreindre sa sœur tant aimée. Revenu pour venger la mort de son père, Oreste est écartelé : certes il met un terme à ce deuil insupportable et à cet exil forcé, mais la mort appelle la mort, de sa mère et d'Egisthe, puis d'autres encore, mais jusqu'où ?
Superbe acteur, Christophe Montenez déjà vu dans Les Damnés (où il jouait Martin von Essenbeck), traduit avec une rare intensité la figure tragique d'Oreste. Son jeu d'une précision exceptionnelle dégage une puissance presque insoutenable, vraie bombe à retardement, un être qui souffre de tout son corps et de toute son âme, exprimant les émotions et les hallucinations qui le traversent avec une terrible clarté, même lorsque son visage est maculé de sang.
Les scènes de meurtres sont réglées avec une sauvagerie qui secoue le spectateur, – celui d'Egisthe en particulier, émasculé par Electre, fait froid dans le dos – les cris, la rage succédant à des scènes quasi tribales où les Erynies se déchaînent sur d’étranges chorégraphies signées Wim Vandekeybus. Mais Ivo van Hove alterne ces moments-clé avec d'autres plus apaisés, où les corps se rapprochent et les voix se font moins vives, même si la tension est toujours palpable, couvant comme un volcan. Si Electre exulte devant ce geste libérateur enfin accompli, Oreste perd pied, incapable de trouver la paix, se sachant coupable et certain d'être à son tour condamné à mort ainsi que sa sœur, par le peuple d'Argos. L'apparition du pleutre Ménélas, toujours juste Denis Podalydès, d'Hélène, sœur de Clytemnestre, double rôle magnifiquement joué par Elsa Lepoivre, de Tyndare, parfait Didier Sandre, n'en finissent pas de perturber Oreste de plus en plus brisé, malgré l'indéfectible soutien que lui procure son cher Pylade, porté avec une grâce haletante par Loïc Corbery.
Alors qu'il pense être pris dans un engrenage sans fin et qu'il s'apprête avant de mourir, à se débarrasser de la fille d'Hélène, Hermione, interprétée par Rebecca Marder, Oreste rejoint par Pylade et Electre sur le toit de la baraque est heureusement interrompu par l'arrivée d'un Apollon solaire (Gaël Kamilindi) qui vient, contre toute attente, mettre un terme à cette avalanche de maux, de meurtres et d'horreurs pour célébrer le retour, sans doute de courte durée, de la paix, du pardon et de l'amour.
Avec ce nouveau spectacle qui sera présenté cet été au Théâtre antique d'Epidaure dans le cadre du célèbre festival d'Athènes et d'Epidaure, Eric Ruf peut se targuer d'avoir hissé la Comédie Française à un niveau artistique tel, qu'il en fait aujourd'hui la première scène parisienne.
De magnifiques visuels, merci pour cet article très intéressant.