Dans un espace sombre où résonnent déjà les notes des guitares électriques, le public s’installe. On est immédiatement frappé par sa bigarrure. D’abord des habitués du TNP – curieux de la nouveauté, sans doute – parmi lesquels des personnes d’un certain âge. Puis, des jeunes. Un ou deux groupes scolaires probablement. Mais également des groupes d’amis. De jeunes adultes seuls aussi. Une discrète vibration semble traverser le gradin face à l’espace scénique où les musiciens déjà en place, s’essayent à quelques notes. Etrangement, il y a quelque chose de ces instants qui pourraient précéder un concert de métal. Pas de corpse paint ni de noir à lèvres dominants les rangs des spectateurs toutefois. Seulement ce magnétisme propre à d’autres lieux et qui détonne au sein de la salle Jean Bouise peu accoutumée à recevoir des headbangers en masse. Autour des musiciens et de leurs instruments, un espace vide, un sol de béton et l’obscurité autour. Un espace brut, minéral. Et les néons en surplomb qui crépitent dès le début de la pièce, accompagnant le morceau du groupe Klone, confirment cette atmosphère underground. Le public est immédiatement mis sous tension. Celle que les sons saturés de la musique provoquent. Celle de la fable qui commence à s’énoncer. Le bassiste prend la parole : il évoque les souvenirs précis qu’il a d’une soirée particulière « gravée à jamais dans [son] disque dur ». Il la décrit. Elle qui est venue les écouter, cette fille comme aucune autre pour lui. C’est alors qu’elle surgit à cour, vêtue d’une robe verte, d’un petit blouson en cuir, de bas et de bottines bleu cobalt. Et elle danse. Voilà ce qui pourrait être l’apparition d’une authentique héroïne. Pourtant, comme l’indique l’auteure, les personnages « ne parlent pas comme des héros ». Sans artifice, aussi bruts que le décor dans lequel ils évoluent, « ils parlent mal ». Les deux jeunes gens finissent par se rapprocher, mus par l’ivresse. Et ils s’aiment. Le passé convoqué par la mémoire se confond alors avec le présent de la représentation.
Sil et Mia revivent rétrospectivement le début de leur histoire d’amour et la commentent simultanément ici et maintenant, dans une distorsion temporelle qu’accompagne le son pulsatile des instruments, évoquant des battements de cœur. Dès cette première partie – cette fausse piste pour reprendre les mots de l’auteure – on suit la relation de ces deux jeunes gens métalleux, leur vie de noctambules « en complet décalage », vie exclusivement consacrée aux plaisirs de leur jeunesse marquée par leur passion commune de la musique. Et cela pourrait être effectivement ici et maintenant. Dans les gradins, nous pourrions être – ou aurions pu être – Sil ou Mia. Leur langue est d’ailleurs la nôtre.
Certes, on avait bien perçu entre deux riffs quelques grondements répercutés par un effet sonore, le tintement des bouteilles de bières discrètement agitées dans le petit réfrigérateur sur roulettes. Comme le signe avant-coureur d’une catastrophe. C’est soudain la guerre qui commence la seconde partie et il faut fuir. Les membres du groupe se séparent, chacun part de son côté. Sil veut les imiter en vendant sa basse. Mia, elle, veut obstinément rester. Parce que partir, « c’est vraiment une idée merdique ». Parce qu’elle n’a « pas assez d’élan ». Au terme d’un échange agonistique, elle finit tout de même par accepter en restant dans les bras de Sil. Vient le moment du départ, le commencement d’une sombre odyssée. Celle de ceux qui se dépossèdent de leur vie pour une autre, inconnue. Celle de ceux qui laissent derrière eux leur terre d’origine pour un pays toujours si lointain.
L’errance des deux jeunes gens semée d’entraves de toutes sortes, est montrée suivant un ingénieux procédé de projecteur-perche qui les « attrape » dans son faisceau par fulgurances. Quand ils se trouvent dans un camion. Quand ils se font arrêter. Quand ils se retrouvent au fond d’une geôle, revenus à leur point de départ. Quand ils montent à bord d’une voiture. Quand il a mal. Quand elle pleure. Quand ils utilisent le peu d’argent qu’il leur reste pour survivre. Quand elle appelle sa mère au téléphone – très habile effet de dédoublement grâce au projecteur-perche tantôt face à la comédienne qui joue Mia tantôt à la verticale de sa silhouette avec le visage dans l’ombre comme sous une douche, incarnation fantomatique de la mère dont les paroles sont émises avec un écho sonore artificiel. Soulignons ici le minutieux travail de recherche accompli par Maxime Mansion qui considère que « le son et la lumière sont traités comme matières scénographiques à part entière ». Elles produisent ici des images d’une grande intensité, presque cinématographiques. Citons entre autres le moment où les deux comédiens grimpent sur l’estrade au-dessus de l’espace scénique, et se retrouvent devant sur un cyclorama éclairé d’une lumière violette blafarde, deux ombres en pleine montagne marchant et trébuchant sur des cailloux, en pleine détresse. La fable relate bien sous forme de flashes entrecoupés d’ellipses, toutes les tentatives infructueuses de leur migration, les temps de découragement, les douleurs, les corps qui lâchent, les reprises de confiance. Toujours pour repartir. Toujours Sil et Mia ensemble pour ce voyage de tous les dangers. Toujours la musique en fond.
Le projecteur-perche diffuse soudain une lumière bleutée, accompagné par le son du clapotis de l’eau sur un rivage. On se retrouve au bord de la mer avec les deux jeunes gens. On partage leurs craintes pour embarquer. On ressent la présence menaçante des passeurs. C’est finalement le départ et la traversée sur une mer de ténèbres, réceptacle des espoirs d’une jeunesse enfuie qui pourtant, n’a pas abdiqué la vie. Même au moment du naufrage, Sil et Mia luttent et le public lutte avec eux. « Nous, on savait nager. » Le terrible implicite de cette affirmation rappelle cruellement que cet espace maritime ne cesse de devenir un immense cimetière engloutissant les corps, les uns après les autres. Les enceintes diffusent à la radio la voix des sauveteurs. Un message authentique : celui qu’on peut entendre dans le documentaire Fuocoammare, par-delà Lampedusa de Gianfranco Rosi. Celui qui annonce la « terre promise ». Celui qui annonce qu’on est sauvé. Celui qui achève victorieusement une des ces nombreuses odyssées des temps modernes si souvent tragiques. Enfin. Puis, c’est le contact avec les autres membres du groupe, arrivés à destination aussi. Et Mia qui ne voulait pas être mère souhaite désormais enfanter « au milieu de la gale, des cafards et de la merde ». Elle veut que son enfant ait « la nationalité qui donne des papiers. Pour aller où il voudra aller. » Comme une provocation à l’encontre de tous – nous y compris. Pour que triomphe cette liberté fondamentale d’être humain. Et en musique. Mia enceinte fredonne. Les membres du groupe avec leurs propres moyens par téléphones interposés, interprètent leur ultime morceau. Comme une grâce et sous un rideau de pluie de riz qui recouvre les deux personnages dans une sorte d’apothéose métal.
Outre la qualité indiscutable du texte de Julie Ménard, l’engagement tout à fait remarquable des deux comédiens – Antoine Amblard et Juliette Savary, la présence maîtrisée du groupe Klone, la précision des techniciens garantissant la partition des effets visuels et sonores au fil du spectacle, on retiendra la rigoureuse composition dramaturgique, mélodique même, de la pièce. Maxime Mansion a en effet plus qu’accentué « la porosité entre la musique live et le théâtre » : il crée avec Inoxydables une forme hybride tout à fait singulière, diablement rythmée, esthétique et porteuse de sens. Loin de reprendre les idées rebattues sur le sujet, c’est à travers elle qu’il fait résonner l’interrogation qui débute sa note de mise en scène. « Qui sommes-nous, occidentaux, quand nous fermons les yeux au monde qui nous entoure ? » Il choisit par sa mise en scène « le prisme du beau » pour s’adresser aux jeunes générations en particulier. A travers les recherches de la compagnie En Acte(s), il rappelle que le théâtre reste un art vivant qui, par la richesse de ses possibles, interpelle ceux qui le regardent et les emporte en eux-mêmes. Ce voyage intérieur est bien ici le résultat d’une véritable réflexion : celle du voyage de Sil et Mia en nous, avec cette langue commune ou encore la jeunesse des personnages si semblable à la nôtre. Et tout cela afin d’ouvrir les yeux de tous. Au nom de ces intolérables errances.