Installé dans les gradins de la salle, on se retrouve face à un épais rideau rouge fermé qui barre la vue sur le plateau. Ce dispositif théâtral s’il en est, étonne presque, tant il est désormais peu régulièrement utilisé lors des représentations. On a donc ici l’intuition d’un ancrage artistique fort se réclamant d’une tradition, d’une facture clairement identifiable, célébrée même discrètement à travers la présence massive de ce rideau.
C’est alors qu’elle apparaît devant le rideau justement, sur le bout de la scène visible. Une femme âgée, au pas hésitant. On s’interroge brièvement sur sa présence incongrue alors. Regardant vers le public, elle sourit, l’air un peu gêné. Comme si elle ne devait pas être là. Puis, le rideau s’ouvre et elle accompagne ce mouvement en faisant mine de le tirer. Mais ce geste presque anodin se révèle tout à fait fondateur au contraire. Elle entre de plain-pied dans le spectacle et nous y emmène, se donnant pour rôle de faire voir ce que jusqu’à présent nos regards ne pouvaient atteindre. Véritable double, relais de l’auteur dans le spectacle qui abolit le quatrième mur, son silence est particulièrement éloquent à cet instant puisque c’est le théâtre sur le point de se jouer qui s’y substitue. Une fois le rideau ouvert, elle s’efface et disparaît dans les coulisses. Nous comprenons qu’il s’agit d’Alice, la mère de l’auteur, au moment où elle lui a livré ses « confessions », quelques temps avant son décès. Jouée par l’extraordinaire Amelda Brown, elle aurait pu raconter sa vie mais ce faisant, manifestait un choix plus attendu : celui du récit autobiographique et littéraire. La grande originalité de cette ouverture – nous insistons dessus pour cette raison – c’est justement la manière dont Alexander Zeldin s’écarte de cette tentation assez peu opérante sur un plateau de théâtre. D’emblée, le metteur en scène place son art comme une priorité qui va colorer sa narration pour la rendre véritablement exceptionnelle.
Le rideau ouvert, on découvre ce qui pourrait être une salle de bal. Une banderole porte l’inscription Luceat Lux Vestra – « Laisse ta lumière briller » comme un mantra à valeur de prophétie. Elle est tendue au-dessus d’une estrade, derrière laquelle un autre rideau est tiré. L’évidente mise en abyme permet d’accueillir les personnages dont Alice Burns elle-même – époustouflante Eryn Jean Norvill. La mère de l’auteur est plus jeune ici et les tenues vestimentaires très datées pour ce bal de fin d’études nous renvoient au début des années 60. Ouvrir sur ce moment de l’existence de cette femme témoigne de l’importance à lui accorder : c’est le temps de l’envol – la figure du pélican sera abondamment reprise au fil de la pièce. Le temps de l’entrée dans la vie dite « active ». Celui où les rêves s’accomplissent ou sombrent dans l’oubli.
Fermeture du rideau qui s’ouvre presque aussitôt pour dévoiler que sur l’estrade se trouve désormais la cuisine d’une maison modeste sans doute – la magie du théâtre à laquelle on veut croire. Une femme âgée que joue Pamela Rabe, simple dans sa mise, est assise à table. Son mari – très juste, Brian Lipson – la rejoint pour boire un verre de jus d’orange. L’arrivée de leur fille est imminente et ils sont heureux de la retrouver. Évidemment, ce sont les parents d’Alice. À son arrivée, la jeune fille annonce son échec aux examens. D’abord, le père la rassure et l’encourage : « Be true to yourself ». Avant de quitter le plateau, il l’engage donc à ne pas se trahir, à laisser sa lumière briller finalement, comme avec une pointe fugace d’amertume pour lui. Et la jeune fille d’interroger sa mère sur les raisons qui ont poussé cet homme à arrêter de peindre. « Parce qu’il ne pouvait pas en vivre ». Vivre de quelque chose est donc le chemin que la mère trace pour sa fille, l’engageant sans détour à renoncer à ses études pour se marier et « assurer son avenir » car « le monde est plein de violence ». Figure garante d’un ordre patriarcal séculaire, elle veut ce qu’elle considère comme le meilleur pour Alice qui, d’un rire gêné, ne semble pas adhérer beaucoup à ce choix. Sans révolte, sans éclat mais avec une détermination qui ne laisse pas de doute.
Elle se mariera pourtant à Gray, un marin qui ne peut la comprendre dans son désir d’émancipation. Après un nouveau changement de décor marquant une nouvelle ellipse, Alice danse sur un morceau de musique espagnole entraînant, au milieu des autres comédiens jouant les invités. En buvant de la bière, il la regarde, dans une indifférence méprisante. Arrêtant la fête par des reproches, il provoque le départ des convives. Elle veut retourner à l’université et il ne voit pas pourquoi elle veut « viser une réussite inatteignable ». Les mots sont cinglants. Il prétend désormais être décidé à avoir des enfants et, avant son départ imminent pour plusieurs semaines à bord de son navire, il force Alice à un acte sexuel. « Ce ne sera pas long », ajoute-t-il. Ces terribles mots entendus dans toutes les langues par tant de femmes sans doute… Après avoir résisté un moment, Alice cède, hors scène dans un silence assourdissant. Le même silence qui sera celui du viol que Terry, campé avec une grande maîtrise par Joe Bannister, lui fera subir dans l’atelier du peintre et dont elle sortira, titubante, abandonnée. La violence est là, elle s’exerce de façon continue dans la vie d’Alice qui, pourtant, s’engage dans une lutte discrète mais régulière. Déjà, dans l’ultime dispute qui les conduira au divorce où Gray la malmène et tente de l’assassiner, elle le chasse avec fermeté. Le tout aussi banal qu’inquiétant Terry, abuse d’elle – autre moment d’atroce silence – et elle lui inflige en retour un châtiment, une humiliation lors d’un bain où les deux acteurs nus se retrouvent en face-à-face, puis sur le lit où l’homme pleure presque comme un enfant. Ainsi, Alice, luttant au fil de sa vie, subit l’ascendant brutal de ces hommes quelconques qui objectivent les femmes qui les entourent, la leur ou celle qu’ils considèrent comme telle, qu’importe. À travers le récit de vie de sa mère, composé par touches, Alexander Zeldin dresse un constat sans appel sur les nombreuses violences exercées à l’encontre des femmes, par des hommes, par les autres femmes qui les soutiennent même sans préméditation, comme le fait la mère d’Alice elle-même. C’est d’ailleurs la seule scène où la jeune femme va déchaîner vraiment sa colère sans retenue, chassant sa mère de chez elle, ne supportant plus le rôle étroit dans lequel elle veut l’enfermer. Ce rôle figuré alors par un chapeau mou qu’elle a confectionné, objet dérisoire pour une image aliénante de la femme dans le monde. Trop pour la jeune femme.
Alice veut en effet s’extraire de sa condition : elle pense sincèrement que l’art peut sauver le monde. Son entourage la pense plongée dans une folie douce, ce qui ne la décourage pas pour autant – Alice est une force tranquille. Loin d’un bovarysme qui l’aurait perdue comme l’héroïne de Flaubert, elle s’échappe de sa destinée qu’elle devance. Partant pour l’Europe, en Italie, elle verra ces tableaux tant admirés dans les livres. Sa passion pour le Pierrot attribué à Watteau sur lequel elle entreprend un travail de recherche universitaire exprime sa conviction pour un art libérateur, lui offrant la possibilité de devenir finalement ce qu’on appelle aujourd’hui une « transfuge de classe ».
La vie passe. Sous l’œil d’Alice âgée, Alice plus jeune rencontre Jacob, le père d’Alexander tandis que le théâtre n’a eu de cesse de se montrer, à travers les éléments de décor modifiés à vue et que le spectacle se referme peu à peu. Alice l’affirme à son fils adolescent dans une ultime mise en abyme vertigineuse : « l’espoir est proche ». Voilà le tendre hommage d’un artiste d’aujourd’hui à sa mère disparue qui n’a cessé de garder cette volonté discrète et tenace au fil de son existence.
Alexander Zeldin livre ici un spectacle de toute beauté, porté par une troupe de comédiens hors pair qui changent parfois de rôle avec un plaisir perceptible depuis la salle. Ode à sa mère qui montre une femme « dans toute la vérité de la nature », presque universelle, The Confessions est aussi une ode au théâtre. Et de cette façon singulière, on nous convie à regarder avec plus d’acuité la vie qui passe.