Wolfgang Amadeus Mozart (1756–1791)
Così fan tutte, ossia La scuola degli amanti (1790)
Dramma giocoso in due atti
Livret de Lorenzo da Ponte,
Créé au Burgtheater de Vienne le 26 janvier 1790

Direction musicale : Thomas Hengelbrock
Mise en scène, scénographie : Dmitri Tcherniakov
Costumes : Elena Zaytseva
Lumière : Gleb Filshtinsky
Chef de chant, pianoforte : Andreas Küppers

Fiordiligi : Agneta Eichenholz
Dorabella : Claudia Mahnke
Ferrando : Rainer Trost
Guglielmo : Russell Braun
Don Alfonso : Georg Nigl
Despina : Nicole Chevalier

Académie Balthasar Neumann
Chef de chœur : Detlef Bratschke
Orchestre Balthasar Neumann<

NOUVELLE PRODUCTION DU FESTIVAL D’AIX-EN-PROVENCE
EN COPRODUCTION AVEC THÉÂTRE DU CHÂTELET, LES THÉÂTRES DE LA VILLE DE LUXEMBOURG, FESTSPIELHAUS BADEN-BADEN

Festival d'Aix-en-Provence, Théâtre de l'Archevêché, mardi 11 juillet, 22h

Il y a des spectacles qui marquent et qui clivent, objets de discussions passionnées et de jugements définitifs, c’est le cas de cette production de Così fan tutte, et c’est tout à l’honneur du Festival d’Aix-en-Provence que d’offrir au public une vraie production de festival, impossible à monter dans un théâtre de répertoire, et qu’une partie du public (et de la presse) juge le plus mal chanté et le pire des Così depuis des années, mais qu’une autre partie juge aussi le plus fascinant et le plus intéressant des Così depuis les mêmes années, avec des chanteurs qui comprennent enfin ce qu’ils chantent.
J’aime ces débats dont l’âpreté montre que l’opéra n’est pas mort et qu’il a encore des spasmes puissants, aptes à réveiller les morts. Que l’objet du débat soit Mozart, mythique maître des lieux à Aix, et l’œuvre qui ouvrit il y a 75ans le Festival est encore plus réjouissant, parce que cela ouvre aussi le débat sur Mozart et son interprétation aujourd’hui, une thématique qu’à Wanderer, on a souvent soulevée.
Alors ces positions tranchées, ces visions arrêtées (« un truc aussi abominablement chanté ») vont permettre de réfléchir à froid (j’ai vu le spectacle il y a dix jours et j’y songe chaque jour) et d’essayer d’analyser nos horizons d’attente mozartienne, car il semble que plus encore que la mise en scène de Dmitry Tcherniakov (huée comme d’habitude) d’une force peu commune, ce sont les aspects musicaux, en fosse comme sur le plateau qui ont déchainé les saintes colères. Or dans ce projet, les choix musicaux découlent directement des choix de mise en scène et des exigences dramaturgiques. Au risque de conforter bien malgré moi les adversaires de la mise en scène d’opéra aujourd’hui, c’est ici l’exemple même du règne du metteur en scène, quand une analyse serrée du livret et d’une œuvre qu’il connaît bien aboutit à des choix de distribution et musicaux peut-être surprenants, mais logiques et cohérents. Et le chef et les chanteurs qui ont accepté ce défi sont à saluer, et non à conspuer.
Récit d’une expérience à la Mesmer.

Quelques préliminaires

Des trois opéras issus de la collaboration avec Da Ponte, Le nozze di Figaro, Don Giovanni et Così fan tutte, ce dernier est le plus singulier. D’abord parce que les autres s’appuient sur des œuvres préexistantes. Pour Le nozze, c’est la pièce de Beaumarchais, une œuvre en pleine actualité pour l’époque (la pièce est créée en 1784, l’opéra en 1786) au succès sulfureux universel. Pour Don Giovanni, c’est la reprise d’un mythe connu depuis le XVIIe, mais aussi d’un livret (de Giovanni Bertati) pour un opéra de Giovanni Gazzaniga Don Giovanni, o sia Il convitato di pietra créé à Venise en février 1787, le même jour qu’un autre Don Giovanni, de Francesco Gardi, créé dans un autre théâtre. Quand en octobre de la même année arrive celui de Mozart, au livret très proche de celui de Bertati, c’est d’abord l’exploitation d’un thème à la mode, si à la mode que Don Giovanni de Mozart va rester au répertoire tout le XIXe siècle dans les théâtres, au contraire des deux autres opéras de Da Ponte.

À la différence des deux autres, le livret de Così fan tutte sort tout entier de l’imagination de Lorenzo Da Ponte, sans sources littéraires, réduit à l’exploitation d’un fait divers qui avait fait rire Trieste, où deux officiers avaient décidé d’échanger leurs femmes. L’échangisme réel à l’origine du livret… tiens tiens…

Le destin de l’œuvre créée en 1790 est bousculé dès la naissance. Le succès initial est interrompu par la mort de l’Empereur Joseph II, et l’œuvre est oubliée, enterrée jusqu’aux années 1920.
On la considère comme une pochade mal fichue, une comédie de travestissement aux limites du vraisemblable, d’abord parce que les deux héros, officiers, partent à la guerre et en reviennent 24h après, la guerre est jolie quand elle dure si peu… qu’ensuite le travestissement en albanais est à peine crédible, et qu’enfin le dénouement rapide, du type tout rentre dans l’ordre et tout est bien qui finit bien est encore plus invraisemblable dans la mesure où les nouveaux couples qui se sont formés semblent plus solides que les couples initiaux (la musique nous le dit), mais que la bienséance les oblige à reprendre leur place initiale… on peut bien imaginer ce qui va suivre…

On considérait que tout cela était bien bancal, mais comment résoudre l’équation d’une musique sublime et d’un librettiste de qualité qui aurait ici raté son coup ?
Così fan tutte n’a jamais satisfait personne, et encore moins l’invraisemblable légèreté de jeunes femmes qui, à peine leurs amants partis et les premières larmes séchées, se précipitent dans les bras des premiers albanais venus. Cela n’est concevable que dans un contexte moral et social particulier où la fidélité en amour est une valeur littéraire et théâtrale, mais en aucun cas une valeur sociale dans la société qui va à l’opéra en faisant plein de choses réprouvées par la morale dans les loges aux rideaux fermés… D’ailleurs, la misogynie de cet opéra est encore à prouver parce que chacun en prend pour son grade : les jeunes officiers se prennent aussi au jeu et l’édifice du bel ordre sentimental est branlant. C’est peut-être Così fan tutte, mais tutte le persone, et pas tutte le donne

Les mises en scène de l’opéra des cinquante dernières années s’arrangent pour montrer que tout cela est un leurre. Celle de Ponnelle à Paris en 1974 montrait les deux couples se reconstituant à la scène finale avec des regards croisées très lourds sur les amants qu’on était obligé d’abandonner. Celle de Ursel et Karl-Ernst Hermann à Salzbourg en 2004 montrait clairement que les femmes n’étaient pas dupes du travestissement, et la plupart des mises en scène aujourd’hui lui font un sort, montrant bien par-là que l’enjeu est ailleurs, (y compris la dernière mise en scène de Benedict Andrews à Munich l’automne dernier assez inoffensive par ailleurs).
L’enjeu n’est donc pas la trame elle-même : elle n’est qu’un outil de bienséance au service d’autre chose.
Une « autre chose » qui devrait nous porter à interroger Lorenzo da Ponte, à la vie aventureuse, juif converti au catholicisme, ordonné prêtre et enseignant la rhétorique au séminaire de Portogruaro (en Vénétie), puis au séminaire de Trévise d’où il est chassé en 1776 pour avoir diffusé les idées de Rousseau. Il va vivre ensuite une vie à la Casanova à Venise et il semble bien que sa vraie religion soit le libertinage à tous les étages. C’est enfin à Vienne qu’il va devenir un librettiste très demandé, protégé par l’empereur comme « Poète impérial », et qu’il travaillera avec tous les compositeurs du temps.
Da Ponte est donc une figure libertine dans un siècle aux mœurs particulièrement légères (le retour du bâton se fera au XIXe, beaucoup plus prude, plus moraliste) comme en témoigne la grande littérature française (Crébillon fils, Choderlos de Laclos par exemple) et toute une littérature moins grande et plus croustillante encore. Enfin, si 1790 est l’année de création de Così fan tutte, 1791 est l’année de la publication de Justine ou les infortunes de la vertu, premier ouvrage publié de Sade dont l’essentiel est rédigé depuis 1787 : s’il n’y a pas de lien direct entre les deux œuvres, il y a évidemment des liens de contexte à établir.
Il ne fait aucun doute que la question du jeu libertin, de ses enjeux et ses limites sous-tend l’œuvre, dont le livret ne manque pas d’allusions lestes (notamment dans la bouche de Despina, mais pas seulement) et que la dramaturgie n’est qu’un habillage grossier, une illusion théâtrale à laquelle personne ne croit et ce dès les origines. Dans Così tout le monde fait semblant, y compris les spectateurs, c’est un jeu à rebonds sur l’illusion, une sorte de jeu de billard à plusieurs coups ou la vérité du sentiment échappe sans cesse : smanie implacabili chanté par Dorabella dès le début de l’œuvre se donne comme un pastiche des chants tragiques et désespérés des opéras à la mode : c’est déjà du toc.
Du toc : tout le monde est conscient du jeu de dupes, et tout le monde joue le jeu dans une société où l’échangisme est le moindre des jeux sexuels… Le XVIIIe est un siècle qui avait connu la libération sexuelle, à une époque où le mariage ne sanctionne le plus souvent que des questions économiques plus qu’un amour partagé et où la famille est aussi un leurre : le nombre d’abandon d’enfants est impressionnant (Rousseau par exemple) et tout à fait commun.
Così fan tutte nous dit le vernis bienséant craquelé sous lequel on trouve la folie libertine. Don Alfonso et Despina ne sont que des témoins de l’air du temps, et les quatre jeunes des apprentis doués (et rapides). Dans la société du temps, c’est l’amour fidèle qui est inconcevable, ou seulement concevable dans les romans de chevalerie ou les opéras issus du Tasse ou de l’Arioste dont on raffole… La fidélité, c’est pour le théâtre, le roman, pas pour la vie. Il y a une didactique de l’apprentissage de la vie à la mode dans Così fan tutte.

 

Le projet de Dmitry Tcherniakov

La mise en scène de Dmitry Tcherniakov ne pose pas cette question-là, considérée comme résolue. Elle pose la question non résolue quant à elle, de l’après.
Qu’est-ce qu’un « après vraisemblable » dans Così fan tutte ?
Nous avons souligné la fragilité du final de l’opéra, et sa totale invraisemblance, du même coup, le devenir des couples est la question qui se pose à tout spectateur.
Et c’est bien là la question centrale de l’œuvre, la durabilité de l’amour, la durabilité du couple et les jeux d’illusions qui peuvent la consolider ou l’affecter. Il y a des couples qui durent en faisant comme si… d’autres qui craquent, d’autres enfin qui se terminent en drame.
C’est tout cela que Tcherniakov va aborder.
Alors que peut être cet « après » irrésolu de l’œuvre ?

  • C’est d’abord, dans la perspective du livret original de Da Ponte, le devenir de ces deux jeunes couples, qu’ont-ils appris ? Leur amour tiendra-t-il ?
    Le livret de Da Ponte a quelque chose du conte philosophique : il refroidit les ardeurs passionnelles en en montrant l’illusion. Pour sûr la leçon est bonne, et Alfonso en bon ami « philosophe » a appris aux couples à ne pas se fier aux illusions affichées de la jeunesse ni aux vertiges de la passion – un topos. Mais cela ne dit pas si les couples n’ont pas appris en plus que leur amour était fragile, voire inexistant puisqu’à la première tentation il a vacillé. Peut-être les couples new-look Ferrando-Fiordiligi et Dorabella-Guglielmo se sont bien vite reformés dans un XVIIIe qui croit peu à l’amour durable…
  • « L’après », c’est aussi « après la passion » quand l’habitude, le quotidien, la vie prend le pas sur l’éros initial. Est-ce la consolidation, le raffermissement des sentiments initiaux ? Est-ce la force de l’habitude et ses calcifications, qui laisse croire à un amour ce qui n’est que paresse devant un changement ? Et si l’on enfouissait le tout, prudemment ?

Évidemment, ces questions sont contenues dans l’œuvre et si elles ne sont pas directement dites dans le livret, elles en sont la conséquence ; Alfonso n’est pas un cynique, un libertin qui ne croit à rien, mais un réaliste qui regarde le monde comme il va et il avertit les jeunes de ce qui peut arriver.

Alors on se dit que ces couples quinquagénaires que Tcherniakov met en scène dans sa production sont peut-être ces anciens jeunes qui ont vécu cette histoire initiale et qui se sont calcifiés dans un état de confort encouragé par l’âge, la réussite sociale, la fausse sécurité, l’absence de questions. Et qui veulent se redonner un peu de piment. Qu’ils soient les couples de jadis et du livret original ou non, « l’après » qu’ils vont vivre est définitif, très différent de celui qu’on vit à 18 ou 20 ans, où tout est possible, car si on découvre le gouffre sous le sol qu’on croyait solide à 50 ou 60 ans, on y tombe…

Dans la note d’intention très intéressante signée de Tcherniakov et rajoutée au programme de salle, comme un guide prudent, le metteur en scène russe nous dit à la fois sa prise de distance par rapport à l’histoire originale, mais en même temps le rapport qu’il entretient avec elle, pour les raisons évoquées plus haut.
N’oublions pas que Dmitry Tcherniakov ne trahit jamais un livret, mais délivre une histoire issue des possibles du texte, et fait fonctionner l’histoire en en donnant souvent une substantifique moelle insoupçonnée peut-être mais d’une implacable logique. Si « on n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans », on est au contraire plus sérieux quand on en a 50 ou plus, et si ces couples se retrouvent là, c’est qu’ils sentent que leur relation a besoin d’un nouveau départ, d’une nouvelle vérification, d’une révision des 50 ans qui va redonner un sens à leur vie sentimentale.

L'arrivée : Russell Braun (Guglielmo), Agneta Eichenholz (Fiordiligi), Claudia Mahnke (Dorabella), Rainer Trost (Ferrando)

C’est pourquoi ils se retrouvent dans cette luxueuse maison d’architecte isolée de tout (qui n’est pas sans évoquer le décor signé Christian Schmidt de la production Guth à Salzbourg, en 2009) , dans la montagne ou en forêt nous dit Tcherniakov, pour une expérience d’échangisme dont ils pensent sortir consolidés, une expérience dont le temps est compté, égrené de jour en jour ou de demi-journée en demi-journée, d’où toute illusion est bannie puisque chacun sait pourquoi il est là, sous la direction d’un troisième couple, qui en a fait une activité probablement lucrative (puisqu’ils donnent un numéro aux couples à peine arrivés) et dont la fonction, comme dans tout jeu, est de faire tomber les quilles… D’emblée, il n’y pas de hasard : les couples sont venus vivre une expérience, et les coachs – on va les habiller de cette horrible qualification à la mode- sont là pour savonner toutes les planches, ils ne sont pas des spectateurs d’un jeu qui fonctionnerait seul, d’une expérience d’entomologiste comme dans la mise en scène de Neuenfels à Salzbourg en 2000, ils en sont les mécaniciens.
Or, il existe une histoire, connue, déjà écrite à l’époque mais qui sera publiée bien plus tard, celle de quatre aristocrates, âgés de 45 à 60 ans, enfermés dans un château isolé de la Forêt-Noire, avec quarante-deux victimes : leurs épouses puisqu’ils ont chacun épousé la fille de l’autre, et des jeunes garçons et jeunes filles ravis à leur famille.
Pour consigner le récit très mathématique des perversions que vont subir les victimes, quatre « chroniqueuses » sont chargées d’en écrire l’histoire chacune pour un mois, soit quatre mois… c’est à dire cent vingt jours. Cette œuvre c’est les Cent Vingt Journées de Sodome, écrite par le Marquis de Sade à la Bastille et achevée en 1785 dont le manuscrit à survécu à suite d’histoires rocambolesques et qui est en soi un récit d’expérience limite. L’amour à mort, porté à la limite du supportable, voilà le sujet de l’œuvre, conduite très méthodiquement de journée en journée (celui qui écrit aujourd’hui n’a pu aller au-delà de la quarantième…).
Et l’on comprend à travers le texte de Tcherniakov, sans qu’il n’en donne ni la source ni la clef, quelle logique il veut suivre car on y trouve les données essentielles : la maison isolée, l’enfermement, la scansion du temps mais aussi la chronique, tenue par Despina…
L’œuvre de Sade est évidemment l’extrême (im)possible d’un XVIIIe voué au libertinage et aux Crimes de l’amour dont le couple Alfonso/Despina est ici le démiurge : Tcherniakov déclare que chaque couple a son subconscient gigantesque, caché, sombre et humide, mais que Alfonso et Despina vivent de plain-pied dans ce sous-sol-là. C’est pour cela, poursuit-il, que Don Alfonso et Despina invitent à chaque fois de nouveaux couples dont ils font ce qu’ils veulent. Ils les manipulent avec brio en se présentant comme des amis tendres et empathiques susceptibles de les sauver, tout en les conduisant sur le chemin de la destruction – ce qui est leur tâche principale. (Extrait de la note d’intention).

Or, même dans le livret traditionnel de Da Ponte, rien ne nous dit que sous les dehors d’une fin rassurante, la destruction n’ait pas fait son œuvre… Mais chez des couples jeunes, la reconstruction est au moins ouverte. Chez des couples mûrs, c’est un tout autre problème.

Voilà comment je perçois toute la profondeur de ce travail scénique. Il reste à justifier pourquoi il fallait impérativement de vrais couples mûrs avec de vrais chanteurs à l’âge voulu par le projet qui avaient chanté Mozart mais qui ne le chantaient plus, c’est-à-dire la plaie ouverte qui a fait saigner les mozartiens bon teint.
Prenons le problème à l’inverse. Quel sens par rapport à tout ce que nous venons d’écrire aurait la présence de quatre chanteurs jeunes, même grimés en quinquagénaires, avec des voix fraiches, mobiles, pourquoi pas émouvantes même, et souvent interchangeables, comme bien des chanteurs de Mozart aujourd’hui et donc une sorte de tiraillement difficile entre l’allure et la voix, qui tirerait vite vers le ridicule et aurait tôt fait de tout faire dérailler scéniquement mais de satisfaire le sens esthétique calcifié de ceux qui se trompent de Mozart ?
On aurait des apparences de personnages mûrs avec des vraies voix de jeunes, et on gloserait sur l’illusion théâtrale, on dirait même que la mise en scène pèche par manque de réalisme : par rapport au projet, cela n’aurait aucun sens. Il faut au contraire des chanteurs qui aient l’âge du rôle dans le projet, qui connaissent leur Mozart à la perfection pour l’avoir déjà chanté il y a des années, et qui chantent avec leur voix d’aujourd’hui, comme les personnages qu’ils sont sur scène et qui soient, sur scène et dans la voix, sur le fil du rasoir.
Dans un projet qui gomme toute illusion, qui pose l’illusion comme un leurre dont on se moque (d’où l’utilisation inutile et sarcastique des masques qui ne cachent rien, comme beaucoup de masques au théâtre), et qui travaille sur les illusions du théâtre et de l’opéra, il fallait livrer les voix de ces chanteurs telles quelles, dans leur crudité, dans leur irrégularité, dans leur fragilité. Il fallait que la prise de risque musicale soit parallèle à la prise de risque des personnages (même si au départ les personnages n’en ont pas conscience). Il fallait aussi des chanteurs conscients et intelligents qui sachent travailler une mise en scène, et surtout sachent dire le texte, et non pas le diluer dans la bouillie comme trop souvent aujourd’hui, et qui sachent le/se caractériser. Et ils constituent pour ce projet une équipe d’une vérité scénique et vocale inouïe qui sort Mozart de la barbe à papa et le trempe dans l’acide. Enfin !

Dernier point, l’orchestre et la direction de Thomas Hengelbrock ont clivé également, direction insupportable, orchestre au son vieillot et mal assuré, instable et bric à brac pour les uns, accompagnement parfaitement adapté et particulièrement courageux pour les autres.
Avec un orchestre sur instrument anciens, dont certains soutiennent que le son rappelle celui des premiers contacts avec ce type d’approche il y a une trentaine d’années, avec de longs moments pour s’accorder, avec des sons pas toujours nets, et avec une direction musicale qui fait de l’orchestre un accompagnateur du texte, discret, plus qu’un protagoniste, c’est un autre Mozart qui est ici livré, évidemment, une musique qui sert à son niveau le projet mais d’une couleur inhabituelle, qui tranche avec ce qu’on a l’habitude d’entendre.
Incontestablement, le pari était un peu fou, risqué, certains diraient suicidaire. Et il faut saluer le courage de tous les protagonistes de s’y être engagés en toute conscience. Quand Rainer Trost chante Un’aura amorosa, il faudrait être naïf pour croire que la voix de ses trente ans va ressortir intacte de la boite… Il faudrait plutôt se demander pourquoi il est quand même bouleversant et surtout quel Mozart on attend ?

Voilà posés les éléments qui fondent à notre avis tout le projet et le rendent peut-être déroutant, mais surtout passionnant et juste.

Comme nous l’avons déjà évoqué, le déroulé est scandé par l’indication des moments « Vendredi soir/Samedi après-midi etc… ». Il y a une manière d’indiquer l’urgence de toute l’affaire qui doit se boucler en un week-end, et donc, en conséquence, les deux maîtres du jeu Despina et Alfonso sont maîtres du temps et doivent mettre la pression et accélérer le processus de plus en plus, en heurtant les autres, en les bousculant, en précipitant les situations.

Comment la scène s’organise-t-elle ?

Les diaboliques : Georg Nigl (Alfonso), Nicole Chevalier (Despina)

De fait la première image est celle du couple Despina/Alfonso, Alfonso se servant à boire et Despina l’en empêchant, laissant voir une relation tendue entre les deux, à la fois complices, mais aussi couple en crise et bien vite l’impression va être que les deux règlent aussi leurs comptes par « autres couples » interposés. On comprend vite qu’ils dirigent le manège, à chaque bout de la table d’hôtes, Despina au départ silencieuse, Alfonso cordial et démonstratif.
Le décor est celui d’une villa d’architecte, un salon – salle à manger, une cheminée design, un escalier qui mène vers les espaces privés du couple d’hôtes, et deux baies vitrées ouvrant sur deux chambres à coucher parallèles, très confortables, dont ne sont (bien) visibles que les lits, « lieux du délit », et totalement interchangeables. Une intimité préservable par des rideaux, mais en même temps une intimité qui peut être ouverte à tous et sous les yeux de tous. Rien ne doit être caché dans cet espace de « jeu ». Et tout est violemment éclairé par les éclairages crus de Gleb Filshtinsky

Installation : laudia Mahnke (Dorabella), Rainer Trost (Ferrando), Agneta Eichenholz (Fiordiligi), Russell Braun (Guglielmo), 

L’arrivée des deux couples d’hôte ressemble à celle d’amis de toujours qui vont passer un week-end ensemble, ils sont accueillis chaleureusement, rien ne doit laisser au départ supposer qu’il s’agit d’un jeu programmé et probablement tarifé. Contrairement à l’habitude, les deux femmes (théoriquement des sœurs) sont habillées très différemment : Fiordiligi en casual chic, doudoune, puis gilet matelassé, pull de laine, pantalon, un habit de montagne à la Courchevel, cheveux longs décolorés, Dorabella très différente, plutôt chic, soignée, en noir, chapeau à large bords (un petit côté Zorro), cheveux courts, talons.

Même différence entre les maris : Ferrando en costume gris cravate, un peu engoncé, sans grande personnalité, et Guglielmo plutôt détendu à la mode top class.

Tcherniakov choisit donc de décomposer les personnages pour en faire des individus plus que des figures, même classe sociale, mais habitudes visiblement différentes, plus conventionnel pour un couple, plus ouvert et mode pour l’autre.
Il est en effet important de différencier les personnalités pour justifier plus tard les réactions différentes, les résistances, les contradictions. On comprend mieux par exemple que Dorabella, plus engoncée, soit la première à « se lancer » comme s’il s’agissait d’une libération. Deux modes de vie, deux manières de vivre le couple… Tout doit être très balisé dans ce projet.
Face à eux, le couple Despina/Alfonso est beaucoup plus « caractérisé » voire fléché.
Alfonso est vêtu d’un costume jaune, mèche blanche dans les cheveux. Et là on sent une référence : la mèche blanche nous rappelle le Wotan du Ring, et le complet jaune (couleur maléfique) celui, d’un jaune moins « canari » de Loge dans le Rheingold du même Ring signé Tcherniakov. Cet Alfonso est une manière de Dieu, mais un Dieu inquiétant et fourbe, un Loge, une sorte de bon petit Diable… Et la manière de dire le texte de Georg Nigl et ses attitudes renforcent l’idée d’un personnage diabolique.
De son côté, Despina, coiffure rousse et crêpue, en robe de lamé rouge, descendant l’escalier avec un petit tambour de cirque, renvoie à la figure du clown, pas celle rassurante, qui fait rire les enfants, mais celle inquiétante du clown maléfique. Ce n’est pas directement perceptible au premier regard, mais le lamé, le tambour, la coiffure renvoient au monde des clowns et on verra bientôt qu’elle ôte la perruque comme pour se débarrasser d’un maquillage de théâtre, elle est ici dans un rôle qui fait pendant au diablotin Alfonso. C’est un couple qui joue le rôle des « diaboliques ». Despina n’est pas « la servante » dans ce projet ou peut-être est-elle la « servante maîtresse »… Dans ce contexte, il est difficile qu’elle entre en scène (d’ailleurs elle y est déjà) avec le fameux chocolat, et tous les jeux bouffes qui en découlent. Le chocolat, boisson à la mode dans la haute société, est évidemment interdite à la valetaille, et quand Despina le goûte, c’est un jeu maîtres/valets de comédie. Cela ne cadre pas avec le projet et n’aurait d’ailleurs pas de sens dans ce contexte : le chocolat n’est plus aujourd'hui un enjeu de classe…. Ça a été coupé. Pour la voir boire le chocolat il faudra aller vers une autre production (disons même toutes les autres)… ((Ajoutons que Cosí fan tutte est très souvent coupé, les versions complètes du texte sont très rares à l'opéra – celle de Munich à l'automne dernier était l'une des plus complètes)).

Cela devrait nous interpeller : nous ne sommes plus dans le monde d’Alfonso amical, vaguement philosophe et sûrement libertin, ni devant une Despina libérée et libre de son corps, qui donne de lestes conseils à ses maîtresses, mais visiblement devant un couple plus dangereux qu’il n’y paraît, qui plus est en crise, et clairement maléfique : la crise intérieure du couple alimente la pression sur les deux autres couples. Il faut qu’ils tombent eux aussi. Carthago delenda est.

Le déroulé

Champagne et joyeuse compagnie…

Tout le début commence dans une sorte de légèreté : on va jouer tous ensemble en pleine conscience, en pleine sécurité, tout est rythmé par le tambour de Despina, qui sonne un peu violent, un peu inquiétant, il y a les masques qui amusent tant, ces masques auxquels personne n’a jamais cru, et cette fois-ci encore moins. Les masques, c’est le symbole de l’illusion théâtrale à laquelle on feint de croire, on les met on les enlève, on fait semblant de se tromper de chambre (ça tombe bien c’est les mêmes) et on revient à table pour plaisanter et boire. Que tout cela est amusant, rien ne prête à conséquence, on est tellement sûr de soi.
Cela commence à basculer au moment où quelque chose se fendille quand Ferrando chante « Un’aura amorosa », à genoux devant Dorabella et que les larmes coulent. C’est la tendresse de trop. Rupture. Le rideau chute brutalement, « à la Chéreau ». La machine ne doit pas se gripper, mais avancer.

Moment de stase au premier acte

La machine mise en place par Tcherniakov n’a rien de brouillon, rien de désordonné. Ça n’est pas une machination, c’est une machinerie. Là où Alfonso dans le livret met quelques gouttes d’huile dans les rouages et laisse les choses se faire, ici, il balise tout le parcours, plaçant les couples comme dans un filet lâche au départ, mais de plus en plus contraignant à chaque mouvement, chaque initiative les rendant de plus en plus prisonniers. Alfonso (Despina) sont les rétiaires de ces couples qui ont perdu d’avance à ce combat de gladiateurs…

Dans un opéra des vraies et fausses illusions, ou des illusions perdues, Tcherniakov joue beaucoup sur le rapport à l’illusion. Dans le livret de Da Ponte, Alfonso, Guglielmo Ferrando et Despina « complotent » contre les deux sœurs pour les faire succomber. A priori ici, pas de complot puisque chacun est au même niveau de conscience et de savoir : il n’y a pas de travestissement, dont c’est un jeu de la vérité. Mais l’absence de travestissement ne veut pas dire absence d’illusion.
La première illusion, de taille est celle de l’opéra, l’art le plus loin du réel et le plus proche de l’illusion puisqu’il nous fait croire que des gens qui chantent sont « vrais ». Et la puissance du chant et de la musique avec leur effet physique sur les corps et les émotions, entraîne le spectateur dans un rapport complexe entre illusion et réel. Ici, du moins pour certains, ce rapport est cassé à cause d’un chant défectueux. Pour le spectateur aussi l’illusion serait cassée.
La deuxième illusion de l’opéra, c’est qu’à la fin l’amour triomphe, même si l’héroïne meurt de phtisie, elle meurt dans les bras de son amour (Traviata, Bohème) ce qui est rassurant dans un XIXe romantique, mais tout se termine souvent « bien » dans les opéras du XVIIIe, et même chez Mozart et Da Ponte… Illusion là encore, qui peut penser que la « folle journée » des Nozze di Figaro ne laissera aucune trace ? Qui peut penser que les personnages du Don Giovanni en sortent indemnes, ils sont tous détruits, ravagés, et la mort du fautif n’arrange rien, il les confirme dans leurs solitudes et leurs doutes : même le couple Zerlina/Masetto, mis en doute le jour du mariage s’en sortira-t-il ?
Nous avons évoqué le final douteux de Così fan tutte. Tout est un leurre. Il n’y pas de fin gentille dans les trois œuvres de Mozart-Da Ponte… Illusions…

Tcherniakov multiplie les perspectives de l’illusion dans la mesure où il montre peu à peu la destruction non des illusions construites par le livret auxquelles personne ne croit, mais de celles auxquelles on croit, sur scène comme en salle, à savoir que tout finira bien. Il est évident que tout est construit pour que ça se termine mal et tout le balisage de la dramaturgie va dans ce sens, même quand on le prend à la légère.

Le prendre à la légère, c’est jouer avec les masques, c’est commencer à jouer en interrompant le jeu par du champagne, c’est faire semblant d’aller dans la mauvaise chambre, jouer timidement à pince-mi pince-moi, tout en gardant ses certitudes préétablies. D’où la fonction fondamentale de Un’aura amorosa vue comme le danger du vrai, d’un basculement, d’un échec de la machinerie, et d’où l’interruption momentanée de l’image par le rideau qui tombe.
Tout reprend après de manière plus rigoureuse : le filet commence à se resserrer, ou la Peau de Chagrin à se rétrécir, insensiblement. Ainsi de l’histoire du Mesmérisme, une bouffonnerie chez Da Ponte visant à ridiculiser certaines expériences à la mode dans les salons, un jeu à quatre contre deux (les deux sœurs) qu’on va chercher à attendrir
Mesmer, ici, c’est la première apparition de la carabine, d’abord comme un gag (c’est le gage à la bouffonnerie), puis la véritable arme à feu qui provoque la peur et de la contrainte. Ils tremblent tous les quatre réellement, (alors que dans le livret, les deux amants feignent de trembler sous les effets du Mesmérisme). C’est ici le Mesmérisme réel, le tremblement réel d’un jeu à deux (Alfonso/Despina) contre quatre, et non plus quatre contre deux. C’est le début de l’inquiétude. Mais c’est aussi une illusion, parce que des spectateurs dans la salle rient, le prennent pour une bouffonnerie alors que toute la noirceur second acte est annoncée.

Plus encore le final de l’acte I avec ce bal à deux couples, sous le regard d’Alfonso et Despina assis, un bal aux deux couples new-look : Fiordiligi/Ferrando et Dorabella/Guglielmo (remarquons au passage que Mozart a reconstitué ce qui sera l’accouplement vocal romantique typique soprano/ténor et mezzo/baryton, comme si ces nouveaux couples étaient la normalité de l’illusion opératique et comme si donc la vérité de l’œuvre était dans ces couples-là).

On achève bien les chevaux

Mais ce bal à deux couples, avec le tango dans lequel se lancent Dorabella et Guglielmo est évidemment aussi prémonitoire d’un cauchemar, c’est une allusion à peine voilée à On achève bien les chevaux de Sidney Pollack (1969) avec son animateur diabolique et ses couples, victimes condamnées à aller jusqu’aux extrêmes limites…
Le changement de couleur de l’acte II est donc inscrit dès le final de l’acte I, et c’est un film noir.

La peur et la mort sont les logiques qui viennent de naître et qu’on n’attendait pas, de nouvelles balises qui resserrent les mailles du filet.

Début d'acte II : on a changé de couleur. Georg Nigl (Alfonso), Nicole Chevalier (Despina)

En ce début d’acte II, les aspects mondains sont abandonnés, plus de costumes de soirée pour un dîner chic entre gens de bonne compagnie, c’est la table de petit déjeuner, forcément plus intime. Ce sont les costumes du matin, Alfonso en survêtement noir, Despina en tunique grise large, qui ose ôter sa perruque crêpue : où est le jeu, où est la vérité ? Il semble qu’on va jouer au jeu de la vérité, et de la vérité la plus crue. Les couples en « version deux » se sont formés, avec leurs hésitations, avec leurs hardiesses aussi, qui viennent de Dorabella et Guglielmo, et les deux autres moins audacieux.

Russell Braun (Guglielmo), Claudia Mahnke (Dorabella)

Cet aller-retour des sentiments, ces intermittences du cœur ne sont pas du goût des deux animateurs, qui réunissent en cercle le petit groupe pour une séance initiale d’échangisme leste, avec tendresse et exercice masturbatoire de Despina sur Alfonso au centre, en spectacle (encore allusion à Sade) pour exciter les autres.

Les femmes sont en sortie de bain blanche, comme dans un Spa, un Spa un peu particulier où les cures sont d’une autre nature. Les costumes (d’Elena Zaytseva comme toujours) sont des signes très fort de passage à un autre stade ; c’est pourquoi Tcherniakov traduit les hésitations et les désillusions, les peurs et la prise de conscience du gouffre tout proche par un départ, valises, retour aux costumes initiaux et donc au vernis : mais il est trop tard et c’est un faux départ.

Faux départ

Tout le monde désormais est pris au piège du filet des illusions dessillées, des cruautés et des crudités de la vérité. Le piège se referme quand Fiordiligi se décide à retrouver Ferrando, dans une scène qui n’est pas sans rappeler la scène du jardin du Faust de Gounod où Marguerite chante aux étoiles « Viens, viens », sous le regard caché de Faust et Mephisto… Oui, l’ambiance devient alors méphistophélique.

Guglielmo (Russell Braun), Ferrando (Rainer Trost)

La violence de Guglielmo devant la « trahison » de Fiordiligi devient sous les doigts de Tcherniakov non seulement une violence contre lui-même aussi, mais une violence qui va inonder toute la fin de l’œuvre, une violence qui couvait sous la braise et qui va exploser sous les yeux incrédules des spectateurs qui rient, encore victimes de l’illusion, dans cette scène terrible de mariage forcé qui devient à la fois dérisoire et expression de la vérité qu’on cachait de ce « sous-sol » qu’on ne voulait pas voir, et ce sous-sol explose au visage de tous. Le mariage est triste, la musique devient ironique et presque grinçante, la qualité de la mise en scène laisse percevoir combien la musique à ce moment joue le double jeu elle-aussi, combien elle est acide sous des dehors aimables.
Mariage forcé où les animateurs, devenus des dominants d’une scène SM, humilient les deux couples qu’ils ont détruit et dont ils ont à jamais effacé tout bonheur, factice ou non. Alors, on ne joue plus : on menace de la carabine, comme au premier acte prémonitoire, Alfonso a pris la perruque de Despina, devenu lui aussi clown malfaisant pour quelques minutes, il entre dans une sorte de joie diabolique du sexe à tout va : femmes, hommes et qu’on ne nous dise pas que c’est la mode d’aujourd’hui de transcender le genre, puisque déjà Sade… et déjà aussi (Florence Dupont nous l’a appris) la sexualité romaine, il y a encore plus longtemps…  Jusqu’à ce qu’alors retentisse la musique de ce faux final qui laisse depuis longtemps perplexe et tant décrié, la vérité de la fin et de la mort, la seule fin logique.

Despina la chroniqueuse, « l’historienne » met le point final en tirant sur Alfonso avec la fameuse carabine en seule vraie maîtresse. Exit Alfonso. Despina reste seule, la maîtresse du jeu sans doute depuis le début, puis vise les deux couples allongés face au sol. On ne saura pas la suite, le rideau tombe brutalement, à la Chéreau.

Mais aucune suite n’est possible quand le jeu est fini et que les quilles sont à terre. Tcherniakov va au bout de la logique mathématique qu’il a imposée à l’expérience, sur le modèle de Sade et encore une fois, il déjoue l’illusion. « Il y va fort » disait un de mes voisins stupéfait. Mais y avait-il une autre fin possible ? Ils se relèvent et retournent chez eux ? ils portent plainte à la police ?
Ouvrir sur une suite deviendrait une série américaine, pas un roman sadien…

On le voit, les protagonistes et le spectateurs sont pris dans le vertige des illusions à tous niveaux, dans cette transformation d’un final qui se voulait lénifiant en scène d’horreur partagée, car les spectateur habitué à un Mozart plus consensuel est sous le choc, qu’il soit ou non d’accord, Così fan tutte, ce titre à l’accent si dansant, si léger qui porte en lui la superficialité, est lui aussi une illusion, il cache la possibilité d’une île de la Tentation, de l’enchainement des désirs enfouis qui est l’île de l’Enfer.

 

Au service de l’Enfer, des voix pas vraiment séraphiques…

La question vocale a beaucoup agité le landerneau lyrique, certains allant même jusqu’à souligner les âges des chanteurs comme s’ils avaient dépassé toutes les limites. Une Claudia Mahnke chante une Fricka extraordinaire et personne ne lui demande sa date de naissance. Le problème est qu’aujourd’hui, on distribue Mozart à des voix jeunes, voire débutantes. Certes Mozart est un baume pour la voix, dit Cecilia Bartoli (qui entre parenthèses chante (magnifiquement) Sesto à 56 ans sans que personne n’émette de remarques, mais les voix qui chantent Mozart aujourd’hui, je l’ai souvent écrit, sont agréables et fraiches mais interchangeables et anonymes, à quelques exceptions près. On nous sert ça comme Mozart, et tout le monde s’en satisfait, mais c’est souvent un brouillon/bouillon un peu clairet et sans goût véritable.

Quant à la question de l’âge… Sandrine Piau (classe 1965) et Christian Gerhaher (classe 1969) ont chanté Despina et Alfonso de manière exemplaire (Sandrine Piau en particulier était exceptionnelle) à Munich cet automne et ils sont plus âgés que Georg Nigl et Nicole Chevalier dans cette distribution (tous deux nés en 1972) et personne n’a eu l’idée d’évoquer leur âge. Il est vrai que ce sont les deux autres couples qui sont mis en cause.  Mais là encore il faut savoir raison garder.
Pour clore ce ridicule débat, Elisabeth Schwarzkopf a enregistré à 39 ans sa première Fiordiligi avec Karajan en 1954, elle n’était pas une débutante, et sa seconde avec Böhm à 47 ans, ce qui la rapproche de la cinquantaine fatidique, hors d’âge donc. Un contresens ? Schwarzkopf ?

L’auditeur d’aujourd’hui est souvent déterminé par les discours ambiants sur Mozart, sur cette œuvre, et par les voix qu’on entend aujourd’hui pas vraiment formées à Mozart, mais à toutes sortes d’œuvres du XVIIIe et à Mozart entre autres, c’est-à-dire à des livrets souvent moins substantiels que ceux de Da Ponte, qu’ils ne savent pas se mettre en bouche, ni en caractériser vraiment les inflexions, les couleurs, les variations, dans les airs comme les récitatifs. Ainsi, cet auditeur est pris au dépourvu devant ce Mozart « de caractère », où chaque voix a une personnalité marquée, une couleur particulière, où chaque voix est vraiment incarnée, y compris dans ses failles, ce qui donne à l’ensemble une vivacité, un ton complètement inhabituel.
Oui, Mozart n’est pas seulement « doux amer mais tellement beau », Mozart peut être âpre, rugueux, si on entend le texte et si on le dit comme il faut.
Alors bien évidemment, ces voix qui furent parfaitement adaptées pour les rôles il y a une ou deux décennies peuvent être fragilisées par certains aspects techniques, des aigus tendus, des agilités risquées, elles peuvent un soir ou l’autre ne pas avoir la forme optimale pour affronter l’œuvre dans son ensemble, mais pour ce qui est du rendu du texte, de la manière de le dire, de la clarté du phrasé, de la force de l’interprétation vocale et scénique, chapeau bas. Il y a longtemps que je n’avais pas entendu un Mozart aussi racé et des voix aussi différenciées et singularisées.

Le fait que ces voix pour certaines soient sur le fil du rasoir comme nous l’avons écrit renforce l’effet produit de la production, pour ces couples au bord du gouffre, il faut des voix qui donnent un peu cet effet. Quand Rainer Trost chante Un’aura amorosa, cet homme mur qui s’agenouille devant sa femme, rend l’air d’une fragilité et d’une tendresse désespérée et il est bouleversant : on n’est pas à un concours de chant qui va noter les aigus, on se trouve devant un interprète qui est ce qu’il chante, qui nous étreint et qui donne bien plus de chance à l’air que ce qui est bien trop souvent vu comme un air lyrique pour joli ténor. La voix reste marquante, émouvante, et elle est gérée de manière intelligente, car les voix de ténor vieillissent souvent mal, et ici ce n’est pas une voix de vieux ténor, c’est une voix d’homme fragile et c’est ce qu’il faut.
Pour une voix de baryton comme celle de Russell Braun, les choses se perçoivent moins parce que les voix de basse et baryton vieillissent mieux, et il a su donner au personnage toute son évolution, depuis le mâle sûr de lui, dominateur, puis séducteur, jusqu’à l’être blessé, tourmenté, détruit et en même temps qui découvre en lui ce qu’il se cachait à lui-même. Bien plus qu’entre les deux « jeunes soldats » du livret habituel, la différenciation entre Ferrando et Guglielmo est bien plus marquée, plus forte, plus évidente aux yeux du spectateur (et à cause d’une direction d’acteurs exceptionnelle), il sait afficher dans la voix et les attitudes cette sûreté qui peu à peu s’affaisse, pendant que Ferrando affiche une fragilité dévastée, le constat de la béance entre ce qu’il croyait être et ce qu’il éprouve. Guglielmo de Russell Braun, un chêne abattu, Ferrando, un petit roseau fragile et sentant, mais obstiné, comme les roseaux.

Guglielmo (Russell Braun), Fiordiligi (Agneta Eichenholz)

Les deux femmes se différencient aussi fortement. Fiordiligi affiche une force de décision et en même temps une manière de cacher sa nature : tout ici est construit sur ce qu’on croit être des vérités affichées, qui ne sont qu’illusions, et une vérité cachée qu’on découvre et qui déchire autant qu’elle libère. Elle s’affiche aussi physiquement, plus forte et un peu moins frêle apparemment que Dorabella. La voix a un côté un peu métallique, mais affirmé, avec des aigus puissants (c’est marquant dans Come scoglio), des agilités un peu plus difficiles mais négociées grâce à une technique solide et quelques petits trucages, mais elle est tellement le personnage, équilibriste sur une ligne de crète redoutable entre les envies, les surprises, les contradictions. Le deuxième acte est musicalement très différent du premier, beaucoup plus grave, plus intérieur. La musique un peu légère et « bouffe » au premier acte s’efface devant la vision d’une vérité qui n’a rien de bouffonne, et qui révèle la réalité aux protagonistes, une réalité qu’ils ont comprise dès la fin du premier acte mais devant laquelle ils résistent plus ou moins, l’ambiance est incontestablement plus grave, moins brillante et les airs s’assombrissent, c’est notable dans le Per pietà de Fiordiligi, magnifiquement interprété par Agneta Eichenholz, qui affiche la femme mûre et suffoquée de surprise devant ce qu’elle découvre d’elle.
La Dorabella de Claudia Mahnke est surprenante dans ce contexte. Dans la vision habituelle, elle est plus ouverte, plus écervelée par rapport à une Fiordiligi plus mûre. Elle se présente (ou Tcherniakov la présente) comme une femme élégante, une bourgeoise chic a priori pas très écervelée. Elle en fait un personnage qui tient plus que les autres à se libérer et à jouer le jeu. Smanie implacabili est vigoureux, bien maîtrisé, très énergique, et particulièrement bien phrasé. On retrouve l’interprète de grande classe qu’elle est dans tous les rôles qu’elle chante. Longueur de souffle, phrasé impeccable, sens de la couleur, diction modèle, mais aussi énergie sont les qualités de cette voix qui a gardé sa rondeur, sa projection, et aussi une certaine suavité. À cela s’ajoute une vraie présence scénique, des qualités d’actrice indéniables qui en font une Dorabella qui sort totalement de l’ordinaire et particulièrement intéressante et neuve.

Et le couple diabolique des deux manipulateurs s’affiche aussi d’une manière toute particulière. Georg Nigl compose un Don Alfonso à la fois dans la tradition cynique du personnage, mais d’un cynisme qui tourne au diabolique, avec un phrasé très particulier, très nasal, jouant sur chaque mot, interrompant le discours de rires sardoniques à la Joker, un texte aussi dit que persiflé, avec un sens du mot peu commun, tirant presque vers un Sprechgesang (jouant sur le fait qu’il est un interprète hors pair de la musique du XXe siècle). Le chant est très soigné, très expressif, on l’entend parfaitement dans le trio du premier acte avec les deux sœurs soave sia il vento. Il fait presque du personnage un vrai caractériste au premier acte, et change de ton et de débit au deuxième, plus incisif, plus pressant, moins souriant : tout se tend et le jeu de domination se précise, tout comme la relation tendue entre Despina et lui. C’est un Alfonso aux facettes diverses : il est tellement amical et rassurant au début, et puis il devient de plus en plus inquiétant et intrusif, beaucoup plus que dans la vision habituelle, alors que le décalage entre cette vision et la tradition est moins béant que pour les deux couples (cette vision est assez proche de la mise en scène de Benedict Andrews à Munich, ou surtout de celle de Haneke à Bruxelles ou Madrid).
Nicole Chevalier est peut-être de tous la plus à son aise dans son personnage de Clown(e) inquiétante. On sait que c’est une actrice exceptionnelle, qui remplit la scène, comme sa descente d’escalier tonitruante, mais aussi par ses silences à table ou ses jeux de regards qui fascinent. À l’instar de tous les autres elle est d’abord interprète et actrice, mobile, acide, ironique, violente même, la voix est colorée à souhait, et le rôle plus virtuose dans l’expression que dans l’acrobatie lui convient tout particulièrement. Tcherniakov en fait à l’évidence la maîtresse du jeu : après les déguisements du premier acte (clown ou diablotin) elle arbore une tunique déconstruite grise, face au survêtement noir d’Alfonso : ce sont les habits de l’artisanat du mal, et non plus de l’illusion et de l’amusement. C’est là qu’on découvre qu’elle porte perruque, qu’elle prend note de tout, qu’elle mène le jeu, laissant à Alfonso l’illusion d’être le démiurge. Elle est pratiquement sans cesse en scène, dans un coin, assise, silencieuse, renfrognée même, observant le tout comme si elle avait tout conçu : et elle prend l’initiative, à la carabine dans les dernières secondes, c’est sa prise de pouvoir. Pour le répéter de manière badine : la servante est enfin maîtresse. Mais il n’y a rien de badin là…

Nous avions remarqué dans d’autres rôles (Elettra l’an dernier à Aix dans Idomeneo, mais aussi Hélène de La Belle Hélène à la Komische Oper de Berlin) quelques petites failles, mais pas ici, la voix est assurée, expressive, et elle forme avec Georg Nigl un couple presque antithétique entre le côté vaguement caricatural du chant d’Alfonso, et le chant assuré, plein de cette Despina très particulière qui a remporté un très gros succès.

Une pareille distribution est-elle insupportable ? Non, c’est une réponse à un vrai défi musical, avec des chanteurs à la hauteur de la tâche et du défi, qui relève le gant d’abord en défendant le livret, le texte qui depuis longtemps n’a pas été autant mis en valeur dans sa crudité, avec une telle clarté et de telles qualités dans la couleur et l’expression. Ensuite, si l’on considère la performance vocale, elle est loin d’être négligeable. Certes, il y a çà et là des imprécisions, des fragilités, des petites scarifications vocales, mais l’œuvre y gagne en vérité, en amertume, et surtout elle livre une acidité qu’on essaie toujours d’effacer chez Mozart.  Alors ces voix qui ne sont plus fraiches mais pas du tout crépusculaires conviennent au propos, elles en sont même la conséquence. Elles livrent évidemment un autre Mozart, moins « joli », moins lisse, sans le velours ni le miel qui satisfont dans l’instant mais avec le déchirement, la blessure, la profondeur qui marquent dans la durée.
Une fois encore, certains désirent entendre un Mozart préformaté dans leurs habitudes et celui-ci est indiscutablement un pas de côté, qui désarçonne et déstabilise. Mais Mozart n’est pas stable, Mozart est un terrain accidenté, bien plus qu’on ne l’imagine habituellement.

Au service de l’enfer, un orchestre sur le fil du rasoir

Et le lieu du débat encore plus que le chant, est l’orchestre Balthasar Neumann, l’orchestre historique de Thomas Hengelbrock. Le soir où je l’ai entendu, j’ai apprécié cette direction et ce son, que je trouve en adéquation au projet.
Un orchestre qui inclut le chœur (L’Académie Balthasar Neumann), un chœur fonctionnel déjà dans la version traditionnelle et pas très réaliste, qui devient ici instrument dans l’orchestre. Ainsi est résolue la question de la mise en scène, qui n’a plus besoin de mettre en scène bateau, marins et peuple pour trois minutes, et en fait une part de l’instrumentarium d’accompagnement.
Là encore, la question centrale est celle du fil du rasoir : des sons quelquefois instables, à la limite de la justesse, certains, je le rappelle, ont parlé d’un son d’instruments anciens tels qu’on les entendait il a trente ans. L’ouverture n’a pas la couleur joviale habituelle, elle est vive et acérée, mais la couleur est moins brillante que ce à quoi nous ont accoutumé les chefs de Muti à Rattle et à tous ceux qui les ont suivis.
Le son qui émerge de la fosse (en plein air, ne l’oublions pas) n’est jamais triomphant, mais l’orchestre ne se veut jamais trop présent, il se veut discret, plus accompagnateur que protagoniste. Mais même discret, il conserve une vraie clarté, on entend des phrases musicales mises en valeur par leur relation au drame, et on entend le tressage de la composition.  Cette approche souligne le texte et les voix, les soutenant, essayant de suivre le rythme des paroles, des mouvements et de la mise en scène, et surtout en créant une continuité entre les airs et les récitatifs (continuo intéressant au pianoforte d’Andreas Küppers) : il y a ainsi comme un écho très homogène entre les voix et l’orchestre, et Thomas Hengelbrock joue parfaitement le jeu du projet global, une fois de plus une Gesamtkunstwerk qu’on admet plus facilement allez savoir pourquoi, dans Wagner que dans Mozart. C’est un continuum musical bien construit, où la mise en scène réussit même quelquefois à effacer la vision des ensemble (les scènes finales, étourdissantes et stupéfiantes), au sens où les ensembles (duos, trios etc…) ne se donnent pas à voir, parce qu’ils sont fondus dans le processus scénique, mais seulement à entendre dans un contexte scénique puissant. Or Mozart est souvent mis en scène en respectant les moments, airs – moments d’arrêt, récitatifs – actions. Ici tout est mis en scène, et donc la musique semble émerger naturellement de chaque mouvement : même le tango fou de la fin du premier acte… Et c’est une vraie performance d’avoir conçu un travail aussi fusionnel dans un projet aussi risqué.

 

Une fois encore, et une dernière fois, il ne faut pas aller voir ce Così fan tutte comme un énième Mozart bonbonnière, voire dragée au poivre. C’est un Mozart, au contraire du Wozzeck de ce Festival, qui n’a rien de lisse, qui heurte et ne cherche pas le consensus. Il cherche la vérité d’un livret écrit dans un contexte social, moral et littéraire tendu, violent, peu consensuel. La meilleure preuve en est que Così fan tutte n’a pas été compris par le XIXe qu’on a rangé dans les pochades par refus de gratter là où ça fait mal. Or Così fan tutte est un opéra où tout vacille, une construction d’illusions à répétition qui met mal à l’aise. Tcherniakov, qui est un chirurgien de la scène, tranche là où ça fait mal et fait sortir le pus.
La force du projet, c’est que dans sa globalité scénique et musicale, il a créé le doute, le malaise, l’interrogation, le refus mais aussi la surprise, la passion, la fascination. Il a montré la force subversive de Mozart et sa force polémique. Que ce soit à Aix, dont Mozart est l’emblème, que ce spectacle si risqué soit né est tout à l’honneur du festival. On regrette d’autant plus que la production n’ait pas été filmée, au profit d’un Opéra de Quat’sous qui ne les vaut même pas.

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Guy Cherqui
Agrégé de Lettres, inspecteur pédagogique régional honoraire, Guy Cherqui « Le Wanderer » se promène depuis une cinquantaine d’années dans les théâtres et les festivals européens, Bayreuth depuis 1977, Salzbourg depuis 1979. Bouleversé par la production du Ring de Chéreau et Boulez à Bayreuth, vue sept fois, il défend depuis avec ardeur les mises en scènes dramaturgiques qui donnent au spectacle lyrique une plus-value. Fondateur avec David Verdier, Romain Jordan et Ronald Asmar du site Wanderersite.com, Il travaille aussi pour les revues Platea Magazine à Madrid, Opernwelt à Berlin. Il est l’auteur avec David Verdier de l’ouvrage Castorf-Ring-Bayreuth 2013–2017 paru aux éditions La Pommerie qui est la seule analyse parue à ce jour de cette production.

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1 COMMENTAIRE

  1. Évoquer le subconscient du couple au lieu de l’inconscient d’un sujet parlant fait toujours naître le doute d’une référence à Jung plutôt que Freud.
    Sollers à qui le titre de l’article est presque emprunté y était d’ailleurs très sensible.
    Cordialement.

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