Quichotte
d'après Miguel de Cervantes
Adaptation, mise en scène et scénographie : Gwenaël Morin
Avec Jeanne Balibar, Thierry Dupont, Marie-Noëlle, Léo Martin
Lumière : Philippe Gladieux
Assistanat à la mise en scène : Léo Martin
Travail vocal : Myriam Djemour
Costumes : Elsa Depardieu
Régie générale et lumière : Loïc Even
Régie plateau : Jules Guittier

Production et diffusion : Lison Bellanger, Emmanuelle Ossena, Charlotte Pesle Beal (Epoc productions)
Production déléguée : Compagnie Gwenaël Morin – Théâtre Permanent

Coproduction : Festival d’Avignon, La Villette (Paris), Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, Bonlieu Scène nationale d’Annecy, Théâtre Garonne Scène européenne (Toulouse), Les Célestins Théâtre de Lyon, L’Oiseau Mouche (Roubaix), Théâtre du Bois de l'Aune (Aix-en-Provence), Théâtre Sorano Scène conventionnée (Toulouse),Théâtre Saint-Gervais (Genève), Malraux Scène nationale Chambéry Savoie

Avec le soutien du ministère de la Culture Drac Auvergne-Rhône-Alpes, Ensatt
Résidences : Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine, La Ménagerie de verre (Paris), La Villette (Paris), Festival d’Avignon, Maison Jean Vilar (Avignon)
La compagnie Gwenaël Morin – Théâtre Permanent est conventionnée par la Drac Auvergne-Rhône-Alpes.
L’Oiseau Mouche Roubaix est en production déléguée pour Thierry Dupont.
Gwenaël Morin est artiste associé au Théâtre national de Bordeaux en Aquitaine et à Bonlieu Scène nationale d’Annecy.

Don Quichotte de Miguel de Cervantes, traduction Jean-Raymond Fanlo, est publié aux éditions Le Livre de Poche

Création : 1er Juillet 2024 au Festival d’Avignon

Avignon, Jardin de Mons (Maison jean Vilar), samedi 13 juillet 2024, 22h

Pour notre première soirée avignonnaise, revenir au jardin de Mons adossé à la Maison Jen Vilar, a quelque chose de réjouissant. C’est dans ce même lieu caché à la vue de la foule arpentant le secteur du Palais des Papes durant la période du Festival, que nous avions vu l’an passé Le Songe par Gwenaël Morin. Et nous avions beaucoup aimé sa mise en scène endiablée, portée par quatre comédiens survoltés, pulvérisant le tragique pour qu’émerge la comédie et l’idée que « la tragédie peut être drôle », comme nous l’écrivions alors. C’est donc plein d’enthousiasme que nous nous sommes rendus au même endroit pour découvrir ce que le très inspiré metteur en scène a imaginé pour adapter le célèbre roman de Cervantès – ce qui n’est pas habituel chez lui, plus attaché aux textes du répertoire – mettant à l’honneur la langue et la culture espagnole célébrée lors de cette édition du Festival, poursuivant aussi son projet au titre savoureux : Démonter les remparts pour finir le pont. Dirigeant quatre autres comédiens tout à fait remarquables – Jeanne Balibar, Marie-Noëlle, Thierry Dupont et Léo Martin – Gwenaël Morin a choisi de moins s’intéresser aux aventures vécues par « l’ingénieux Hidalgo » qu’à celles qui peuplent son esprit fécond et vagabondant entre illusions et moments de vive acuité sur le monde. Une fois encore, nous avons beaucoup aimé et en rendons compte ici.

Sortant du dédale de couloirs qui mènent au Jardin de Mons, on retrouve les lieux avec une certaine familiarité. Pas de ballon lumineux imposant cette année mais, à la place, un voile tendu entre les arbres à travers lequel plusieurs ambiances lumineuses seront diffusées. Par contre, on reconnaît sans effort le fatras remplissant l’espace de jeu, déjà remarquable l’an passé, ou encore le clavier au milieu de la végétation du jardin. Le lieu est toujours étrangement silencieux, protégé par ses murailles des bruits du cœur de ville. Prenant place dans les gradins, du côté du mur mitoyen avec le Palais des Papes, on ne remarque aucune présence des artistes, seulement le personnel du Festival attentif à ce que les spectateurs soient bien installés. Au fond du jardin, on perçoit les portes vitrées et les fenêtres de la Maison Jean Vilar. Une des portes est ouverte et laisse passer une faible lumière au fond d’un couloir où on croit voir passer des ombres. Il reste qu’on retrouve l’environnement scénographique de Gwénaël Morin et que l’on semble presque revenu au Songe de l’été 2023. Ou plutôt à une continuité de ce Songe qui, sans l’usage d’une potion sur les paupières, pourrait devenir celui de « notre Hidalgo » mauvais lecteur (?) de romans de chevalerie. Un Songe éveillé sur un monde fantasmé, idéalisé et inquiétant à la fois. Le Songe de Don Quichotte fuyant le réel pour entrer dans une errance qu’il considère comme une autre voie possible, comme une liberté retrouvée.

Le Jardin de Mons, réaménagé par Gwenaël Morin

Le Jardin de Mons se fige peu à peu dans la lumière des projecteurs et Marie-Noëlle surgit de derrière les gradins. Elle vient se placer au-devant des spectateurs, brochure en main. Le silence s’installe pour l’écouter tandis qu’elle commence à lire. « Dans une bourgade de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom… » En authentique narratrice incarnée, elle nous fait pénétrer dans l’histoire du célèbre hidalgo. Mettant à bas les conventions théâtrales, cette ouverture propre à ce qu’on connaît de Gwenaël Morin, n’est pas sans rappeler le tableau informatif du Songe l’an passé. L’univers de la fable se constitue peu à peu, presque de façon artisanale – rien de péjoratif ici – avec les mots de la comédienne, convoquant le pouvoir prodigieusement évocateur de son récit à voix haute sur les spectateurs, ce qui n’est pas sans annoncer les effets de ce que le héros a lu sur son propre esprit. Le texte est fidèle à l’original, le ton est enjoué, un peu gouailleur même. Elle campe Rocinante, le cheval qui conduit son maître sur les chemins de son errance, et nous avec.

Quichotte (Jeanne Balibar) équipé et prêt à charger

C’est alors qu’apparaît à son tour Jeanne Balibar, elle aussi arrivant de derrière les gradins, côté cour. Vêtue d’une chemise de nuit fleurie, des tongs aux pieds, elle porte quelques bagues brillantes sur ses doigts aux ongles vernis de rouge. La tenue a de quoi étonner : est-elle Quichotte ? Peut-être échappé d’un institut médicalisé ? Ou bien une Dulcinée en tenue de nuit ? – on pense au moment où s’étant déshabillée pour l’autodafé, elle se retrouvera allongée en sous-vêtements sur un lit de branchage, image d’une Odalisque moderne en plein sommeil. Le questionnement est cependant promptement évacué : elle s’avance d’un pas décidé vers une table sur laquelle se trouve une planche de bois qu’elle entreprend de frapper frénétiquement à l’aide d’un marteau. Et ce martèlement suffit à faire d’elle un Don Quichotte « véritable ».

Quichotte (Jeanne Balibar) en action

Par ce geste symbolique et fondateur ici, elle devient le héros qui n’aura de cesse de donner des coups dans la planche solide du réel, sans effets particuliers pour autant mais sans qu’elle ne renonce pour autant. Ainsi, on assiste en direct à l’entrée en scène du célèbre hidalgo.

Placés à jardin, deux hommes se trouvent côte à côte, vêtus de façon ordinaire, portant jeans pour l’un et bermuda pour l’autre : il s’agit des comédiens Thierry Dupont de la compagnie de l’Oiseau-Mouche, rassemblant des artistes en situation de handicap et de Léo Martin qui, muni lui aussi d’une brochure, tient lieu d’assistant – l’artisanat toujours. Rappelons qu’avant d’être perturbée par les coups de marteau de sa partenaire, Marie-Noëlle avait fait entendre cette célèbre phrase du roman de Cervantès soulignant un impératif dans le récit : « ne pas s’écarter d’un atome de la vérité ». Et cela prend une valeur tout à fait programmatique pour Don Quichotte dans l’esprit duquel nous nous ouvrons à sa vérité sur le monde.

Le metteur en scène n’ayant pas du tout cherché à reconstituer l’itinéraire du héros suivant le roman, s’étant plutôt comme il le dit « emparé du texte par effraction », nous fait d’emblée pénétrer dans une reconstitution de l’espace mental du héros, riche en théâtralités multiples.

Quichotte (Jeanne Balibar) peu confiant dans le monde tel qu'il est

Et cela offre aux comédiens des moments de jeu tout à fait jubilatoires. On peut s’attacher à l’utilisation des accessoires toujours empreints d’une grande simplicité, presque enfantine avec l’équipement de carton et de bois du chevalier qui se plie, se casse même. N’oublions pas l’utilisation d’une table de jardin en plastique pour incarner un cheval, tiré par Thierry Dupont qui lui parle et le fait alors exister. Citons l’épisode où Quichotte voit des dames de haute condition là où se trouvent des prostituées qui se trouvent être… des spectatrices sur les gradins. Marie-Noëlle intervient, l’air plus goguenard que jamais, « parce que les gens ne vont pas comprendre » si on n’explique pas. Elle précise qui sont les filles de joie supposées tandis que sa partenaire jouant Quichotte regarde tout cela avec une méfiance certaine. Citons aussi les débats autour de la « truitelle » qui conduira plus tard Jeanne Balibar jusque dans le public. Alors que tous sont en désaccord sur la nature de ce qu’est une truitelle, Léo Martin ne cesse de poser la boîte en carton faisant office de casque sur la tête de Jeanne Balibar qui le retire au même instant avant que tout ne recommence plusieurs fois de suite, sous les éclats de rire du public. Sans oublier les moulins que jouent les spectateurs dirigés par un Thierry Dupont, le bienveillant serviteur Sancho Panza s’improvise chef de chœur, leur faisant entonner « La Chanson des Moulins », leur faisant exécuter également des mouvements circulaires avec les bras.

Bien sûr, comme dans le roman, Don Quichotte est confronté à des moqueries – celles du public – à des violences aussi : il est souvent roué de coups et se retrouve à terre. Pourtant, il résiste et Jeanne Balibar lui confère une capacité à tenir bon tout à fait remarquable, sûr de lui dans sa folie, dans la quête de sa Dulcinée invisible dont la comédienne peut être un mirage spéculaire aussi – troublante quand elle interroge le vide : « Où es-tu ? Où es-tu ma Dame ? ». Mais par-dessus tout, elle lui confère la capacité à faire vaciller les certitudes.

L'autodafé avec, du plus près au plus loin, Rocinante (Marie-Noëlle), Don Quichotte (Jeanne Balibar), Sancho Panza (Thierry Dupont) et Léo Martin qui joue l'Âne.

Comme le rappelle Maxime Decout dans son essai tout à fait passionnant intitulé Eloge du mauvais lecteur (Éditions de Minuit, 2021), « on réprouve le mauvais lecteur qui se retranche du groupe ». Et c’est bien là de Don Quichotte qu’il s’agit. Lui, le marginal qui « lisait tellement que son cerveau se dessécha et qu’il finit par perdre la raison ». Sous l’impulsion de Gwenaël Morin et de ses époustouflants comédiens, le Jardin de Mons devient une géographie imaginaire, délirante qui repousse les limites raisonnables des possibles par le pouvoir de la parole, avec euphorie et parfois un peu d’inquiétude aussi. L’interminable autodafé où tout est jeté du côté de la maison Jean Vilar, les livres, les vêtements que portent les comédiens, tout cela prend les allures d’une destruction quelque peu angoissée du champ de la fiction. « Oui, avoue le chevalier, je suis peut-être fou, mais à tout prendre je le suis moins que la société où nous vivons ». Et c’est peut-être ici, l’endroit où la mise en scène nous conduit précisément afin de nous permettre de regarder en face un réel souvent désespérant, en ayant recours à la fécondité de l’imaginaire et au spectacle absolument vivant que le théâtre en offre.

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Thierry Jallet
Titulaire d'une maîtrise de Lettres, et professeur de Lettres, Thierry Jallet est aussi enseignant de théâtre expression-dramatique. Il intervient donc dans des groupes de spécialité Théâtre ainsi qu'à l'université. Animé d’un intérêt pour le spectacle vivant depuis de nombreuses années et très bon connaisseur de la scène contemporaine et notamment du théâtre pour la jeunesse, il collabore à Wanderer depuis 2016.

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