Après avoir attendu dans la cour de la Maison Jean Vilar, lieu de mémoire du Festival et de son fondateur, on traverse un court réseau labyrinthique de couloirs et de caves pour finalement monter les marches d’un escalier et sortir à l’air libre, dans le Jardin de Mons, dont le mur du fond n’est autre que celui du Palais des Papes. Le lieu est déjà extraordinaire par sa localisation et son accès particulier. On remarque tout de suite le sol terreux et sec, la végétation peu abondante mais suffisante pour se dissimuler derrière. Bien sûr, cet environnement convient parfaitement au spectacle quand on sait que l’essentiel de la pièce se déroule dans une forêt, espace merveilleux par excellence. Le public prend place sur les gradins. Les bruits de la ville sont réduits par la hauteur des murs qui protègent le site et surtout par les cigales qui, dans les arbres, chantent à tue-tête alors que le jour baisse encore.
Notre attention se porte également sur le dispositif assez simple voulu par le metteur en scène. Côté jardin, une table sur laquelle un tissu vert recouvre le clavier d’un synthétiseur, des chaises près d’un buisson ; un tas de branchages à cour derrière lequel se trouve un panneau récapitulant de façon schématique la composition de la pièce ; deux énormes globes en toile blanche, suspendus à un fil diffusent une douce lumière ; à cour, un simple tableau à roulettes recouvert d’une toile plastifiée faite avec le texte de la pièce écrite par Shakespeare qui a été surligné. Au milieu de l’espace végétal, l’ensemble témoigne d’une sobriété certaine, loin d’un théâtre où la technique, les éléments visuels dominent le spectacle lui apportant plus de sophistication.
C’est alors que les comédiens font leur entrée. Vêtus de short, de t‑shirts, de tunique d’été, ils confirment ce qu’on avait pressenti avec les partis pris scénographiques. On remarque qu’ils sont tous solidement chaussés, ce qui nous fait penser qu’ils vont certainement se déplacer de façon énergique, courir à travers l’espace de jeu naturel qu’offre le jardin. Ces premières impressions piquent toute notre curiosité pour découvrir l’adaptation de cette célèbre comédie de 1595. Installés devant les gradins, au centre, les comédiens placent le tableau à roulettes avec le texte au milieu d’eux. Et tout commence.
Gwenaël Morin n’a rien supprimé des trois intrigues qui s’entrecroisent dans la célèbre pièce baroque. On retrouve le carré amoureux des jeunes gens, le conflit entre les souverains fées Titania et Obéron, les comédiens qui montent Pyrame et Thisbé. Ces trois niveaux dramaturgiques vont se superposer de façon très dynamique et la grande vivacité du jeu y est pour beaucoup. Le texte se dit à voix forte, dans un cri parfois comme le fait entendre dès le début Barbara Jung dans le rôle d’Hermia qui ne veut pas épouser Démétrius mais Lysandre. La gestuelle comme les voix sont d’emblée impétueuses et portent très vite le spectacle à un haut point d’incandescence.
Rapides, les déplacements se multiplient : la mise en scène entre dans une cadence endiablée. D’une énergie et d’une agilité extraordinaires, les comédiens glissent d’un personnage à l’autre, enfilant ou retirant une tunique blanche à la mode antique quand ils sont un des quatre amoureux. Jetées au sol, ces mêmes tuniques servent à les représenter quand ils sont couchés. Ils glissent aussi d’une scène à l’autre, allongés, se redressant, poussiéreux et haletants, habités par le spectacle en train de se faire et qui les électrise.
Hermia aime Lysandre qui l’aime et refuse Démétrius qui l’aime aussi et que son père Egée a choisi pour elle ; Démétrius, lui, est aimé par Héléna. Les deux couples sont donc formés par des amoureux transis mais le bonheur ne semble pourtant pas possible et ils s’enfuient, se pourchassent dans la forêt. Pendant ce temps, dans cette même forêt, Obéron, le roi des fées, demande à son fidèle serviteur Puck – fantastique Julian Eggerickx avec son asperseur pour plantes d’intérieur – de verser une potion sur les paupières de sa femme Titania afin de lui jouer un tour. Enfin, six artisans d’Athènes – Shakespeare a pris soin de placer l’action dans un lieu et une époque loin de l’Angleterre de son temps ravagée par des guerres de religion – montent une pièce à l’occasion du mariage du duc Thésée à qui justement Égée est venu présenter la situation de sa fille. Tous dans des situations dissemblables, tous liés finalement, surtout par l’énergie du désir qui les pousse en avant. Comme ils ne savent plus où est le rêve et où est la réalité avec l’usage des potions magiques, une grande confusion règne vite, au rythme des changements opérés par les comédiens qui jouent comme des possédés. On reste ébahis devant cette force qui fait comprendre si distinctement le texte shakespearien. L’absence d’effets laisse la voie libre à la troupe qui, dans une énergie folle et continue, déploie avec grande justesse la pièce semblant s’écrire sous nos yeux dans ce jardin devenu presque magique. Comme dans un songe.
La forêt où se passe la majorité des scènes demeure ce lieu mystérieux où les êtres surnaturels côtoient les humains, où les quiproquos font que la magie n’atteint pas toujours celui ou celle qu’il faudrait. Pas d’excès de féérie pour autant pour Gwenaël Morin qui choisit plutôt un délicat jeu de lumières dans le jardin qui se reflète sur les portes vitrées de la maison Jean Vilar au lointain, entre guirlandes, globes éclairés et projecteurs, tout cela créé par Philippe Gladieux. De la même façon, les comédiens à tour de rôle vont jouer du synthétiseur et diffusent de douces mélodies qui habillent discrètement la comédie déchaînée en train de se jouer.
On rit devant la transformation du tisserand Bottom en âne – un simple masque qu’enfile Grégoire Monsaingeon, infatigable. On rit devant la candeur boudeuse d’Héléna ou la transe de la reine Titania rendue amoureuse de l’âne Bottom par un sortilège, toutes deux campées par Virginie Colemyn, virtuose dans sa puissance comique. On rit devant le cœur brisé d’Hermia – Barbara Jung au jeu vigoureux, repoussée par Lysandre envoûté et dont on sait que c’est provisoire. On rit des passages gesticulants d’un Puck désarticulé qu’interprète avec brio Julian Eggerickx. On rit enfin de la représentation dans la représentation par la mise en abyme typiquement baroque de la tragédie de Pirame et Thisbé pour laquelle tous les comédiens se rassemblent, rejoints aussi par Jules Guittier et Nicolas Prosper qui ne sont pas en reste. Cette scène ultime du Songe tourne à la bouffonnerie et on a l’impression que rien ne peut plus arrêter les comédiens totalement déchaînés. Une mention spéciale ici pour Virginie Colemyn désopilante en… mur. Ainsi, la comédie dépasse tout et envahit l’espace du jardin sur lequel la nuit est tombée.
Le temps s’est subitement accéléré et les deux heures de spectacle ont défilé à grande vitesse. C’est que les comédiens, très expérimentés et d’un âge proche de celui du metteur en scène, ont comme il le dit lui-même, « déjà éprouvé tragiquement [leur] possibilité d’être ». Ainsi, selon lui, ils ont les moyens de pulvériser le tragique de l’existence humaine, faisant alors plus facilement place nette pour la comédie. En somme, on comprend que « la tragédie est vivable et peut être drôle ». C’est ce pari audacieux que relèvent Gwenaël Morin et ses comédiens qu’on dirait tout droits sortis des Dionysiaques antiques, mus eux aussi par un seul désir qui emporte tout sur son passage : celui de jouer coûte que coûte pour essayer de tendre des ponts entre tous, acteurs et spectateurs. Tous humains, à Avignon comme ailleurs. C’est donc bien à l’authentique fête d’un théâtre vivant, d’un théâtre permanent – pour reprendre le nom de la compagnie – que nous avons été conviés. Et nous sommes déjà impatients de retrouver le Jardin de Mons l’an prochain pour la suite.