Connu depuis des lustres pour ses spectacles plus ou moins sulfureux, son goût pour la provocation et ses relectures à fortes connotations sexuelles, Calixto Bieito, malgré de grandes réussites – son Ballo in maschera et sa Carmen ont marqué leur époque – peine aujourd’hui à se renouveler. A trop vouloir occuper la scène lyrique, son travail sent désormais le réchauffé et l’on regrette qu’il ait choisi d’enchaîner les productions plutôt que de prendre le temps de la réflexion. Monté à Zürich en septembre 2021, cet Incoronazione di Poppea repris au Teatro del Liceu, pour moderne qu’il soit, n’en est pas moins décevant. Voulant relire l’ouvrage de Monteverdi à l’aune de nos sociétés contemporaines ultra connectées, épiées, surveillées, en plaçant les protagonistes de cette histoire dans une univers où toute intimité leur est refusée, son propos aurait dû nous passionner. Riches et pauvres, gens de pouvoir ou simples sujets vivent ainsi au grand jour et en public, leurs joies ou leurs peines, leurs amours ou leurs défaites, vie et mort ainsi livrées n’ayant plus aucune valeur. Pas sûr que la scénographie choisie, une plate-forme circulaire où se trouve encerclée la fosse, des écrans de toutes tailles sur lesquels sont projetées tout ensemble vidéos et captations en direct, une partie du public occupant le fond du plateau assis sur des gradins, ne soit le meilleur dispositif pour servir au mieux cette lecture. Ce curieux télescopage, malgré de belles lumières et parfois de beaux effets dus à ce mur d’images incessantes, peine à convaincre tant il annihile toute illusion théâtrale et toute magie propre à la scène. Nous n’assistons bientôt plus à une production d’opéra mais davantage à une super mise en espace où les chanteurs sont tout de même invités à jouer, mais plus par devoir que par nécessité.
Les mécanismes du pouvoir, les intrigues de cour, les bassesses et autres compromissions des personnages auraient gagné à être analysées avec plus d’acuité pour nous atteindre en profondeur ; au lieu de cela, Bieito se contente de nous jeter à la figure ses désormais rituelles scènes de violence gratuites, de sexe tapageuses et de séduction éculées qui alourdissent le propos et font redondance avec ce qui nous est montré en gros plans fastidieux sur les écrans (la mort de Seneca dans un bain de sang est à ce titre indigeste, comme le passage à tabac de la pauvre Drusilla). Ne résistant pas à donner au public ce qu’il est censé attendre de cet ancien enfant-terrible de la scène espagnole, Bieito émaille donc l’ouvrage de moments faussement choc et dépassés qui semblent avoir été plaqués pour habiller l’irrésistible ascension de l’ambitieuse Poppea. Le temps semble ainsi très long et ce dès le prologue où nous est infligé l’effeuillage de Fortuna et de sa douzaine de culotte lancées dans la salle, puis les images de Nerone et de Poppea en train de batifoler dans un bain moussant, sans parler de cette scène de carnaval ridicule qui intervient peu avant que Poppea n’accède enfin au trône.
La distribution, malgré plusieurs éléments déjà présents à Zürich, ne tient que partiellement ses promesses. Lorsque Magdalena Kožená (nouvelle venue) apparait, l’auditoire est d’emblée face à une présence réelle et non artificielle. Cette Ottavia meurtrie, bafouée, souffre de se sentir abandonnée, la voix de la cantatrice plus ronde et plus projetée qu’autrefois apportant à chacune de ses apparitions une ardeur et une conviction qui culminent dans de douloureux adieux à Rome, vécus comme un outrage et déclamés d’un timbre poignant. Dans le rôle de Drusilla, Deanna Breiwick résiste aux accoutrements et aux jeux de scène scabreux qu’elle doit subir, grâce à une tempérament volcanique et à une voix au registre clair et élancé porté par une excellente diction. Malgré un volume assez restreint, Xavier Sabata est un Ottone convaincant, le haute-contre pouvant compter sur une technique affirmée et un engagement scénique qui viennent pallier une direction d’acteur dégradante. La française Julie Fuchs possède une jolie plastique, mais sa conception de Poppea est limitée : une séduction très appuyée, un jeu sans la moindre subtilité et un chant monocorde, sans couleur, sans relief, privé d’imagination, qui en plus manque de justesse et d’émotion dans le duo final « Pur ti miro ». Face à cette po(u)ppée Barbie, le Nerone de David Hansen ne tient pas la route. Le chanteur fait peine à entendre tant son émission est serrée, l’aigu tiré et les vocalises étranglées. Il a beau s’égosiller et tenter de traduire la monstruosité du personnage dont seule la sexualité débridée semble fasciner Bieito, on ne croit pas à son Empereur faute d’une voix capiteuse et mordante. Nahuel di Pierro retrouve Seneca sans en avoir les moyens (où sont les graves attendus ?), tandis que Marcel Beekman s’empare du rôle de la Nourrice et que Mark Milhofer ne fait qu’une bouchée de celui d’Arnalta. Véritable Commandeur, Jordi Savall dirige mollement un Orchestre des Nations aux sonorité éteintes et à la pulsation éthique, heureusement rehaussé par le magnifique continuo de Dani Espasa.