C’est un beau lieu pour une soirée placée sous le signe des rencontres, des passerelles sans hiérarchie de genres et de styles, typique du catalogue de Thanatosis.
D’abord, une vidéo pour ouvrir par les arts visuels associés à la musique, illustrant un titre d’une prochaine sortie ambitieuse du label, Angles. Images guerrières, ondes sur ondes : tout le caractère aqueux belliqueux d’une Odyssée.
Rotem Geffen ouvre ensuite les festivités de la scène en interprétant au piano deux des compositions de son nouvel album The Night is the night. Poème de Paul Celan et réponse au poème, mélange de l’anglais et de l’allemand. Rotem Geffen est aujourd’hui vraiment la perle pop de Stockholm et du label. Des compositions ouvertement mélodiques et simples pour des textes intimes et poétiques qui la rapprochent, si on veut être paresseux, des Kate Bush et Joanna Newsom : une pop lyrique et ambitieuse portée par un piano et une voix toujours sur la brèche, fragile et forte à la fois. Rotem Geffen s’entoure sur album de la crème de la crème de la scène improvisée alternative pour donner une profondeur et une épaisseur peu commune à ce type de chanson. Elle est vraiment à la croisée des chemins. On porte très haut dans notre cœur son premier LP You Guard the Key et le suivant, encore plus dense et riche d’ornementations choisies est, à ce jour, son chef d’œuvre, en particulier les deux derniers titres plus longs, œuvrant dans le temps, jouant des lissages/ruptures avec des arrangements pour vents magnifiques (Alex Zethson et Ville Bromander). Sur scène, c’est la version dépouillée, avec toujours ce côté très percussif du piano qui la caractérise et met en valeur sa fragilité et l’émotion. Notons aussi son assurance dans le jeu avec le micro qui est, aussi, un de ses « instruments » de prédilection.
Sans transition ou presque, la tout aussi jeune Miharu Ogura prend la place au piano pour interpréter du Stockhausen, du Messiaen et… du Ogura. La Japonaise a remporté le prix André Chevillon-Yvonne Boinnaud à Orléans en 2018, ce qui a lancé sa carrière internationale (elle revient d’ailleurs tout juste de Francfort). Entre autres : concerts à Darmstadt, festival Monopiano de Stockholm organisé par Thanatosis et dont est d’ailleurs tiré son premier album sur les Klavierstücke de Stockhausen (février 2023). C’est par le Klavierstück IX qu’elle attaque, montrant avec assurance et sérieux qu’elle est une fervente pratiquante de ses pièces. Non pas dans le défi du jeu mais dans la passion. Attention au son, aux attaques bien sûr mais avec une douceur féline, des glissés sur le piano qui démontrent un attachement et une sensibilité à des pièces virtuoses mais aussi tellement joueuses et fascinantes. C’est ce qui frappe l’assistance, hypnotisée par une maestria virtuose, certes mais quasi amoureuse. On relève d’ailleurs l’étroite parenté, entre les pièces choisies, leurs affinités électives presque, ces mains sur mains, les stations sur les parties centrales et latérales du piano avec toujours cette recherche du jeu et de l’écoute. Ainsi, on ne perçoit presque pas de rupture de tons mais plutôt une continuité entre les pièces de Stockhausen, de Messiaen et d’Ogura, tout comme on ne sent pas la difficulté mais le plaisir, attentif, sérieux, concentré, de jouer et de donner à entendre. Éblouissant. On adorait déjà son Ogura plays Stockhausen, son Ogura Plays Ogura prolonge le plaisir. À suivre assurément (le leitmotiv de la soirée).
Toujours au croisement des nations et des artistes voyageurs, le percussionniste barcelonais Vasco Trilla, hébergé lui aussi sur Thanatosis mais ayant à son compte et dans sa besace (nous précise Zethson) pléthore d’enregistrements. Le percussionniste moderne est joueur, pratique le kit léger, fait œuvre, aussi, avec l’improvisé. Caisse claire et tom basse, au centre, il s’entoure également de divers objets (métronomes, mousse, bande magnétique, bols de tailles diverses, cymbales, archets) et d’une tablette qui sample, si je ne m’abuse, certaines percussions. Il s’agit pour Vasco Trilla d’organiser le chaos, de mettre en rythme tout son attirail, d’en tirer un continuum. D’où un set amusant mais pas que, sur la corde dont l’un des moments les plus étonnants fut l’organisation d’un concert d’une armée de métronomes (à ses pieds), rythmes sur rythmes, phases et déphasages, jouant du désordre et l’amenant à une construction. D’un ensemble percussif, il sait aussi tirer des résonnances à l’archet ou au diapason, ou soufflant sur ses peaux, les faisant vibrer de diverses manières et gérant, outre les métronomes un ensemble d’engins vibrants sur ses peaux et bols, samplant ou laissant couler les sonorités. Un homme percussion, très à l’aise et sachant s’y retrouver bien loin des pitreries de notre Remi Bricka national.
Martin Küchen, après une pause nécessaire pour évacuer le barda de Trilla, vient jouer du saxophone sopranino et des percussions. Là encore, on est dans une performance improvisée assez étonnante, encore plus sur la brèche, on le verra. Il attaque (est-ce la proximité avec le set de Trilla ?) sur son jeu de percussions : tambours verticaux et horizontaux. Sur ce dernier, des cymbales sur lesquelles il tape avec des mailloches. C’est une atmosphère orientale qui se crée, assez violente mais sensuelle aussi. Jouant des rythmes, volontaires, mais n’excluant pas des coups hasardeux sur ses cymbales qui glissent. Toujours le pas de deux, volonté-composition/hasard. Toujours sur un équilibre instable, il joue, en plus, de son saxophone, notamment proche des peaux. Là encore d’autres possibilités de jeux et de sonorités, acides, bancales. Le set prend une couleur encore plus instable lorsque Küchen constate, comme nous, que le stand sur lequel repose ses peaux n’est pas bien calé et qu’en plus de faire glisser ses cymbales, il risque la chute. Il prend, il me semble, le risque de jouer de ça, de tenter le chaos total. Ce qui ne manque pas d’arriver, jouant même de son cri de stupeur, improvisant cri sur cri tout en recalant son matériel pour poursuivre un peu (jusqu’au bout) et finissant en frottant ses tambours à hauteur de visage : frottements et vibrations. L’improvisation comporte ses risques, ce fut une admirable façon de le prouver. Courageux et jusqu’au boutiste.
Enfin, Alex Zethson s’installe au piano pour accompagner Kari pour quelques chansons (Messieurs-dames et A campaign of tragedy) du nouvel album The Death of Kalypso (sortie le 26 avril 2024). Cet album est, au plein sens du terme, monstrueux. Au centre, la chanteuse de The Tiny, voix gouailleuse, légèrement voilée, entre Piaf et le cabaret de Weill et des arrangements signés Küchen et Zethson, étonnants, énormes. Jazz, musique improvisée, pop, fanfare gospel, on oscille dans cet album, un peu ivres du trop-plein, de toutes ces pistes, pas forcément antinomiques mais étonnantes dans leurs lignes croisées. Là encore c’est courageux pour Zethson de se produire en fin de festival et d’assumer au seul piano la fantaisie du projet. La chanteuse, Là encore, en pro du micro, joue de ses fêlures, tête secouée de gauche à droite, inonde de sa poésie politico-romantique (avec adresses en français !) une musique pour cabaret moderne, grotesque parfois mais tellement bien fait (magnifiques arrangements de piano de Zethson, qui joue les yeux fermés des chansons à rallonge). Si le projet nous touche moins (dans le sens où il remue moins les cordes sensibles chez nous : pas le goût cabaret, Piaf, Weill), il est assurément passionnant musicalement et terriblement ambitieux. La surprise c’est que scéniquement, et en version « amputée », le projet tient la route et même emporte.
La soirée s’achève dans les papotages : la razzia du stand de disque ayant été menée dès l’ouverture des portes par les plus aficionados du label, principalement à têtes blanches (on n’achète pas du vinyle et encore moins du CD sans raison…), quasi sur la foi non de leur écoute mais de la réputation du label. Bel hommage finalement à un label qui mérite une longue vie.