Arthur Nikisch((Lébény Szentmiklós, Hongrie, 1855 – Leipzig, Allemagne, 1922)) fut le troisième directeur musical du jeune orchestre Philharmonique de Berlin de 1895 à 1922, succédant à Hans von Bülow et laissant le podium à sa mort aux soins de Wilhelm Furtwängler. Avec son orchestre, Nikisch grava le premier enregistrement intégral d’une symphonie, la Cinquième de Beethoven en 1913.
Arthur Nikisch était Der Magier ((Le magicien)) : il n’était pas de grande taille mais les chroniques racontent que sur le podium il semblait être un géant et n’avait pas besoin d’une gestique pratiquement extravertie pour sembler mettre le dernier des musiciens au centre de l’attention. Il n’avait pas une formation personnelle d’une particulière importance mais montrait un instinct musical infaillible au point d’être quasiment considéré à plus d’une occasion comme le co-auteur du titre qu’il dirigeait, comme s’il avait été le premier à le faire connaître au public dans le style qui le rendrait célèbre.
Arthur Nikisch était surtout adoré de ses orchestres : sa présence était la garantie que chaque musicien aurait donné jusqu’à la dernière goutte de sueur pour lui, comme s’il se fût agi du dernier concert de sa vie. ((librement inspiré de ses mémoires : Arthur Nikisch, Leben und Wirken, Berlin 1922))
Il est raisonnable de penser que les similitudes entre Arthur Nikisch et Kirill Petrenko soient de purs effets du hasard, mais il est beau d’imaginer que les mêmes émotions trouvent ici de nouveau leur espace : sortant de la Philharmonie après le dernier concert des berlinois dirigé dans leur maison avec le titre de chef désigné((le choix de Petrenko comme successeur de Simon Rattle a eu lieu en 2015, mais à partir de là et à cause de son contrat à la Bayerische Staatsoper de Munich, il y avait peu de temps disponible pour exercer sa charge et de fait le nouveau directeur musical ne l'assumera qu’à partir de la saison 2019–2020.)), on garde dans les yeux les images de ces musiciens qui, tous ensemble dans le dernier mouvement de la cinquième symphonie de Tchaïkovski, déchargent toute la tension accumulée dans la soirée, dansant littéralement sur leurs chaises et se regardant l’un l’autre avec une expression de félicité.
Il reste la sensation d’avoir écouté un concert révélateur d’une harmonie installée entre un chef et “son” orchestre, qui s’est diffusée de manière contagieuse dans le public, complètement pris pendant toute la soirée, jusqu’à un final à couper le souffle qui s’est résolu en une tempête d’applaudissements.
Nous avons déjà rendu compte (voir ci-dessous) du Concerto pour violon et orchestre d’Arnold Schönberg dans l’interprétation de la violoniste Patricia Kopatchinskaja sous la baguette d’un Petrenko particulièrement inspiré à Lugano avec le Bayerisches Staatsorchester.
Comme il le fit en 2018 avec le Concerto n°3 pour piano et orchestre de Prokofiev avec Yuja Wang, plusieurs fois au programme de concerts après le cycle initial avec l’Israel Philharmonic Orchestra((les deux firent une tournée importante en Israël avec des concerts à Tel Aviv, Jérusalem et Haifa dont Wanderer a rendu compte – voir encore ci-dessous, pour se retrouver encore dans trois concerts à Berlin, puis en fin d’été à Salzbourg, Lucerne, et Londres)), Petrenko, après les trois concerts d’octobre dernier au Nationaltheater de Munich puis à Lugano retrouve à Philharmonie une entente idéale avec la violoniste moldave, comme toujours spontanée, plus engagée encore que musicalement expressive((déjà est annoncé le même programme à Baden-Baden en avril cet été à Salzbourg, Lucerne, Bucarest)).
Dans le concert de Schönberg nous avions admiré précédemment la capacité à produire une musique, vive, passionnante, loin du stéréotype du musicien "cérébral" ou des lieux communs sur la musique sérielle. Aussi bien pour Petrenko que pour la Kopatchinskaja, le lyrisme et la théâtralité sont la clef de l’interprétation de cette page si complexe.
À cette occasion avec les berlinois, un véritable groupe de solistes parfaitement intégrés, le dessein a été porté à ses extrêmes limites, avec des résultats notables.
Le chant du violon s’intègre et dialogue d’égal à égal dans de vrais moments de musique de chambre qui alternent avec d’autres moments plus explosifs qui engagent tout l’orchestre, aux couleurs sans cesse changeantes, depuis le chant suspendu et funèbre avec lequel commence le poco allegro du premier mouvement jusqu’au brutal, voire militaire Poco più mosso du troisième, à partir de la mesure 523, passant par un Andante grazioso au parfum mahlérien.
Écouter ce chef d’œuvre de Schönberg devient ainsi un voyage où se découvrent les anfractuosités à l’apparente simplicité d’un concerto pour violon de Mozart, et où à d’autres on a l’impression d’échos de l’élan passionné mais fier du concerto pour violon de Beethoven, ou des moments où la recherche d’une couleur orchestrale proche du concerto de Brahms est frappante.
Pareille unité n’aurait pas été possible dans la présence, au-delà du violon caléidoscopique de Kopatchinskaja, caractérisé par des sons graves charnus, et des aigus incisifs, d’un orchestre si inspiré, où méritent d’être cités la clarinette d’Andreas Ottensamer, la flûte de Mathieu Dufour, le basson de Stefan Schweigert.
“Après avoir dirigé ma nouvelle symphonie, deux fois à Saint Petersbourg et une fois à Prague, je me suis convaincu qu’elle n’est pas réussie. Il y a dans cette œuvre quelque chose de désagréable, une certaine diversité de couleurs, une certaine insincérité, un certain artifice. Même sans s’en rendre compte, le public le sent.” ((Lettre du 2 décembre 1888 à sa mécène Nadejda von Meck))
P.I.Tchaïkovski
La fortune de la Cinquième Symphonie de Tchaïkovski, malgré le jugement hésitant et quelquefois inconsolable de son auteur, s'est pourtant partout imposée, dépassant bientôt celle de la symphonie précédente((coïncidence : ce fut justement Nikisch à la mettre au programme le 14 octobre 1895 pour son premier concert comme directeur musical des Berliner, jetant les bases de la consécration définitive de l’œuvre en Europe occidentale)).
L’ovation dont le public de la Philharmonie a gratifié l’exécution à la fin de la lecture si intense de Kirill Petrenko et de ses musiciens le 9 mars dernier est pleinement méritée. Son interprétation n’a pas laissé le minimum d’espace à ce que se reprochait le compositeur : tout ce qui pourrait être artificiel dans la partition disparaît devant une direction qui exalte le naturel de la musique, la transformant en un flux continu qui presque par hasard nous enveloppe avec son début sur la pointe des pieds, qui en un instant capture notre attention.
La direction de Petrenko refuse l’emphase et le sentimentalisme, qu’on pourrait retrouver là partout et à pleines mains, en se concentrant plutôt sur la précision des dynamiques, très nettes, du pianissimo au fortissimo, avec une tenue rythmique rigoureuse.
Les clarinettes qui ouvrent l’Andante arrivent avec un piano sans emphase, et constituent une entrée à voix basse, la continuation d’un discours déjà mis en place et seuls les sforzati, huit mesures après A, laissent présager le début du récit. : la marche de l’Allegro con anima débute avec un ppp très doux des cordes qui s’anime peu à peu sans perdre ni élégance, ni suavité. Tout le premier mouvement est conduit tout en naturel et douceur, en passant par un Molto più tranquillo où les cordes se lancent dans un cantabile sans tensions.
La perfection de la construction ne laisse pas de place aux affaissements, il suffit de citer par exemple la netteté avec laquelle les altos d’abord, les violons ensuite détachent les deux premières notes qui suivent l’entrée des cors après K.
Le mouvement s’éteint ainsi, se dissolvant en ppp comme il avait commencé, en se reliant idéalement à l’esprit initial d’une musique qui perd doucement son intensité de manière presque inattendue, marquée par l’intervention des bassons.
Le naturel qui avait caractérisé le premier mouvement revient dans l’Andante cantabile avec alcuna licenza par le célèbre solo de cor qui semble considérer avec distance les passions humaines, avec le contrechant aigre-doux du hautbois de Jonathan Kelly, après l’intervention noble des cordes à la lettre B. Tout comme précédemment, reprenant la sérénité initiale, le mouvement se clôt dans le soupir d’un pppp des clarinettes.
Avec le même naturel par lequel la direction de Petrenko avait laissé devant la porte dans les premiers mouvements l’excès de surcharge émotive, le chef nous conduit en une valse Allegro moderato parfois déséquilibrée et irrévérencieuse, avec des interventions des bassons timidement claudicants et des cuivres sardoniques, avant que les cordes ne remettent les choses à leur place.
À la fin du voyage, le Finale majestueux, qui avait suscité la perplexité de Tchaïkovski lui-même pour le caractère nettement différent des pages précédentes, apparaît pour une fois plus crédible par cette conclusion d’un parcours plus énergique que tragique.
Petrenko entraîne l’orchestre en un assaut à l’arme blanche entre moments dignes d’un choral religieux et tempêtes sonores, jusqu’à la marche finale majestueuse sur laquelle, comme on l’a dit, se relâche la tension accumulée en une ovation tempétueuse.
Au-delà de toute louange l’orchestre, des bois aux cuivres et à toutes les sections des cordes qui même dans les moments les plus complexes ne démentent jamais la perfection d’un son incroyable de legato, de splendeur et de puissance.
À la fin, après l’hommage aux diverses sections et à l’ensemble de l’orchestre, rappels infinis du chef désormais resté seul sur la scène pour recevoir l’enthousiasme du public.