Les gens se pressent dans le hall du théâtre Avignon-Reine Blanche et nombreux sont ceux qui attendent – une fois encore, c’est complet car le bouche-à-oreille fonctionne parfaitement. Sous l’affiche du spectacle, sont alignés les papiers publiés dans la presse qui parlent tous d’une seule voix. Voilà qui est particulièrement engageant mais il faut voir par soi-même. Ainsi, lorsque les portes de la salle s’ouvrent, on prend place plein de curiosité et on est tout de suite frappé par le choix d’un grand dénuement sur le plateau où un simple tabouret se détache sur un fond noir. Sans doute ne s’agit-il pas de restreindre le regard du public par des effets scénographiques sophistiqués : Le Premier Sexe permet de cette façon à chacun, à chacune aussi, de trouver sa place dans le spectacle où ce qui est annoncé invite à la plus grande universalité. En voix off et terrifié, l’acteur prend la parole, non sans plaisanter sur les inconforts digestifs que cela provoque, et déclare qu’il s’apprête à « déjouer la grosse arnaque à la virilité ».
Le programme annoncé – et quel programme ! – le voici qui entre sur scène, soulevant un rideau derrière lequel il se trouvait à cour. On est frappé par sa mince silhouette qui pourrait laisser voir une certaine fragilité. Pourtant, sa voix claire et vibrante, le bleu clair de son regard qu’il dirige sans attendre vers le public, sa gestuelle assurée estompent rapidement cette impression. L’acteur impose d’emblée sa présence avec énergie et déjà beaucoup de délicatesse. Ses premiers mouvements gracieux s’impriment sur la douce mélodie de Camélia Jordana. « Les garçons, ça a les joues douces, quand ça n’a pas de barbe, qu’on voit leur visage (…) Moi, je les aime, je les aime, les hommes. Ils m’emmènent d’îles en drames… » Le ton est donné. Et alliant subtilement force et sensibilité, Mickaël Délis va captiver les spectateurs pendant une heure et quart, tel un formidable funambule de la parole.
Sa lecture du Deuxième Sexe l’a durablement marqué. Simone de Beauvoir elle-même s’est d’abord beaucoup interrogée sur le fait qu’elle n’avait pas été élevée comme un garçon. « Une révélation » selon ses propres mots. De manière spéculaire – ce qui n’implique pas que cela soit inversé, Mickael Délis a eu comme elle, envie de parler de lui et de comprendre ce qu’avoir été élevé comme un garçon signifiait. Or, point de théorie ici. Certes, le texte de Beauvoir reste une ossature structurante pour le spectacle qui reprend notamment, sans plus les nommer désormais, les sous-parties du deuxième tome du célèbre essai. Certes, les références intellectuelles, littéraires fusent dans leur multiplicité : de Bourdieu à Virginia Woolf, de Duras à Olivia Gazalé, Mickaël Délis s’est nourri et reconnait que « les lire a été comme des sortes d’épiphanies ». Autant d’illuminations que l’ancien étudiant khâgneux a vécues au fil de ses lectures et qui ont permis l’émergence de sa pensée et du spectacle in fine. Toutefois, par la hardiesse de son éloquence, par un goût immodéré pour le rire – qui n’est jamais loin de la tendresse chez lui, le jeune comédien marque l’écart et se lance plutôt dans un récit enlevé, pittoresque, touchant, parfois graveleux – et c’est volontaire, souvent très drôle mais jamais méchant ni avec lui-même ni avec quiconque. Et tout cela ne diminue en rien la prégnance de la réflexion ontologique qu’il entame.
Très écrit, Le Premier Sexe relève pleinement de l’autofiction. Mickaël Délis va déplier son existence du gosse qu’il était jusqu’à l’adulte qu’il est devenu. Comme Montaigne – lui aussi ayant vécu à Bordeaux – il devient « la matière » de son propre spectacle mais contrairement à lui, il modifie, hyperbolise, fantasme, commente. De toute façon, tout reste toujours vrai dans la fiction de soi, semble-t-il nous rappeler dans un coup d’œil de connivence. Et c’est comme cela qu’on fait la connaissance de toute une galerie de personnages hauts en couleurs que le comédien portraiture avec une précision jubilatoire. Sa mère d’abord « qui ne peut décemment pas être comme ça dans le vraie vie ».
Utilisant pour accessoire une longue chemise blanche qu’il convertit au gré de ses incarnations, il en fait ici une étole qu’elle arbore comme une espèce de Sarah Bernhardt de la maternité sous calmants. Elle revient souvent – ah, l’omniprésence de la mère – se voit comme un monstre aujourd’hui, voit son père jeune comme « un dieu échappé de l’Olympe », défend son fils froidement devant la boulangère aux « traits épais » qui le prend pour une petite fille, l’encourage à porter un tutu et veille à ce que son frère jumeau ne juge pas ses choix différents. Une figure tutélaire. Une figure aimante et déjantée. Une figure essentielle pour laquelle on sent un amour infini qui affleure continuellement.
Le récit de vie se poursuit et on croise, sans le moindre pathos, sans la moindre volonté de revanche, le psychanalyste – incroyable et qui montre l’extraordinaire capacité de l’artiste à observer ceux qu’il approche pour mieux les réinventer sur scène – les enseignants, les camarades de classe intrigués par son côté efféminé… Les situations se succèdent : le vestiaire, « temple de la virilité » où certaines phrases terribles résonnent – « on n’est pas bien entre couilles » ; les comparaisons physiques qu’il juge cruelles – elles le sont – et qui dégoûtent de la virilité ; la prise de poids dévalorisante ; les amitiés féminines si humiliantes quand le frère jumeau – « Tarzan avec des Nike » remporte toutes leurs faveurs. L’homosexualité ne dit pas (encore) son nom. Tout le monde la devine sauf le principal intéressé. Comme souvent. Et la mère – encore, la mère – de déclarer : « Si j’ai un fils homosexuel, je serai ravie. Comme ça, je serai sûre de ne jamais être seule à Noël ». Ce qui incite le comédien à souligner avec force la nécessité d’informer vraiment et mieux, se demandant ce que fait le ministre de l’Éducation Nationale. Le reproche a été entendu, le message est passé à travers la légèreté de la remarque. Le rire rend les choses plus supportables. Et à bien des égards.
À ce propos, le père n’est pas absent. Dans un premier temps, il apparaît comme une espèce de mâle obsédé par le sexe – notamment par le sien, en slip kangourou blanc oversize, réalisé en pliant la longue chemise. On découvre finalement que cet artiste designer et sculpteur qui va réaliser le portrait de son fils en peinture, porte lui aussi depuis longtemps ses blessures. Que son rapport à la virilité en découle. Que le rapport que son fils Mickaël entretient avec la sienne aussi en partie. Bien sûr, cela va mieux en le disant. Et il n’y a rien de larmoyant, on est si loin du mélo alors.
Mickaël avance dans sa vie et nous avec lui devant l’homophobie ordinaire. Il expérimente le rapport que les garçons de son âge entretiennent avec la virilité, ne supportant pas d’être concurrencés par exemple, sur une piste de danse rythmée par Britney Spears. Il expérimente même sa propre homophobie ne voulant résolument pas que son petit ami « fasse trop pédé », admettant plus volontiers qu’on soit un « pédé invisible », qu’on se réinvente socialement, qu’on mente sur ce qu’on est. Au point de se détester. Enfin, imaginant le futur, il parle à « son petit comme il aurait aimé qu’on [lui] parle » pour être ce qu’il est aujourd’hui : un homme « bien dans ses pompes ».
Le spectacle s’achève et enveloppe chacun, chacune de cette tendresse qui émane de Mickaël Délis dont on garde encore l’image en train de flotter au-dessus du plateau au milieu du spectacle, accroché sur un trapèze descendu des cintres, libre et réjoui. Il vient juste de montrer dans son expérience singulière qu’être un homme peut être autre chose que de la violence, qu’une force destructrice et aveugle, quels que soient les âges de la vie. Il vient de montrer en partageant l’intimité de son propre exemple qu’il y a des alternatives aux stéréotypes, que ce « Premier Sexe » est bien l’affaire de tous et de toutes. Voilà un spectacle joyeux et nécessaire qui mérite vraiment une standing ovation. Un spectacle à voir absolument.