Alors que plusieurs spectateurs se pressent dans le hall du Radiant et que nous nous apprêtons à entrer dans la salle, nous repensons presque incidemment au très beau dessin exécuté par Jacques Verzier pour l’affiche de la salle Pleyel, à Paris, ce printemps. Ce dessin sur fond blanc laisse voir une partie de visage pouvant être celui Marilyn. Celui d’Isabelle Adjani également. Une véritable illusion d’optique à valeur d’annonce. Un premier vertige dans l’image.
À l’intérieur, on découvre le dispositif scénique pensé par Emmanuel Lagarrigue et Olivier Steiner : sur le plateau plongé dans une grande obscurité, on remarque essentiellement un praticable figurant une structure métallique montant vers les cintres, telle une tour s’élevant vers des cieux invisibles. Ce principal élément de décor suscite ainsi une élévation du regard, comme un mouvement suggéré vers un ailleurs au-dessus du monde, au-dessus du temps. Au-dessus du théâtre aussi qui semble sur le point d’être dépassé par la mise en abyme imminente. Des projecteurs positionnés dans plusieurs directions clignotent et aveuglent parfois les spectateurs – ce sera le cas tout au long du spectacle. Le remarquable travail sur les lumières fait ainsi apparaître des éclats pailletés sur les étendues de brume qui s’étirent dans la salle et en particulier, sur scène. Le brouhaha provenant de la salle s’ajoute aux bruits de voix, aux rires que diffuse la régie. Par conséquent, l’atmosphère est instantanément plongée dans une presque inquiétante étrangeté.
Elle est déjà là, sous la structure métallique, assise, tournée à l’envers par rapport à la salle. On perçoit son dos nu que dessine délicatement la robe sombre qu’elle porte. Sa présence participe évidemment de cette étrangeté mais la teinte surtout d’une sensualité certaine. Son immobilité n’est pas vraiment une attente. Ce n’est pas non plus un subterfuge théâtral pour accompagner l’installation des spectateurs. On se dit alors qu’elle n’est peut-être pas immobile car il reste les mouvements intérieurs, ceux qui agitent l’âme et se trahissent dans le corps. Et dans ce sfumato entre ombre profonde et vive clarté, hors de toute réalité identifiable, on pourrait sans doute percevoir là où elle se trouve quelques mouvements évanescents.
Les projecteurs produisent des flashes de lumière, faisant naître comme un étourdissement devant l’espace qui vacille. C’est alors que la voix off résonne. « Allô ? Allô ? Bonsoir… pourrais-je parler à Tony Clay de l’émission de radio Venice’s Voice ? C’est de la part de Marilyn .. Marilyn Monroe… non, c'est bien moi… ce n’est pas une plaisanterie…» Le grain est familier. Isabelle Adjani. Mais l’inflexion utilisée modifie la signature vocale. Marilyn peut-être. Le flou gagne tout, même l’acoustique du spectacle. La scène reste pourtant hypnotique. Le souffle de l’actrice traduit l’émoi, le drame intérieur – on croit d’ailleurs apercevoir les mains jointes qui se tordent. Le présent et le passé s’annulent soudain. Le vertige Marilyn a commencé et nous glissons à l’intérieur.
Elle parle sans détour de la solitude qui envahit son existence alors. « Vous voyez ce que c’est Marilyn Monroe ? Vous pouvez m’aider ? » Un appel au secours. Isabelle Adjani se lève alors. Elle porte la reproduction de la robe Dior que la star américaine portait elle-même lors de sa dernière séance photo pour le magazine Vogue, en 1962. L’étoffe de velours noir a des reflets moirés. C’est un vêtement d’une grande beauté. Le dos nu donnait à Marilyn Monroe la sensation d’être nue. C’est un vêtement sensuel. Il est à l’image de la vedette adulée de tous. Il épouse son corps et devient sa réalité augmentée pour l’image qui sera publiée dans les pages de la revue. Elle prend place derrière une tablette numérique au bout de la structure métallique à jardin. La voix jaillit. C’est l’actrice qui joue un rôle. Elle est alors la voix qui relate les faits du 4 au 5 août 1962 quand Marilyn Monroe perdra la vie. La voix des faits historiques. La voix témoin des circonstances. La voix fragmentée qui part et revient vers cette tablette numérique, l’actrice faisant défiler ostensiblement le texte sur l’écran qu’elle consulte à peine.
Isabelle Adjani est pourtant bien celle qui parle aussi. Dans une proximité gémellaire, elle se substitue par la suite à Marilyn comme à Norma Jean, la jeune femme de trente-six ans derrière la star absolue en 1962. Elle la regarde, se reconnait en elle, l’accueille sans transition, le temps d’un déplacement sur le plateau, troublant même leurs identités respectives. Un alignement d’étoiles certain. Et fascinés, on regarde ce curieux mouvement stellaire s’accomplir. Comme si elle répondait à des questions inaudibles, Isabelle Adjani parle de la culture du secret de son père opposée au « naturisme affectif » de sa mère. Se reconnaissant volontiers attirée elle-même par le silence et le rêve, elle avoue avoir cherché laquelle de ces deux tendances suivre. Se pourrait-il que Norma Jean ait eu elle aussi les mêmes hésitations ? D’une étoile l’autre, le vertige se poursuit.
Des moments particulièrement troublants surgissent au fil de la pièce. La voix de l’actrice varie suivant différentes inflexions repérables ou à peine audibles parfois. Parfois encore, elles sont totalement imperceptibles : les deux actrices ne dialoguent plus mais parlent d’une seule voix, surnaturelle et vibrante.
Travaillées avec soin, la musique et les lumières dessinent les contours du tourbillon qui s’étend à toute la salle. On retiendra deux images très esthétiques et émouvantes. Tournée vers le lointain, l’actrice d’aujourd’hui regarde un écran aveugle, à la blancheur vibrante, comme si une pellicule pouvait laisser voir des images invisibles. Elle regarde, écoute la voix de son aînée défunte qui chante et fredonne avec elle. « If you listen you can hear it call… There is a river called the river of no return… » La Rivière sans retour. Marilyn dans sa grâce bouleversante. La justesse des accents mélancoliques de la chanson laisse entrevoir la fêlure de la femme actrice, derrière le rôle. Un aveu fulgurant qui passe à claire-voie par l’image sur scène, très réussie de ce point de vue ; l’autre image est celle d’une course de l’actrice attirée par la lumière des projecteurs latéraux et des rasants, tel un papillon de nuit inexorablement conduit à se brûler les ailes, en errance permanente. Une variation sur la tragédie de sa vie.
Puis, dans la lumière des projecteurs, après avoir vérifié son maquillage, après avoir revêtu aussi les lunettes noires – qui protègent des flashes, de la violence des intrusions, Isabelle Adjani finit par jeter au sol la perruque brune qu’elle porte – elle n’a évidemment jamais été Marilyn. Elle arrange sa chevelure d’un geste de la main. À la fin, il reste seulement la femme, toujours loin des objectifs qui mitraillent, si nombreux.
Entre les deux actrices, la rencontre est douce, les larmes partagées sont celles qu’on verse avec un proche – une sœur, par exemple. Deux existences hors du commun se contemplent dans un vertige exactement. Et les spectateurs sont témoins de ce moment porté par le jeu puissant d’Isabelle Adjani. Véritable chant d’amour pour chacune de ces deux femmes, le texte d’Olivier Steiner traduit finement le mouvement ascendant de cet échange aux accents étrangement polyphoniques. Norma Jean, Marilyn, Isabelle se font face puis se confondent avec beaucoup d’élégance et de sensibilité – jusqu’à l’hommage à Jane Birkin achevant le spectacle ce soir-là, faisant briller les regards sur scène et dans la salle.
Le Vertige Marilyn est un moment exceptionnel où la femme actrice se livre. Et le monde la regarde en silence.